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La Maraîchine Normande
30 juin 2019

COUCOURON - AUBENAS (07) - JEAN-CLAUDE ENJOLRAS-LAPRADE, EX-CURÉ, JUGE DE PAIX (1758 - 1828)

Enjolras Montlaur z


Fils de Jean-Claude et de Catherine Liabeuf, Jean-Claude Enjolras, dit Laprade, d'une des propriétés de sa famille, naquit au hameau de Montlaur, commune de Coucouron, peut-être le 8 septembre 1758 [registres manquants]. Son frère Jean-Pierre a été baptisé le 16 janvier 1756.

On n'a que fort peu de données sur sa jeunesse. Nous savons seulement qu'après avoir embrassé l'état ecclésiastique, il fut envoyé comme professeur au collège d'Aubenas où sa présence est déjà constatée en 1783.

Six ans après, il y était régent de la classe de 5e. Le 20 février 1790, le conseil d'Aubenas le désigne pour être provisoirement régent de la 4e, en l'absence de l'abbé Marze ; Meynier, régent de 6e, est chargé provisoirement de la 5e, et l'abbé Belot de la 6e ; mais au retour de l'abbé Marze, chacun d'eux devait reprendre ses anciennes fonctions.

Enjolras Aubenas gravure z

Le 18 février 1791, il fut constaté, au conseil municipal, que "les ecclésiastiques, fonctionnaires publics, d'Aubenas", n'avaient pas prêté le serment porté par le décret de l'Assemblée Nationale du 27 novembre, et qu'en conséquence ils ne pouvaient continuer leurs fonctions - Sur quoi, on invita le maire et le procureur à se transporter chez : MM. de la Mothe, curé ; Liabeuf et Maurin, vicaires desservants ; Vernet, principal du collège ; Barre, sous-principal ; Rouville, professeur de rhétorique ; Blachère, professeur d'humanités ; Martel, régent de 3e ; Enjolras-Laprade, régent de 4e ; Belot, régent de 5e ; Chauchadis, pour les prier de vouloir bien continuer leurs fonctions jusqu'à leur remplacement.

Seul parmi tous ces ecclésiastiques, Enjolras se présenta au greffe de la municipalité le 25 mars, pour notifier son intention de prêter le serment.

Le dimanche 27 mars, il prêta, en effet, le serment, à l'église, à l'issue de la messe, conformément au décret, en présence du conseil municipal. "La messe finie, le sieur Enjolras s'est présenté et a fait le serment prescrit par la loi du 27 novembre dernier, sans préambule, explication ni restrictions et, en conséquence, en présence du conseil de la commune et des fidèles, il a juré de remplir avec exactitude ses fonctions de professeur, d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout son pouvoir la constitution décrétée par l'Assemblée Nationale et acceptée par le roi."

A la suite de cet acte, eurent lieu des troubles non-seulement au dedans de l'église, mais aussi au dehors. On menaçait par des écriteaux Enjolras de la potence. Des arrestations furent opérées, et les auteurs des écriteaux furent envoyés aux prisons de Villeneuve-de-Berg.

Pour prix de son serment, Enjolras fut nommé curé d'Aubenas.

Le 27 novembre 1791, Enjolras, curé, membre du conseil général de la commune, assistait à la séance - et aux séances suivantes. On expulsa M. de Vogué de la tribune seigneuriale dont il jouissait à l'église paroissiale, malgré les protestations par requête d'huissier qu'il opposa, en faisant valoir ses titres.

Enjolras était le second curé constitutionnel d'Aubenas. Le premier avait été M. Meynier qui, installé le 29 août, avait disparu dans la nuit du 4 au 5 septembre, et dont le départ fut attribué "à quelques menaces des ennemis de la chose publique et aux excitations d'une horde d'ecclésiastiques réfractaires qui, s'étant retirés dans la ville, y troublait la tranquillité des habitants." (Séance du 7 septembre 1791). L'expulsion de ces prêtres fut ordonnée.

Dans la séance du 16 octobre suivant, on lut une pétition de M. Enjolras-Laprade, demandant qu'il lui fût adjoint deux vicaires.

Enjolras exerça à Aubenas les fonctions de curé constitutionnel jusqu'à la fermeture des églises, c'est-à-dire jusqu'au mois de janvier 1793.

Enjolras signature z

L'expulsion des religieuses de leurs couvents avait déjà eu lieu à Aubenas (le 1er octobre 1792).

Mais à partir de janvier 1793, les évènements se précipitent. Le culte est supprimé et les réunions du club sont transportées à l'église paroissiale. On ordonne la remise des lettres de prêtrise et les églises sont même fermées dans les campagnes.

C'est alors qu'Enjolras renonça à ses fonctions de curé et qu'il signa la déclaration suivante :

"Dans un gouvernement libre, il ne doit exister aucun privilège. La liberté des cultes a été proclamée à la grande satisfaction des Français républicains. Cette loi sage n'atteindrait pas son but s'il existait une religion dominante de droit et de fait. Or, il en existe une, et par le droit et par le fait : la religion catholique. Elle a un culte public, ses ministres sont salariés : ce qui doit être pour tous ou ne doit être pour aucun. Je donne l'exemple de la soumission à la loi ; j'abandonne le traitement que me fait la nation en qualité de curé d'Aubenas, et je renonce de plus aux fonctions publiques de curé."

 

Aubenas_(Ardèche)___Mausolée_du_Maréchal_d'Ornano z

 

La mutilation des statues du mausolée d'Ornano est indiquée par Délichères au mois d'avril 1793, en vertu d'une décision prise, le 8 décembre précédent, par l'assemblée électorale du district du Tanargue. Le 20 décembre de la même année, on célébra la fête de la Raison et on substitua le décadi au dimanche, conformément au nouveau calendrier, dont l'appréciation rencontra d'ailleurs dans nos contrées une résistance passive mais invincible.

Délichères mentionne, à la date d'octobre 1793, des "querelles d'Enjolras avec la municipalité", sans entrer dans aucun détail.

L'ex-curé constitutionnel d'Aubenas fut arrêté en janvier 1794, mais Guyardin, envoyé en mission dans l'Ardèche au commencement de février, le fit remettre en liberté.

