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La Maraîchine Normande
17 septembre 2023

CHOLET (49) - THÉÂTRE : LA CONFESSION D'UN PAYSAN VENDÉEN (DRAME EN UN ACTE ET EN VERS)

THÉÂTRE
LA CONFESSION D'UN PAYSAN VENDÉEN
(Épisode de la Guerre de Vendée)

Capture 33 zz

 

DRAME EN UN ACTE ET EN VERS.

PERSONNAGES :

UN PAYSAN VENDÉEN, connu sous le prénom de Jean, 60 ans environ.
MAGDELEINE, une jeune paysanne, 25 ans.
UN PRÊTRE, le curé de la paroisse, 40 ans environ.

La scène se passe dans une ferme des environs de Cholet, le 1er mai 1798, vers trois heures de l'après-midi.

 

SCÈNE I.

Le théâtre représente la pièce principale d'une ferme vendéenne. Au fond est une grande cheminée, en face de laquelle se trouve une table. Au-dessus de la cheminée, à côté d'un Christ en bois noirci, est suspendu un vieux fusil. Dans le même plan, à droite, est une pendule à poids. Elle marque trois heures.

Dans le plan de droite est percée une porte qui donne accès sur la rue du village ; dans celui de gauche se trouve une autre porte qui conduit dans une pièce contiguë.

Entre la table et le foyer, un peu à droite, Jean, le Chouan vendéen, est assis dans une chaise à bras, sorte de fauteuil autrefois très commun dans les campagnes.

En face de lui, à l'autre extrémité de la table, est assis le prêtre, à qui le paysan vient d'avouer ses fautes.

Pendant que le malade essuie son front inondé de sueur, le Prêtre s'adresse à lui :

 

LE PRÊTRE.

 

Eh bien ! Jean, est-ce tout, n'oubliez-vous plus rien ?
Descendez en vous-même et scrutez en chrétien
Les plus secrets replis de votre âme inquiète ;
Revivez tous les jours dont votre vie est faite ;
Avouez tout sans honte, et d'un coeur repentant :
Dieu promet son pardon au pécheur pénitent.


JEAN.


Quelque chose m'oppresse et je manque d'haleine.
Laissez-moi respirer ; puis, lorsque Magdeleine
Sera rentrée enfin avec sa cruche d'eau,
Et lorsque j'aurai bu, je pourrai de nouveau
Poursuivre mes aveux, confesser un grand crime.
Ah ! j'en frémis d'horreur ; le sang de ma victime
M'étouffe !


LE PRÊTRE.

Calmez-vous, Jean, vous m'épouvantez !
Un crime, avez-vous dit ? Un crime ? Vous mentez !
Allons, remettez-vous ! La frayeur exagère :
Vous prenez pour un crime une faute légère
Peut-être. Chacun sait que vous n'avez commis
Aucun forfait ; que vous n'avez que des amis
D'Ancenis à Luçon, de Saumur à Tiffauges :
Qu'il n'est pas d'homme plus honnête dans les Mauges
Que vous. Allons, mon fils, racontez-moi cela.

 

JEAN.


