ST-SAUVEUR-DE-GIVRE-EN-MAI (79) - LE CAMP DE CHICHÉ ET LES POISSONS DE L'ÉTANG DE LA MADOIRE EN 1796
ANECDOTE DES GUERRES DE VENDÉE
Les personnes qui voyagent de Parthenay à Bressuire, une fois arrivées à une lieue environ de cette dernière ville, aperçoivent une pièce d'eau, sur la droite, à une faible distance de la route.
Pendant la guerre de la Vendée, les bords de cette pièce d'eau, qui s'appelle l'étang de la Madoire, furent le théâtre d'un événement qu'il n'est guère possible d'apprécier de diverses manières, même à quelque point de vue que l'on se place.
Un jour de carême de 1796, une troupe de Vendéens se mit à pêcher cet étang. Durant l'opération, des cavaliers se montrèrent à l'autre extrémité. Les sentinelles ayant donné l'éveil, les preneurs de poissons, tournant la tête, suspendirent leur besogne, et tous, preneurs de poissons et cavaliers, se regardèrent en silence. Après quelques minutes, les premiers reprirent tranquillement le fil de leurs discours, c'est-à-dire leur travail interrompu, se disant entre eux sans s'émouvoir : ce sont les "housards" du camp de Chiché qui font leur ronde accoutumée. En effet, les cavaliers qui avaient paru étaient des hussards battant l'estrade et venus du camp de Chiché, camp à une forte lieue de là, auprès du bourg de ce nom, l'un de ceux établis par la République autour de la Vendée militaire.
Les hussards prolongèrent leur halte, toujours en silence, et les yeux constamment fixés vers l'autre bout de l'étang. Chacun s'évertuait à fouiller dans sa cervelle, y cherchant le moyen d'avoir part aux produits de cette pêche qui, au compte de tous, ne pouvait manquer d'être plantureuse. Deux moyens d'abord se présentaient, la force ouverte et la ruse. Quant au premier, il n'y fallait pas songer ; ils n'étaient, eux, les hussards, qu'une vingtaine d'hommes, et les Vendéens dépassaient six cents. Le second n'offrait pas plus de chances. Quelle ruse en effet employer ! Les figures paraissaient donc abattues. Quoi ! être armé d'un formidable appétit et avoir presque sous la main de frais poissons sans pouvoir y atteindre, n'était-ce pas le supplice de Tantale au milieu des eaux ?
Le silence fut rompu, et les conversations, en commençant, prirent une physionomie banale, insignifiante. Ces diables de brigands sont bienheureux ! disait l'un ; ils font une pêche magnifique, et nous autres, républicains, observateurs un peu forcés des commandements de l'Église, nous jeûnerons le carême entièrement. Je ne me plaindrais pas, disait un autre, s'ils devaient consommer tout ce poisson ; infailliblement il s'en perdra. Bref, les regrets de ne pouvoir goûter de cette pêche merveilleuse étaient rendus sur tous les tons de la gamme. Cependant on ne bougeait pas ; on semblait cloué à la terre ; on s'obstinait à ne pas vouloir partir à vide ; tant on avait le pressentiment qu'un moyen vrai, certain, existait. On le cherchait sur tous les visages ; on s'attendait à tout instant à l'entendre sortir de quelque bouche. A un certain moment, tous les cavaliers se tournèrent comme d'instinct vers un de leurs camarades qui n'avait rien dit jusque-là. C'était un garçon d'un sens droit, ménager de paroles, ayant fait quelques études, et qui, à ces divers titres, jouissait d'une grande estime. Quel est ton avis, à toi ? lui cria-t-on. - Mon avis ! mon avis est bien simple et d'exécution facile. - Voyons. - Il faut d'abord la permission de notre lieutenant ; puis deux camarades de bonne volonté et celui qui vous parle iront sans armes demander du poisson aux brigands, et ils en auront ; aussi sûr, saprelipapet ! que nous sommes ici vingt braves housards. Eux, là-bas, on les appelle brigands ; qui sait pourquoi ? A la bataille ils font leur devoir ; mais il n'est pas d'exemple que hors de là ils aient sans raison touché à un seul cheveu de la tête d'un homme isolé ou sans défense.
L'avis ne trouva pas de contradicteurs ; bien plus, on crut à la réussite du projet, tant la parole d'un homme à conviction profonde est capable d'exercer sur l'esprit de ceux qui l'écoutent cette fascination qu'on attribue aux yeux de certains animaux sur leurs semblables.
La permission est accordée : incontinent trois des cavaliers descendent de cheval, quittent sabres et carabines, s'attachent au bras leurs mouchoirs, comme signes parlementaires, et marchent avec leurs seuls manteaux à la conquête d'un excellent déjeuner. Les camarades qui restent les suivent de l'oeil, et déjà, à l'instar du personnage de la fable, ils se forgent une félicité qui les fait pleurer de tendresse.
Les sentinelles vendéennes, voyant leurs mouchoirs au bras, laissent passer nos trois hussards, qui demandent le commandant. Celui-ci, les apercevant, va au-devant d'eux : or çà, housards, vous voulez goûter de nos poissons ; vos manteaux-là sont sans doute pour en emporter. - C'est vrai, mon commandant ; vos poissons nous ont fait envie ; nous venons vous en demander, persuadés que nous n'éprouverons pas de refus. - Allez, et faites-vous bien servir. - Les hussards s'approchèrent alors des pêcheurs, qui firent bonne mesure. En retournant, ils reparurent devant le chef des Vendéens pour le remercier. Etes-vous contents, housards ? - Nous n'avons garde de nous plaindre, mon commandant : voyez. En même temps ils soulevaient leurs manteaux annonçant une honnête rotondité. Nous vous remercions vous et les vôtres, en notre nom et au nom de nos camarades qui là-bas nous attendent. Si un jour l'occasion s'en présente, et nous n'en craignons que le retard, croyez-le, mon commandant, nous vous rendrons de grand coeur la pareille. Là-dessus, ils firent le salut militaire, rejoignirent le gros de leur troupe, sans être plus inquiétés au retour qu'à la venue, et furent félicités à qui mieux mieux sur l'heureux succès de leur voyage.
Le donneur d'avis remontant à cheval : c'est dommage, dit-il, que la musique du régiment ne soit pas ici ; elle jouerait au moins un air de remerciement. Mais bath ! ajouta-t-il, à la guerre comme à la guerre ; à son défaut, ne pourrions-nous pas, nous seuls, donner à notre façon une petite fanfare où même chacun ferait sa partie ? Le lieutenant n'avait pas besoin d'être mis sur la voie. Dès que tous ses gens furent en selle, il les rangea en bataille, le front tourné vers les Vendéens, et commanda : Feu ! la décharge fut exécutée. Ceux-ci, se doutant qu'elle était en leur honneur, crièrent de leur côté : Bien ! Bien ! housards ! Un instant après, le détachement faisait volte-face, et reprenait gaiement avec ses poissons la route du camp de Chiché.
L'abbé ROUSSEAU, ancien professeur au collège de Niort.
AD85 - La Gazette Vendéenne - 5e année - n° 219 - Samedi 12 mars 1853.