Délichères rapporte qu'à l'époque de la tentative d'assassinat contre Collot-d'Herbois et Robespierre, un premier dimanche de germinal (fin mars 1794), "les campagnes s'agitèrent ; on dit la messe ; les prêtres furent emprisonnés". Enjolras fut alors arrêté de nouveau le 30 avril.

Au mois de septembre, nous le trouvons dans les prisons du Puy, et voici la lettre qu'il écrivait de là à Gleizal pour lui faire le récit de ses malheurs et implorer son assistance. Cette lettre, outre qu'elle est une page curieuse de l'histoire d'Aubenas, présente un tableau caractéristique des divisions républicaines et des moeurs soupçonneuses du temps, et c'est à ce titre que nous la reproduisons sans y changer un mot :

"Au Puy, dans la maison de réclusion, le 16 fructidor, 2e année républicaine (2 septembre 1794).
Citoyen représentant,

Depuis le onze floréal (30 avril), je suis dans les fers ; les malveillants ne trouvant rien à dire sur ma conduite qui ne fût contrarié par quelque fait, attaquèrent mon intention ; ils m'accusèrent d'intrigue et parvinrent par là à me ravir ma liberté, pour le maintien de laquelle j'ai travaillé depuis la Révolution.

J'étais curé d'Aubenas où j'ai eu à souffrir tout ce qu'il a plu à la calomnie et à la méchanceté d'inventer ; il est inutile que je te parle de l'esprit qui animait cette commune ; tu l'as connu lorsque tu étais administrateur du département, et plus encore lorsque tu y as été envoyé par la Convention. Les fanatiques et les aristocrates n'ayant pas obtenu les succès qu'ils s'étaient promis à Lyon et à Toulon, et craignant d'éprouver les châtiments qu'ils avaient justement mérités, virèrent de bord ; ils singèrent le patriotisme, afin qu'aidés des maximes d'Hébert et de Chaumette, ils parvinssent à révolter le peuple, à le mettre dans leur parti, à rendre suspects les vrais patriotes, à les intimider par les menaces et les mauvais traitements, et enfin à les sacrifier s'ils n'adoptaient pas leurs principes.

Voilà, citoyen représentant, la conduite qu'ont tenue les nouveaux convertis d'Aubenas envers les patriotes : quatre professeurs du collège furent destitués et des hommes ineptes et sans moralité leur furent substitués ; on fait lancer contre moi un mandat d'arrêt pour un délit que la municipalité avait conseillé ; quatre hommes armés se rendent chez Dumas pour l'assassiner, et ne le trouvant pas, il n'y eut pas de mauvais traitements que sa femme n'éprouvât de la part de ces suppôts de l'aristocratie ; le peu de républicains qui restent, voyant ce qu'éprouvaient ceux qui les avaient dirigés tout le temps de la Révolution, furent intimidés et réduits au silence.

Guyardin arrive dans le département et malheureusement il ne parcourt que les communes qui n'avaient pas grand nombre de patriotes ; les hommes qu'il voit eurent soin de lui représenter comme intrigants tous ceux qui avaient fait la révolution dans l'Ardèche et qui avaient soutenu les vrais principes en temps de crise. Il crut à tout ce qu'on lui dit, parce qu'il était persuadé que les hommes qui lui parlaient étaient des républicains vrais et sincères. Il ne pensait pas qu'ils eussent voulu empêcher la garde nationale de marcher contre Lyon ni pervertir l'esprit public par des libelles aristocratiques, encore moins qu'ils eussent chez eux des prêtres réfractaires, ni qu'ils eussent spolié la maison de l'émigré Vogué. Assurément, s'il avait su tout cela, il ne les aurait pas écoutés avec tant de complaisance ; il n'aurait pas servi leur haine contre tout ce qui a maintenu la tranquillité dans le département. Ce qu'il y a de sûr, c'est que tout ce qui était patriote à Villeneuve, à Privas, à Aubenas et ailleurs, lui a été présenté comme instigateur de trouble et propagateur d'anarchie. Les patriotes ont été témoins de tout cela, ils l'ont souffert, et n'ont osé dire le mot. Ce silence de leur part a enhardi les monst.... et les bonnets rouges ; ils se sont emparés des sociétés populaires et les ont dirigées d'après leurs vues.

Dans le mois de frimaire et de nivôse, j'eus l'audace de m'opposer à certains certificats de civisme pour des êtres inciviques. A la société populaire, j'osai avancer que je ne croyais pas que les aristocrates de 1790, les fanatiques de 1791, les royalistes de 1792, les fédéralistes d'août et de septembre 1793, deux mois après furent des républicains vrais et sincères ; tout cela m'attira le courroux de tout ce qui était catareux, qui dès lors jura ma perte. Pour y réussir avec plus de succès, ils s'imaginèrent de faire masquer les ci-devant pénitents et de publier ensuite que c'était moi qui l'avais ordonné. Ce projet réussit parfaitement. Les pénitents se revêtissent de leurs sacs et chantent leur office avec beaucoup de solennité. J'entre pour dire la messe, et deux d'entre eux se présentent pour me la servir. Les voyant ainsi costumés, je me plaignis en leur disant que ça ferait du train. Ils me répondirent que c'était le recteur qui leur avait dit de se déshabiller, qu'une loi le leur permettait. Je fus dénoncer à la municipalité cette infraction à la loi et je la trouvai occupée à délibérer sur cet objet. Le maire et un officier municipal, qui était recteur de la confrérie, avaient concerté ça entre eux, comme je peux le prouver, et ils voulaient en faire rejeter tout l'odieux sur moi. Lorsque je parus et que j'eus fait ma dénonce, il ne fut plus question de pénitents.

Trois jours après, des délégués des représentants qui étaient à Ville-Affranchie arrivèrent à Aubenas. Le maire leur parle de sa mascarade, il m'en fait l'auteur, et on lance contre moi un mandat d'arrêt. Il se fait une enquête devant le juge de paix d'Aubenas, par ordre de Chateauneuf-Randon. Le comité de surveillance fait le plus grand éloge de ma conduite révolutionnaire, et un mois et demi après, Guyardin me rend à la liberté et me renvoie à mes fonctions de notable de la commune d'Aubenas.