Non ; j'attends pour finir que ma fille soit là.
Car cet aveu cruel que toujours je diffère
Et qu'enfin aujourd'hui je me décide à faire
L'intéresse avant tout. Il s'agit de mon fils,
Et vous devez savoir qu'il était son promis.
Il serait son époux si, voilà quatre années,
Un malheur n'avait pas brisé leurs destinées.
Leur histoire est bien simple et touchante à la fois :
Madeleine naquit seulement quelques mois
Après mon fils. Son père et moi, dans ce village,
Vivions en vrais amis depuis notre bas âge ;
Nos femmes, comme nous, s'aimaient depuis longtemps.
O jours heureux ! bénis ! Nos deux pauvres enfants,
Caressés et choyés par l'une et l'autre mère,
Grandissaient côte à côte, ainsi que soeur et frère.
Au bonheur de l'un d'eux, l'autre avait une part ;
Leurs jeux étaient communs ; et, lorsqu'un peu plus tard,
J'envoyai, malgré lui, notre Jean à l'école,
Magdeleine pleura. Son père la console
En l'y menant aussi. Par voie et par chemin,
Dès ce jour, on les vit se tenant par la main.
Mais ce temps passa vite : il fallut qu'à la ferme
Jean rentrât, pour m'aider et qu'il s'occupât ferme.
Elle, de son côté, dût aussi travailler.
Mais, quand c'était l'hiver, on s'en allait veiller
L'un chez l'autre ; et l'été, quand venait le dimanche,
Comme deux tourtereaux volant de branche en branche,
Ils allaient folâtrant par les prés et les bois.
Cela dura cinq ans (cinq jours pour eux !). Je crois
Que les mères déjà parlaient de mariage,
Quand au fond du ciel pur parut un gros nuage :
L'Allemagne attaquait la Révolution.
Et mon fils dut partir pour la conscription.
Magdeleine pleura, pleura longtemps, sans trève,
Tout le jour ; et la nuit elle voyait en rêve
Son bien-aimé, son Jean, étendu dans son sang.
Lui ne l'oubliait pas non plus ; et de son camp
Sous Mayence (on marchait à rapides journées)
Il écrivait souvent des lettres bien tournées,
Qui de la pauvre enfant calmèrent la douleur.
Hélas ! Trois fois hélas ! Un bien grand malheur,
Que je croyais un bien, fondit sur notre tête :
Les Mauges s'insurgeaient. Je partis. La défaite
Du Mans nous rejeta vers les pays bretons.
Ma femme nous suivit jusque dans ces cantons ;
Mais après Savenay notre armée en déroute
Se débanda. Chacun alors reprit la route
De ses foyers. Hélas ! Plus d'un n'y revint pas.
Le père à Magdeleine expira dans mes bras,
Le jour, où près du but, nous repassons la Loire.
Trois jours après j'étais ici. Jamais l'Histoire
Ne dira les maux que nous avons soufferts :
Ma femme était brisée, et nos cruels revers,
Bien loin de nous calmer, nous enflammaient de haine.
Pour comble de malheur j'appris par Magdeleine
Que nos propres vainqueurs étaient les Mayençais,
Et que si Jean n'eut pas de part à leurs succès
C'est qu'il avait reçu dans l'aisne un coup de lance
Qui le tenait couché sur un lit d'ambulance
Là-bas devers Strasbourg ; qu'il en pouvait mourir
Peut-être ; et, qu'en tout cas, s'il en devait guérir,
Ce serait long. Enfin, nouvelle et rude épreuve,
La mère à Magdeleine, inconsolable veuve,
Traînant depuis six mois s'éteignit, de langueur :
La mort de son époux l'avait frappée au coeur.
De ce jour Magdeleine entra dans ma famille ;
Ma femme et moi déjà l'appelions notre fille ;
Mais, hélas ! nos malheurs ne devaient pas finir ...

Il se détourne et regarde la pendule.

Aujourd'hui Magdeleine est longue à revenir.
Elle ne peut tarder : voilà bientôt une heure
Qu'elle a quitté sans bruit cette triste demeure,
Qu'elle s'en est allée où, depuis bien longtemps,
Elle va chaque jour et quel que soit le temps.
C'est à la source, en bas, au croisement des traves,
Derrière les buissons du champ de betteraves,
A deux cents pas d'ici. C'est là qu'un premier mai,
Son fiancé, mon fils, fut trouvé tué ... Mais
La voici, je l'entends ; elle m'apporte un verre
De l'eau de cette source : une eau qu'elle révère
Comme de l'eau bénite.

 

On entend frapper discrètement à la porte de gauche. Le Prêtre fait signe au Paysan de répondre de ne pas entrer ; mais le malade secoue la tête avec amertume :

Elle n'est pas de trop,

Puis, d'une voix plus forte :

Entre, ma fille ! Viens !