Mes ennemis, fâchés de l'acte de justice que Guyardin avait exercé envers moi, me représentent comme un intrigant qui avait quitté Aubenas pour aller briguer la mairie de Coucouron : il le crut et lança contre moi le mandat d'arrêt ci-joint. Je fus arrêté, enchaîné comme un scélérat et traduit aux prisons du tribunal du Puy où je restai quatre décades, après lesquelles je fus transféré à la maison de réclusion où j'ose dire que je suis injustement détenu.

Je te prie donc, citoyen représentant, de jeter un coup d'oeil sur les pièces ci-jointes, et si tu trouves que je sois opprimé, tu voudras bien les présenter au comité de Sûreté générale et les appuyer de ton crédit.

J.-C. ENJOLRAS.

P.S. - L'enquête devant le juge de paix d'Aubenas est en original entre les mains de Guyardin, de même que mon certificat de civisme. Je te fais passer un extrait de son arrêté du 9e ventôse. Je garde l'original, crainte qu'il ne s'égare à la poste."

Enjolras était encore détenu un mois après, puisqu'il écrivait de la maison de réclusion du Puy, le 16 vendémiaire (7 octobre) :

"Citoyen représentant,

Le 16e fructidor, je t'adressai un paquet pour le comité de Sûreté générale. Il contenait mes réclamations contre un arrêté du représentant du peuple Guyardin, qui m'a envoyé en prison, ensuite en réclusion. Craignant qu'il se soit égaré à la poste, je t'en adresse un double et te prie de nouveau de vouloir appuyer ma demande auprès du comité de Sûreté générale. L'intérêt que tu prends à tout ce qui est patriote m'est un garant certain que tu feras tout ce qui dépendra de toi pour me tirer d'une prison qui, j'ose le dire, n'était pas faite pour moi. Je joins ici un double de la lettre que je t'écrivis le 16e fructidor.
Salut et fraternité.

J.-C. ENJOLRAS.

P.S. - Guyardin est juste, et je suis persuadé qu'il ne s'opposera pas à mon élargissement. Je te serais infiniment obligé de lui en parler. Je joins à cet envoi un double de mon abdication que j'avais oublié de te faire passer dans ma dernière lettre."

Enjolras Coucouron église z

Dans un mémoire imprimé, Enjolras dit, que de cette époque à l'an IV (1796), il resta sans emploi au sein de sa famille, et que de l'an IV à l'an 1810, il ne cessa de remplir les fonctions de juge de paix à Coucouron, à l'exception de quinze mois environ qu'il exerça en l'an XI (1803), celles de premier suppléant. Il rappelle, dans ce même Mémoire, que, le 10 brumaire an IV, il fut élu à l'unanimité président de l'assemblée primaire de Coucouron, et ensuite juge de paix à la presque unanimité ; que le 1er germinal an IV, de nouvelles élections ayant eu lieu, il fut élu président de l'assemblée primaire par 181 voix sur 182 votants ; qu'en l'an X, il obtint 182 voix pour le poste de premier suppléant du juge de paix, et que la place de juge de paix, qui lui avait été alors enlevée par Théofrède Bonhomme, lui fut rendue dans les élections de l'an XI. Une grande rivalité ne cessa jamais de régner entre Enjolras et la famille Bonhomme, la plus riche et la plus influente du canton de Coucouron. Celle-ci n'en devrait pas moins à son rival d'avoir été préservée du pillage dans les nuits des 5 et 11 nivôse de l'an VII (25 et 31 décembre 1798). Enjolras constate, en effet, dans son Mémoire, qu'il se rendit alors avec son greffier et une escorte armée chez les Bonhomme pour empêcher les brigands de dévaliser leur maison.

Pendant tout le temps de sa judicature, notre juge de paix déploya beaucoup d'activité et d'énergie vis-à-vis des contre-révolutionnaires qui faisaient peser sur cette partie de la montagne une véritable terreur. Notons ici en passant que le manifeste contre-révolutionnaire de l'armée chrétienne et royale de l'Orient, signé par le marquis de Surville et le général Lamothe, est daté du "quartier général sur les bords du lac d'Issarlès, le 3 mai l'an 1796 et le 2e du règne de Louis XVIII"

Enjolras rappelle ainsi, dans un Mémoire (manuscrit) adressé au premier consul, le 13 février 1804, ce qu'il avait fait en 1796 pour maintenir l'ordre dans sa région :

"Le trop fameux chef de Brigands Lamothe avait rassemblé 2 ou 3.000 hommes, dont à peu près la moitié n'était bonne qu'à piller, comme elle le montra dans les nuits des 29 et 30 germinal (19 et 20 avril 1796). La première, ils pillèrent mon collègue, le juge de paix du canton de St-Etienne-de-Lugdarès (Pailhon-Laribe) ; la seconde, ils dévastèrent ma maison et me réduisirent à la chemise. Mon père, qui était agonisant, aurait vu avancer sa mort de quelques instants, si ma belle-soeur, qui était sur le point d'accoucher, ne se fût jetée sur le corps de son beau-père expirant et n'eût par là désarmé ces êtres féroces.

Ce début, de la part des révoltés, était trop violent pour ne pas craindre les suites les plus funestes, si on n'employait contre eux les remèdes les plus prompts et les plus efficaces. Je pris donc le parti de me rendre auprès de l'administration centrale de la Haute-Loire ; je lui fis apercevoir les dangers que courait le département de la Haute-Loire, et en particulier la commune du Puy, sur laquelle les révoltés avaient jeté plus particulièrement leur dévolu ; tous leurs projets m'étaient connus.

Cette administration touchée du mal qui était déjà fait, et craignant que son territoire ne fût envahi, mais surtout que la commune du Puy ne fût accablée par la masse que les révoltés se proposaient de s'adjoindre dans leur marche, mit deux bataillon de la 26e de ligne et quelques chasseurs à ma disposition. Le général Piston, commandant le département de la Haute-Loire, fut également invité de marcher avec nous. Le 4 floréal (24 avril), nous battîmes la forêt, mais nous ne trouvâmes personne ; les factieux, ayant eu vent de notre marche, s'étaient dispersés.