SCÈNE II

 

Les Précédents, Magdeleine tenant d'une main une poignée de fleurs des champs, de l'autre un verre d'eau. Le bouquet est composé, au hasard, de myosotis, d'églantines et de chèvrefeuille. Elle tend le verre d'eau au Paysan qui, après avoir bu, continue.

 

JEAN.

Je t'attendais plus tôt :
Tu restes bien longtemps, ma fille, à la fontaine ;
Il faudrait oublier, ma pauvre Magdeleine.
Peut-être, qu'après tout ... qui sait ? ... ton futur ... Jean ...

A part :

(Je blasphème, grand Dieu !) un garçon c'est changeant !

 

MAGDELEINE.

 

Taisez-vous, père Jean ! Il m'aimait, j'en suis sûre !
Nous nous étions promis l'un à l'autre, et parjure
Aurait été celui de nous deux qui n'eût pas
Conservé, sans faiblir, sa foi jusqu'au trépas.
Il m'aimait ! il m'aimait ! et sa mort me fait veuve !
De sa fidélité n'ai-je pas une preuve
Dans la lettre que je reçus huit jours avant
Son retour au pays comme convalescent ?
"Dans un mois, disait-il, Magdeleine, j'espère
"Aller vous embrasser, toi, ma mère, mon père ;
"Ma blessure est fermée et je suis déjà fort.
"Dis bien à mes parents qu'ils s'alarment à tort ;
"Nous les Mayençais ne devons plus combattre
"(La Convention l'a décrété) d'ici quatre
"Mois." Plus loin, d'un ton triste, il me parlait aussi :
"Des malheurs que la guerre a causés par ici ;
"Du crime de ces gens qui, du bourg à la ville,
"Vont prêchant la révolte et la guerre civile,
"Et la haine des Bleus : comme si Bleus et Blancs,
"Tous d'un même pays n'étaient pas les enfants."
Je ne vous dirai pas comme il finit sa lettre :
J'étais heureuse. Hélas ! Dieu peut-il bien permettre
Que des bonheurs si purs puissent être si courts !
Le coeur ému, troublé, plein d'espoir tous les jours
Je relisais vingt fois, et même davantage
Cet écrit de sa main, tendre et précieux gage
De sa fidélité. Hélas ! le premier mai
J'apprends que mon futur gisait inanimé
En travers du talus qui borde la fontaine,
Sur lequel il s'était assis pour prendre haleine,
Pour laisser se calmer son coeur sans doute ému.
Car il dut tressaillir quand il a reconnu
La place où, si souvent, par les soirs de dimanches,
Nous venions nous asseoir au milieu des pervenches,
Des myosotis bleus, des églantiers en fleurs.
Peut-être en ce moment il essuyait des pleurs
Que ces doux souvenirs arrachaient de son âme,
Lorsqu'un hideux bandit, un monstre horrible, infâme ! ...
Ah ! laissez-moi pleurer !

Elle cache sa figure dans ses mains et éclate en sanglots.

 

JEAN.


Pauvre enfant, ta douleur
Me déchire et redouble encore mon malheur.
Oui ! maudis, maudis-les tous ces monstres infâmes
Qui, tuant les enfants, martyrisent les femmes !
Maudit soit l'assassin, le brigand qui t'a pris
A toi ton fiancé, ton pauvre Jean ...
(Plus bas) Mon fils !
Maudis-le ! Venge-toi des larmes qu'il te coûte,
Des tourments qu'il t'a fait endurer ! Mais écoute :
Je t'attendais ici pour te parler de lui,
De ce monstre. Voilà quatre ans, juste aujourd'hui
(Nous sommes au premier mai, je crois) que le crime
Fut commis, et que Jean, innocente victime,
Tombait assassiné. Ce mauvais souvenir
Me tue, et je sens bien que ma fin va venir :
Mais je veux confesser, avant que la Mort vienne,
Ce que moi seul je sais. Voici (Dieu me soutienne !)
Ce jour-là, dans son champ, un homme était penché
Rassemblant en fagots du genêt arraché,
Quand, tout à coup, il vit, non loin sur l'autre pente,
Quelqu'un qui descendait d'une allure traînante.
Il se dressa pour mieux regarder, et soudain
Il pâlit : c'était un soldat républicain,
L'un de ces Bleus, vainqueurs de la dernière guerre.
Alors le vieux levain de haine et de colère
Fermenta dans le coeur du Chouan endurci.
Son fusil, par le temps et la poudre noirci,
Était caché tout près, derrière une broussaille,
Chargé comme autrefois pour les jours de bataille.
D'un bond il le saisit. Tout prêt à faire feu
Il braque le canon, sans songer que le Bleu,
Qui maintenant semblait vieux et miné par l'âge,
Était peut-être bien un enfant du village,
Un parent, un ami d'enfance, un paysan
Comme lui. Le soldat venait, d'un pas pesant,
D'atteindre le talus qui borde la fontaine,
Et s'y laissa tomber, à trente pas à peine
Du vieux Chouan caché, qui, tremblant, le guettait.
Soudain le coup partit. Le Bleu qui présentait
Le dos au Vendéen, foudroyé par derrière,
Tomba sur le talus, la face contre terre,
Sans faire un mouvement. Puis tout se tut. Alors
Le bandit tressaillit ; soit frayeur, soit remords,
Il blémit ; mais ce fut l'instant d'une seconde :
Dans l'âme du vieux Blanc, une haine profonde
Pour les Bleus étouffa la voix de la pitié.
Il quitta sa retraite et bientôt fut au pié
Du talus où gisait, la figure dans l'herbe,
Le soldat conservant une allure superbe
Au milieu du trépas. L'assassin se pencha
Sur sa victime, et, tout tremblant, lui détacha
Son sac qu'il renversa sur une large pierre.
Trois écus s'y trouvaient, un livret militaire,
Une lettre, un bouquet fané de fleurs des champs.
Inquiet, l'oeil hagard, il saisit les neuf francs,
N'osant pas regarder en face sa victime,
C'est qu'une voix en lui prononçait le mot crime.
Je ne veux pas tenter d'excuser ce bandit.
Non ! Que son souvenir, que son nom soit maudit
Toute l'éternité ! Que jamais une bouche
Ne puisse sans horreur et sans haine farouche
Reparler de cet homme et prononcer son nom !
Non ! un si grand forfait éloigne le pardon !
Mais ne trouvez-vous pas aussi qu'ils sont coupables
Ceux qui poussaient les gens à tuer leurs semblables ;
Ceux qui prêchaient la guerre à mort et sans merci
Aux Bleus ? Ceux qui venaient jusqu'en ces pays-ci
Armer les paysans et souffler dans leur âme
Des sentiments haineux, une vaillance infâme ?
Je pourrais les maudire et j'en aurais le droit.
Mais ...

Il remue tristement la tête comme pour dire qu'il n'a pas le courage de le faire.

 

MAGDELEINE

Si ! maudits soient-ils !

 

LE PRÊTRE.

Mes enfants, Dieu seul doit
Juger ceux qui, s'armant pour une sainte idée,
Sont venus, en son nom, soulever la Vendée.

 

JEAN, avec un sourire amer.

 