Le 6 (26 avril), je donnai avis à l'administration centrale de l'Ardèche de ce qui s'était passé, lui demandant des forces pour rétablir l'ordre. Je n'avais pas pu l'instruire plus tôt, les communications avec elle étant interceptée. Ma lettre, quoique portée par une ordonnance, resta sans réponse.

Le 14 (4 mai), je donnai connaissance au ministre de la police générale de tous ces évènements, mais je n'eus pas plus de réponse de lui que de l'administration centrale. Cependant, le gouvernement instruit du mal qui se faisait sur les confins des départements de l'Ardèche, la Haute-Loire et la Lozère, envoya un général pour commander ces trois frontières. Ce général était le citoyen Moynat-Dauzon. Il établit son quartier général dans la commune de Langogne, département de la Lozère. Dès qu'il fut arrivé, nous concertâmes ensemble les moyens de rétablir la tranquillité. Je me mis à la tête de la troupe, et des patrouilles fréquentes se faisaient dans les communes de mon arrondissement, mais surtout des battues dans la forêt de Bauzon, qui était devenue le repaire de tous les malfaiteurs non seulement de l'Ardèche, mais des départements environnants. Là, ils se souillaient de toutes sortes de crimes, ils en chassaient l'usager, le pillaient, le maltraitaient, et de la propriété commune ou nationale, ils en faisaient une propriété particulière ; ils y établissaient des baraques, ils y bâtissaient des maisons.

Je déployai plusieurs fois la force publique contre ces pillards. Je dressai des procès-verbaux circonstanciés sur les divers genres de délits que j'avais aperçus ; je les fis passer à l'administration centrale de l'Ardèche le 12 vendémiaire de l'an V (3 octobre 1796).

Sur ces entrefaites, le général Dauzon est appelé ailleurs. La troupe qui était sous ses ordres reçoit une autre destination, et notre pays se trouve par là livré à lui-même, dénué de tout moyen de se défendre. Tout cela favorisait on ne peut plus le projet de quelques chauffeurs que les émigrés avaient vomis sur nos montagnes, qui dès lors se livrèrent sans crainte comme sans remords à des excès dont on voit à peine des exemples chez des peuples policés. Le viol, l'assassinat, le pillage, l'incendie, le brûlement en vie de certaines de leurs victimes, étaient le trophée dont ils se paraient. Ces atrocités leur attiraient les méchants, intimidaient les faibles ; elles paralysaient totalement le peu d'esprit public qui pouvait exister ; tout le monde voyait le mal, mais tout le monde avait peur, et personne n'osait dire le mot.

J'avais un exemplaire de l'arrêté du représentant du peuple Chazal, du 23 vendémiaire an IV (14 octobre 1795), qui accordait dix mille francs à quiconque arrêterait le général des brigands Lamothe. C'est le même qui commandait à Issingeaux et au Pertuis en vendémiaire an IV, et à Bauzon en germinal de la même année sous le nom de Père François, et en conséquence j'organisai une police secrète. Je m'entourai d'espions sûrs et je m'engageai à leur donner trois mille francs s'ils me livraient ce trop fameux brigand.

Mes tentatives ne furent pas vaines. Le 25 prairial an V (13 juin 1797), à 1 heure du matin, je l'arrêtai avec Vialle, son aide de camp, mais je n'eus pas sa correspondance, ni dix autres chauffeurs de marque qui étaient avec lui ; ils s'étaient retirés à minuit et s'étaient cachés dans la forêt de Bauzon. Après l'avoir interrogé chez moi, je le fis traduire dans la commune du Puy, chef-lieu du département de la Haute-Loire, où je pouvais, sans grands frais pour le gouvernement, instruire sa procédure, la grande majorité des témoins qui l'avaient vu, tant dans des rassemblements contre-révolutionnaires, que dans les divers assassinats ou pillages où il s'était trouvé ; n'étant éloignés que d'environ une journée de cette ville, ses compagnons ne pouvant pas d'ailleurs le tirer des prisons.

Je donnai avis de cette arrestation aux ministres de la police générale et de la justice. Le dernier m'écrivit, au nom du Directoire Exécutif, la lettre dont la teneur suit, en date du 16 messidor an V (4 juillet 1797) :

Le Directoire exécutif à qui j'ai fait part de l'arrestation du brigand connu dans votre département sous le nom de général Lamothe, m'a chargé, citoyen, de vous témoigner sa satisfaction de la conduite que vous avez tenue dans cette occasion. Continuez à mériter par votre zèle et votre surveillance l'estime de vos concitoyens et la confiance du gouvernement. Salut et fraternité.
MERLIN.

Le citoyen Sotin, alors ministre de la police générale, me fit compter six cents francs pour couvrir les frais de cette arrestation. La lettre qu'il m'écrit le 12 fructidor an V (29 août), et qui m'annonçait l'envoi de cette somme, portait que dans ce moment-là, l'état du Trésor public était on ne peut plus mauvais et qu'il ne lui était pas possible de faire davantage. J'entrai dans les vues du ministre et je renvoyai ma réclamation à des temps moins malheureux. Depuis ce temps là, je n'en ai plus parlé, et je n'ai pour cela pas cessé de poursuivre les pillards, les assassins et les voleurs.

Dans le courant de fructidor de l'an V, alors que nos contrées étaient le plus agitées, alors que l'assassinat planait sur la tête des amis de l'ordre, je fis faire une saisie sur les blés qui pendaient par racine dans la partie de la forêt de Bauzon qui avait été en proie aux pillards et aux assassins qui s'y étaient réfugiés. Cette saisie devait donner à la République en dommages ou en fruits au moins 150.000 fr. Les autorités supérieures du département ne poursuivirent pas les séquestres non plus que les délinquants. Le Trésor public fut frustré de l'avantage qu'il y aurait trouvé, et moi en mon particulier, j'en ai été pour les frais de la saisie qui se portaient à 72 fr. La non poursuite de cette affaire enhardit les délinquants à un point qu'ils ne gardèrent plus aucun ménagement, et cette forêt est dans un état de dégradation si fort que dans bien peu de temps les montagnes de l'Ardèche ne seront plus habitables.