Hélas ! Je vous comprends. Ma malédiction
D'ailleurs importe peu dans cette occasion.
D'abord je veux finir mon récit : le temps presse,
Car le froid me saisit ; quelque chose m'oppresse,
Et je sens que la Mort qui m'a tant fait languir
Veut exaucer mes voeux et qu'elle va venir.
Ne m'interrompez pas.
Rentré chez lui sur l'heure,
L'assassin de mon fils verrouilla sa demeure ;
S'approcha du foyer où sa femme, souffrant
D'un long mal inconnu, gémissait sur un banc.
(C'est qu'elle avait aussi fait toute la campagne).
"Tiens, dit l'homme, en donnant l'argent à sa compagne,
"J'ai vengé nos revers, nos pertes, nos malheurs ;
"J'ai mis à mort, là-bas, l'un des Bleus, nos vainqueurs !
"Voilà le prix du sang ; toute peine se paie."
La femme en souriant contempla la monnaie :
"Un Bleu de moins, dit-elle ; allons, vive le Roi !
"Mais ces écus, au moins, sont-ils de bon aloi ?
"Sont-ils de meilleur cours que les bons à Charette ?"
L'homme allait répliquer ; soudain sa voix s'arrête :
De la rue arrivait un bruit de voix confus.
La femme s'empressa de cacher les écus ;
Et tous deux, l'oeil hagard, retenant leur haleine,
Le corps raide et glacé, le coeur battant à peine,
Tendaient l'oreille au bruit. Le bruit se dissipa
Bientôt. Alors quelqu'un à la porte frappa.
Le couple tressailli ; puis, pendant que la femme
Vite cachait dessus son sein l'argent infâme,
L'homme alla vers la porte ; et, le verrou tiré,
Ouvrit et vit entrer ... Qui ? ... notre bon curé,
Votre prédécesseur. Cet homme respectable,
D'un pas mal assuré, s'approcha de la table
Avec un air contrit, triste et doux à la fois,
Des larmes dans les yeux, des sanglots dans la voix :
"Dieu, dit-il, met souvent ceux qu'il aime à l'épreuve ;
"Il fait tomber sur eux ses coups. Il les abreuve
"D'amertume et de fiel, excitant leur vertu.
"C'est sur vous qu'aujourd'hui son doigt s'est abattu ;
"Pour éprouver votre âme. Il voulut vous atteindre ;
"Armez-vous de courage et souffrez sans vous plaindre :
" Jean ... votre fils ... est mort ; il baigne de son sang
"La trave."

MAGDELEINE ET LE PRÊTRE ensemble, avec épouvante.

Leur fils ?

 

MAGDELEINE.

Ah ! Grand Dieu ! De votre enfant
C'est vous ? ... Vous ? ... Non ! je crois que ma raison s'égare.
Le meurtrier de Jean c'est ? ... O père barbare,
Monstre inhumain, brigand hypocrite et pervers,
Misérable assassin échappé des enfers,
Soyez haï, maudit de tous, tant que le monde
Durera ! Que le ciel sur votre tête immonde
Fasse pleuvoir les maux qu'il réserve au damné !
Qu'il attache à votre âme un remords acharné !
Et, punissant enfin une infernale engeance,
Qu'il exauce mes voeux et mes cris de vengeance
En vous laissant mille ans sur la tombe penché
Sans y descendre, avec le remords attaché
A votre âme comme un vautour ivre de haine !
Qu'après mille ans et plus de cette vie humaine
Il vous plonge en enfer ! Qu'il invente pour vous
Des tourments plus cruels que ceux, qu'en son courroux
Inflexible, il créa pour punir les grands crimes !

 

LE PRÊTRE, avec épouvante, à Magdeleine.

Dieu pourrait au fond de ses sombres abîmes
Vous engloutir soudain !

D'un ton plus calme :

Calmez-vous, mon enfant !
Taisez-vous, pardonnez ! Jésus-Christ nous défend
La colère, la haine et surtout la vengeance.
Sur le point d'expirer il montra sa clémence
Envers les Juifs cruels qui l'avaient mis en croix.
Pardonnez, pardonnez ! Ma pauvre enfant, je crois
Que cet aveu, qui vous torture, vous déchire
Le coeur, met votre esprit et votre âme en délire.
Calmez-vous, reprenez vos sens et pardonnez !
Dieu par ma voix l'ordonne. Au surplus, apprenez
Que le pardon en soi porte un baume ineffable
Qui calme la douleur et la rend supportable ;
Apprenez que la haine est un chancre rongeur
Qui dévore celui qui la porte en son coeur.
Pardonnez ! A genoux !

La jeune fille tombe à genoux devant le vieux paysan et cache sa figure dans ses mains en pleurant.