Le 6 frimaire de l'an VI (26 novembre 1797, après avoir assassiné plusieurs gardes nationaux du canton de Burzet, vingt-deux chauffeurs au nombre desquels se trouvaient plusieurs émigrés de marque, tels que Lamothe-Pongard, Surville, Dominique Allier, etc., viennent jeter l'alarme et l'effroi dans le canton de Coucouron. Je fus instruit de leurs projets. J'invitai en conséquence les administrations municipales des cantons de Pradelles et de Langogne de me fournir toutes les troupes dont elles pourraient disposer. Elles firent marcher environ 300 hommes, de manière que dix heures après l'entrée des chauffeurs dans mon arrondissement, ils eurent 400 hommes à leurs trousses. Ils furent sans doute instruits de notre marche, et à notre arrivée à Lanarce, nous apprîmes qu'ils étaient partis depuis environ une heure. Je fis battre la forêt, et par là nous les obligeâmes de descendre dans le bas du département où furent arrêtés deux jours après Lamothe-Pongard et Chabert dit la Vendée. Le premier fut fusillé à Montpellier. Le second s'évada des prisons.

Quelques jours après, je fis arrêter deux individus qui faisaient partie de ces bandes assassines. N'ayant à Coucouron ni forces, ni prison, je me déportai dans la commune de Langogne, afin de pouvoir instruire leur procédure, sans crainte que leurs camarades vinssent les enlever. Sur ces entrefaites, ils se rendirent dans le domicile de mon frère qui était aussi le mien. Ils y font tant d'horreurs, ils s'y livrent à tant d'excès, que peu de jours après, mon frère, adjoint municipal de la commune, et sa femme, en périrent. L'un mourut le 23 pluviôse (11 février), et l'autre le 26, laissant six enfants dont le plus âgé n'avait que quinze ans, et le moins âgé dix-huit mois, et sans fortune, la suppression des censives leur ayant enlevé à peu près les trois quarts de leur bien. Ils ont été depuis lors à ma charge.

Dans le commencement de messidor, je fis une visite dans la forêt de Bauzon, et m'étant aperçu que les dévastations allaient toujours croissant, que de nouveaux pillards s'y établissaient, je pris le parti de m'y porter le 21 de ce mois (9 juillet), avec une force armée suffisante. Je fis abattre ces habitations, j'y fis mettre le feu et mis par là ceux qui les avaient élevées dans la nécessité de se retirer de la forêt. Effectivement il n'y ont pas reparu. Tout le reste de l'an se passa dans une surveillance très active et en plusieurs courses nocturnes qui ne produisirent que l'arrestation du trop fameux brigand, le Donnat de Noë, autrement dit le Roi de Bauzon [Claude Duny]. Je le fis arrêter la nuit du 4 au 5 complémentaire (20 au 21 septembre). C'était un de ces brigands, d'une férocité et d'une hardiesse peu communes parmi ses camarades.

L'an VII fut l'année des horreurs de tous les genres. En vendémiaire (septembre 1798), on pilla le citoyen Merle du Plagnial. En brumaire, on assassina son fils. Dans ce même mois, après avoir pillé la maison Malartre, de Plo, commune d'Issarlès, dix autres particuliers de mon arrondissement furent mis à contribution. Ce n'était pas ici, citoyen consul, comme dans la Vendée, une guerre d'opinion, c'était la guerre du pauvre au riche, du mauvais sujet à l'honnête homme, du fainéant à l'homme laborieux. J'étais instruit de tous les projets, j'étais témoin du mal qui était fait, je dressais des procès-verbaux de tous les renseignements qui me parvenaient et j'en faisais part tant au ministre de la police qu'à l'administration centrale de l'Ardèche, ainsi qu'aux administrations centrales de la Haute-Loire et de la Lozère, de même qu'aux généraux qui commandaient ces divers départements avec qui j'étais en relations très suivies. L'administration de l'Ardèche invita le général commandant le département d'envoyer un détachement à Coucouron. En conséquence, 25 ou 30 hommes de la 72e demi-brigade de ligne y furent stationnés. D'un autre côté, l'administration centrale de la Haute-Loire, ainsi que le général qui y commandait, reçurent l'ordre de rapprocher les troupes qui étaient dans ce département, le plus possible du canton de Coucouron.

Ayant des troupes à ma disposition et des espions sûrs, je m'arrangeai de manière à délivrer mon arrondissement des pillards et des assassins qui le désolaient. En conséquence, je fus instruit le 10 nivôse (30 décembre 1798), que douze brigands des plus marquants devaient se rendre dans la maison la plus riche de notre commune. C'était celle du citoyen Bonhomme, commissaire du pouvoir exécutif d'alors. J'y marche avec 40 hommes de troupes, le citoyen Guérin, greffier de la justice de paix, et un domestique affidé que je menais dans toutes ces courses nocturnes. A minuit sonnant, les brigands frappèrent à la porte ; elle leur est ouverte, et dans le moment où le signal devait être donné pour qu'une partie du détachement se portât sur la porte d'entrée, une ex-religieuse que nous n'avions pas eu soin de faire sortir de la maison, cria au secours, ce qui détermina les brigands à se retirer et rendit notre course inutile. La nuit était si affreuse qu'il nous fut impossible de les poursuivre.

Le 22 nivôse (10 janvier 1799), il n'en fut pas de même. Les espions m'annoncent que cinq de ceux qui nous avaient échappé chez le citoyen Bonhomme, étaient réunis dans une maison de la commune de la Chapelle-Graillouse qu'ils me désignèrent.