 

JEAN

Lève-toi, Magdeleine !
C'est à moi d'implorer ton pardon ; et ta haine
Je la mérite, hélas ! ainsi que ton mépris :
De mon crime odieux c'est le trop juste prix.
Maudis-moi ! Venge-toi !

 

MAGDELEINE.

Non ! j'oublie et pardonne.
Je reprends ma raison, ma fureur m'abandonne ;
Non, je ne vous hais plus ; mon amour me défend
De vous haïr.

Elle se relève, fixe un oeil de pitié sur le vieillard ; puis, après une pause, et comme en rêve :

Leur fils ? ...


JEAN.

Oui, leur fils ! ... Mon enfant ! ...
Oui, le lâche assassin de mon fils c'est moi-même !
(pause)
Ma femme, en entendant le prêtre, devint blême,
Chancela sur son siège ; et, poussant un grand cri,
Tomba sur ce foyer. Debout, l'air ahuri,
J'essayais de comprendre et croyais faire un rêve ;
Mais le voile placé devant mes yeux se lève,
J'aperçois mon forfait ; je recule d'horreur.
Le remords me torture et m'emplit de fureur ;
La honte, le dégoût augmente mon supplice ;
Je saisis mon fusil pour me faire justice.
Hélas ! il était vide et pour moi sans danger.
Je priai le pasteur de vouloir le charger ;
Mais lui tout indigné, la face courroucée
L'arraché de mes mains, devinant ma pensée,
Et sortit sur le seuil appeler du secours.
Vous connaissez la fin : pendant plus de vingt jours,
Grand Dieu ! je fus en proie au plus affreux délire ;
Je suppliais le Ciel de finir mon martyre.
Mais la Mort s'éloignait, hélas ! de mon chevet.
Depuis l'on m'a conté que des gens de Cholet
Envoyés par Travot vinrent faire une enquête,
Mais que les plus rusés y perdirent la tête.
Je le crois ; car jamais quelqu'un n'a soupçonné
Un père, quel qu'il fût, d'avoir assassiné
Son fils, son propre fils. Que la Mort me délivre :
Pitié ! Pitié, mon Dieu ! Je suis lassé de vivre
Sans espoir de pardon ! Ah ! malédiction !

 

LE PRÊTRE.

Exhortez-vous, mon fils, à la contrition :
Dieu pardonne toujours à l'âme pénitente ;
Il préfère à dix saints une âme repentante,
Espérez !

 

JEAN.

Non ! Jamais plus de pardon pour moi !

D'un ton lugubre :

Ma femme et mon fils morts ... Je redouble d'effroi !
Mais je tremble ; un frisson envahit tout mon être ;
Mon cerveau s'obscurcit. Est-ce la mort ? Peut-être
Mon supplice effrayant aujourd'hui va finir.
Oui ! ... je la vois ! ... c'est elle ! ...

Il tend les bras ; puis, après une pause, d'un ton triste il continue :

Elle tarde à venir
Ma fille, soutiens-moi ! ...

Sa tête se renverse ; il ne prononce plus que des mots entrecoupés avec une expression de frayeur délirante :

Mon pauvre fils ! ... Ma femme ! ...
Tués par moi ! ... par moi ! ... Leur sang ... m'étouffe ... Infâme ! ...

Ses bras s'agitent convulsivement dans les spasmes de l'agonie. Magdeleine le soutient ; et, pendant qu'il râle encore, le prêtre prononce ces derniers mots :

Que ne sont-il présents, à cette heure, tous ceux
Qui forgèrent ces noms maudits de Blancs, de Bleus !
Ils rougiraient enfin, eussent-ils l'âme vile,
Des maux qu'ils ont causés par la guerre civile.

Le rideau tombe.

FIN

Cholet, le 15 novembre 1891.

F.-J. TROMELIN.

 

AD49 - 70PER2 - Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Cholet

Illustration : Paysan vendéen de Charles Milcendeau - 1896 (Musée de Grenoble)

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Commentaires
M
Une histoire à couper le souffle. L'écriture en vers adoucit l'horreur. Bravo à l'auteur.
Répondre
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
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