 

Enjolras Coucouron z

 

Je pars à 1 heure du matin avec le citoyen Guérin, greffier de la justice de paix, François Marconnés, ce domestique qui m'est si affidé, et 19 volontaires. La nuit était on ne peut plus mauvaise. Nous arrivâmes cependant à temps pour les faire attaquer un quart d'heure après le lever du soleil. Si l'attaque fut courageuse, la défense ne le fut pas moins. Les brigands se voyant surpris dans leur repaire, se retranchent derrière un tas de fumier qui les mettait à l'abri de nos balles, tandis que nous, nous étions pleinement à découvert. Tant qu'ils eurent de munitions et d'armes, ils firent feu sur nous ; ils nous tuèrent un volontaire et en mirent cinq hors de combat. Voyant un feu si soutenu, un volontaire mort, cinq blessés, j'invitai le citoyen Lepage, caporal commandant le détachement, de faire retirer la troupe et s'occuper seulement de faire cerner la maison en attendant que je me pourvus de nouvelles forces. Ce commandant adhéra à mon invitation et deux ou trois minutes après un brigand sort de son repaire et nous l'arrêtons. Quelques minutes après, il en sort un second ; on le somme au nom de la loi de se rendre ; méconnaissant ce langage, le commandant du détachement lui décoche deux coups de fusil qui le jettent par terre. A l'instant il se relève, la troupe le suit, lui enlève un poignard qu'il avait à la main, le perce de coups de bayonnette, après avoir tiré sur lui au moins vingt coups de fusil. On le croit mort, et dans le moment qu'on s'occupe d'aller chercher les autres trois dans leur repaire, il s'évade et court à toutes jambes. Dans le moment que partie de la troupe s'occupe à le poursuivre, deux de ceux qui étaient dans le repaire sortent et, méconnaissant le langage de la loi, on leur fit feu dessus, mais ils ne furent pas atteints. Il ne nous resta de nous occuper dans ce moment-là que d'arrêter le cinquième. Nous nous portâmes donc dans leur repaire, nous le trouvâmes couvert de paille. Je le fis arrêter et joindre au premier. Je fis rafraîchir la troupe et je me portai avec elle dans le département de la Haute-Loire où je rencontrai celui qui meurtri, s'était évadé. J'avais eu soin de suivre les traces que ses pieds faisaient sur la neige, ainsi que celles du sang qu'il perdait. Là où ces traces s'arrêtèrent, je m'arrêtai également. Je fis cerner la maison et je demandai l'agent municipal de la commune. Instruit que la maison que j'avais fait cerner était celle de l'agent municipal, j'invitai deux hommes du détachement d'y entrer pour l'inviter de se rendre auprès de moi. Au lieu de rencontrer l'agent municipal, ils rencontrèrent le brigand meurtri qui nous avait échappé, ainsi que les autres deux qui s'étaient enfuis, qu'on ne connut pas alors. On crie au secours. Je m'y rends, je fais arrêter l'individu et joindre aux autres deux, et nous dirigeons notre marche sur Coucouron. A peu près à moitié du chemin, on nous fait feu dessus, et un feu fort soutenu. Le commandant du détachement, voyant qu'on voulait nous forcer à lâcher les détenus, ordonna qu'ils fussent fusillés, ce qui fut fait sur le champ. Vu le mauvais temps et l'heure tardive, vu également que le détachement n'avait ni munitions ni armes, nous prîmes le parti de nous retirer à Coucouron où nous arrivâmes une heure de nuit. Je fis part de cet évènement aux autorités voisines. L'administration municipale de Pradelles fit part de ma lettre à l'administration centrale de la Haute-Loire qui crut devoir en envoyer copie au ministre de la police. Ce ministre, au vu de cette lettre, m'écrivit celle dont la teneur suit, en date du 6 pluviôse an VII (25 janvier 1799) :

J'ai lu, citoyen, avec le plus vif intérêt, une copie de votre lettre adressée, le 22 nivôse dernier, aux autorités constituées du canton de Pradelles, dans laquelle vous leur faites part du combat que vous avez livré, à la tête d'un détachement de la force armée à une bande de brigands. Soyez persuadé que votre conduite civique et votre dévouement seront mis par moi sous les yeux du Directoire exécutif. Continuez à bien mériter de la République en travaillant à détruire les brigands qui désolent vos contrées.
Salut et fraternité.
DUVAL.

Le 15 pluviôse (3 février 1799), je fis part au ministre de la police générale des divers arrestations que j'avais faites et je lui transmis les divers procès-verbaux que j'avais dressés. En réponse, il m'écrivit la lettre dont la teneur suit, en date du 12 ventôse an VII (2 mars 1799) :

J'ai reçu, citoyen, avec votre lettre du 15 pluviôse, les procès-verbaux de vos arrestations contre les brigands qui désolent le département de l'Ardèche. J'ai vu avec satisfaction le zèle que vous avez manifesté et les succès que vous avez obtenus. Je viens de mettre à votre disposition une somme de mille francs. L'envoi va vous en être fait incessamment. Ce secours vous mettra à même de continuer avec succès vos poursuites et vos recherches, et de donner au gouvernement de nouvelles preuves de votre dévouement à la chose publique. Vous voudrez bien me rendre compte du résultat de vos expéditions ultérieures.
Salut et fraternité.
DUVAL

Enfin, citoyen premier consul, par mes courses nocturnes, et par une surveillance active, par mes travaux et mes peines, mais surtout par l'exactitude de mes espions, je suis parvenu à rendre la tranquillité à mon pays. J'ai arrêté en personne ou fait arrêter cent-soixante-dix individus ; la majeure partie a été condamnée à la peine de mort ou à celles des fers ; le reste a été élargi ou a subi quelque temps de détemption. Tout cela s'est passé depuis le 10 frimaire an IV (30 novembre 1795), jour où j'ai commencé les fonctions de juge de paix, jusqu'au 26 vendémiaire an XI (17 octobre 1802), jour où j'ai été remplacé. Je rendais un compte exact au ministre de la police de toutes les opérations que je faisais et qui pouvaient intéresser la sûreté générale ..."

Enjolras donne ensuite des extraits des diverses lettres qui lui avaient été écrites à ce propos en l'an VII et en l'an VIII par les ministres de la police du temps.

Comme récompense du bien qu'il a fait, Enjolras demande l'admission aux écoles nationales de ses deux neveux, Jean-Louis et Jean-Pierre Enjolras, âgés l'un de 18 ans et l'autre de 7 ans et demi. Il demande encore le remboursement de 2.400 fr. qui lui sont dûs depuis l'an V, qu'il a avancés pour l'arrestation de Lamothe, 72 fr. de frais qu'il a payés pour une saisie de blés et 712 fr. pour une fourniture de bois à la troupe stationnée à Coucouron.

Les nominations de juge de paix qui avaient été d'abord électives en vertu d'une loi de 1790, avaient été dévolues au chef de l'État par le sénatus-consulte du 16 thermidor an X (3 août 1802). Ces fonctionnaires étaient nommés pour dix ans. Enjolras avait montré trop de zèle dans des moments difficiles pour n'être pas confirmé. C'est ce qui eut lieu en effet.

En 1805, il demanda à être admis dans l'ordre nouvellement fondé de la Légion d'Honneur. Gleizal fit sans doute des démarches pour lui obtenir cette distinction, mais elles n'aboutirent pas.

En 1806, Enjolras agit pour empêcher la réunion du canton de Coucouron à celui de Pradelles.

En 1808, il écrit à Gleizal pour le prier de parer l'effet des démarches de Dalmas qui voudrait l'empêcher d'être continué dans les fonctions de président du canton. Il accuse Dalmas d'avoir été l'ami des brigands et envoie à Gleizal une pièce constatant que Dalmas aurait commis un faux en écriture publique en l'an X.

Le 27 janvier 1809, il écrit qu'il exerce les fonctions de juge de paix de Coucouron depuis pluviôse an XII (janvier 1804), qu'il fut présenté au gouvernement par l'assemblée du canton, qu'il fut nommé et qu'il doit exercer encore cinq ans, à moins d'être destitué, ce à quoi visent Dalmas et consorts.

Enjolras fut, en cette année, l'objet de plaintes et de poursuites pour des faits graves. Dès le 11 novembre 1808, il avait été dénoncé au procureur général par le préfet de l'Ardèche, M. Bruneteau de Ste-Suzanne, comme ayant trafiqué de sa place en matière de conscription. L'instruction se fit de mars à novembre 1809. L'affaire vint devant le tribunal de Largentière qui acquitta le prévenu à la date du 23 novembre. Le préfet fit interjeter appel par le procureur impérial le 16 décembre, mais le tribunal criminel de l'Ardèche rendit, le 23 décembre, un arrêt qui confirmait l'acquittement prononcé par le tribunal de Largentière. Toutes les circonstances de cette affaire sont longuement exposées dans le Mémoire imprimé d'Enjolras, où le préfet, M. Dalmas et la famille Bonhomme sont violemment incriminés.

En 1813, Enjolras demande, pour un neveu, la création d'un quatrième office de notaire dans le canton de Coucouron.

Enjolras fut naturellement mis à l'écart après la rentrée des Bourbons. Il paraît qu'il fit alors le métier de patrocineur. Il rédigeait des actes sous-seing privé, donnait des consultations et dirigeait des procès. Tout cela ne faisait pas l'affaire des deux notaires du canton, qui étaient ses neveux, et l'on comprend le peu de faveur qu'il rencontrait auprès de sa famille, qui lui reprochait, d'ailleurs, son avarice et son esprit tracassier. Comme il était, d'une part, antipathique au clergé à cause de son apostasie, et à la population en général, a cause du rôle politique qu'il avait joué pendant la Révolution, on peut dire qu'après 1815, il n'eut plus de bonnes relations avec personnes.

L'attitude d'Enjolras au point de vue religieux mérite d'être mentionnée. Ceux qui, à cause de ses opinions politiques, verraient en lui un athée ou même un ennemi de la religion, commettraient une erreur, et le passage suivant de son Mémoire imprimé suffirait à prouver qu'il était resté en lui quelque sentiment chrétien et qu'il ne mérite pas d'être confondu avec les athées et les francs-maçons de nos jours. Aux dénonciations de ceux qui l'avaient représenté au premier consul comme prêtre apostat et un ennemi de tout principe religieux, voici sa réponse, insérée dans son Mémoire de 1810 :

"Si mes adversaires entendent par un prêtre apostat un prêtre soumis au lois, je m'honore de cette espèce d'apostasie. S'ils entendent désigner par cette qualification un prêtre qui a abandonné la religion catholique, je suis de leur avis, en leur observant toutefois que je ne suis pas de cette classe. Je suis prêtre, et dans aucune circonstance, je n'ai rougi de cette qualité ; tant que j'en ai fait les fonctions, je les ai exercées avec honneur et dignité ; qu'on interroge les habitants de la ville d'Aubenas, où j'ai été huit ans professeur, et deux ans et demi, curé constitutionnel, et si l'on peut me reprocher un acte, un seul acte d'immoralité, je passe condamnation. Il est vrai que depuis le mois de ventôse an II (mars 1794), je n'ai pas dit la messe, mais a-t-il dépendu de moi d'arrêter les évènements qui m'ont forcé dans le temps à y renoncer et à m'ouvrir une autre carrière ? Ai-je pu, au mépris de ma conscience et de mes opinions politiques et religieuses, condescendre à des rétractations publiques de serments exigés par les lois ? Devais-je, pour me maintenir dans l'exercice de mes fonctions, sacrifier, comme prêtre, la dignité de l'homme, en me prêtant servilement à des actes de pénitence publique et aux novations de la communion laïque introduite par les administrateurs de mon diocèse ? Devais-je enfin me mettre en opposition ouverte avec mes propres sentiments, et donner contre mon gré une adhésion formelle aux principes erronés des abbés Debesse et Vernet, qui tous étaient diamétralement opposés aux privilèges d'immunité qu'a toujours professés l'Église gallicane, privilèges avoués par l'Église de France et si fortement proclamés par l'illustre Bossuet ? Non sans doute, et j'ai dû préférer un parti qui pût concilier à la fois la règle de mes devoirs avec ma tranquillité d'âme que ne peut jamais obtenir celui qui se parjure en affectant au dehors des principes qu'il désavoue intérieurement. Ainsi donc ma détermination à discontinuer les fonctions ecclésiastiques, ne saurait sous aucun rapport, être censurée, encore moins me mériter l'insultante apostrophe de "prêtre apostat" ..."

Quoi qu'il en soit de la sincérité de ces paroles, il est certain que la conduite d'Enjolras à l'égard des prêtres réfractaires pendant la Révolution, présenta un contraste frappant avec celle qu'il suivit à l'égard des contre-révolutionnaires politiques. Le document reproduit plus haut nous a montré son ardeur extrême à poursuivre ces derniers. Il était toujours par monts et par vaux à surveiller les chemins où pouvaient passer des bandes ou des meneurs royalistes, et bien souvent il se mettait lui-même à la tête des gardes nationaux, soit pour donner la chasse aux détrousseurs, soit pour purger les forêts devenues nationales d'une foule de maraudeurs qui ne se faisaient aucun scrupule de conscience de voler un bois qu'ils regardaient comme volé par le gouvernement ; on dit qu'alors il ne craignait pas plus de commander le feu contre eux que s'il s'était agi de vrai brigands. S'il faut en croire la tradition locale, il suffisait aux personnes simplement soupçonnées de froideur vis-à-vis des institutions d'alors, d'être surprises avec une arme, pour être fusillées par ordre du terrible juge de paix. La tradition exagère probablement cette sévérité.

Néanmoins, si on veut se dégager de tous préjugés de parti et tenir compte des circonstances, on reconnaîtra que mieux valait pour la contrée un juge de paix de ce genre qu'un complice, avoué ou tacite, des conspirations royalistes. Sa vigilance a probablement épargné de rudes épreuves à la région montagneuse de l'arrondissement de Largentière où s'exerçait son action. Sans doute, il est fâcheux de voir, parmi les victimes, des hommes mus par de généreux sentiments et de légitimes griefs, comme le général Lamothe et le marquis de Surville, mais combien n'y avait-il pas de vrais brigands parmi les hommes qui les suivaient ! D'ailleurs, à partir de 1793, quelle tentative pouvaient organiser les royalistes qui ne fût pas destinée à aboutit à d'inutiles massacres ! Enjolras était donc bien l'homme qui convenait aux lieux et au temps. Quinze ans après la destitution d'Enjolras, l'Ardèche apprenait avec épouvante, que le fameux Martin Blanc avait pu égorger pendant une longue période, les voyageurs qu'une fatale imprudence amenait à son auberge de Peyrabeille, et bien des gens à Coucouron firent alors l'observation que ce n'était pas sous la surveillance inquiète et soupçonneuse de l'ancien juge de paix que de pareilles horreurs auraient pu se produire.

Enjolras Peyrebeille z

Hâtons-nous de dire que la conduite d'Enjolras était toute autre vis-à-vis des prêtres réfractaires, et qu'il n'y qu'une voix dans le pays pour lui rendre justice à cet égard. Il les laissait tranquilles, pourvu qu'ils fussent prudents et même il favorisait leurs retraites. Il savait fort bien que plusieurs d'entre eux se cachaient dans les rochers de la Loire, aux environs d'Issarlès, célébrant souvent la messe, même à l'église du lieu. Mais il faisait l'ignorant, et si ces prêtres lui étaient dénoncés, ou bien s'il recevait des ordres de Privas pour les arrêter, il partait ostensiblement dans une direction où il savait ne pas devoir les rencontrer, et ensuite il envoyait à l'autorité départementale un rapport mirobolant d'enthousiasme patriotique, de zèle et de dévouement pour la république une et indivisible. Plusieurs prêtres originaires de Coucouron purent, grâce à lui, vivre à peu près tranquilles, retirés dans leurs familles. Il paraît que, pour plus de sûreté, le juge de paix avait engagé la municipalité à leur délivrer un certificat de civisme, après avoir mentionné sur les registres, comme étant de notoriété publique, qu'ils avaient prêté le serment constitutionnel. Le fait n'était rien moins qu'exact, mais la municipalité, où les prétendus assermentés comptaient beaucoup de parents, était trop heureuse de trouver dans Enjolras cette complicité tacite, pour élever aucun doute, et les intéressés attendirent naturellement la fin de la persécution pour consigner leur protestation sur les mêmes registres où avaient été consignés leurs prétendus serments.

Enjolras fit solennellement sa rétractation en 1825, sur la place publique de Pradelles, à la suite d'une mission du P. Mercier qui le convertit. "Cette démarche, dit une lettre de l'endroit, coûtait beaucoup à son orgueil, mais cependant stimulé et encouragé par le missionnaire, il se résigna. Cela n'empêcha pas qu'il continua d'être mal vu par ses parents et par la population en général."

On a dit qu'il avait repris l'habit ecclésiastique après sa conversion, mais cela paraît inexact : les souvenirs de son proconsulat et l'antipathie qui en était résultée au sein d'une population essentiellement catholique et monarchique, peut-être même sa propre répugnance, s'y opposaient.

Une fin tragique termina cette vie agitée. L'ex-juge de paix fut trouvé un matin presque mort dans sa prairie (5 décembre 1828). On l'avait assommé à coups de pierres la veille au soir ou pendant la nuit, tandis qu'il retournait à Montlaur, venant de Coucouron. Un de ses parents qui avait à se plaindre de lui, fut soupçonné du crime, mais il fut acquitté par le tribunal, aucun témoin ne s'étant présenté pour l'accuser. L'acte de décès porte qu'il était âgé d'environ soixante-dix ans. Ses obsèques eurent lieu sans bruit et aucun prêtre n'y fut invité. Cependant le registre paroissial mentionne qu'avant de mourir, il eut le temps de recevoir les derniers sacrements.

Enjolras décès z

Le neveu d'Enjolras, qu'il avait fait nommer notaire, a quitté Coucouron, et il est mort à Bas-en-Basset (Haute-Loire), où il habitait avec un fils qui était alors juge de paix.

Une de ses nièces (la soeur du notaire), épousa M. Bonhomme, notaire aussi à Coucouron. On a vu l'inimitié déclarée qui existait entre Enjolras et la famille Bonhomme. Il est donc bien probable que cette nièce se maria sans le consentement de son oncle, et elle fit bien, car c'est elle qui est la grand-mère paternelle de Mgr Bourret, évêque de Rodez. Une autre nièce aussi, soeur de la précédente, compte plusieurs prêtres, religieux ou religieuses, dans sa descendance.

Monseigneur Bourret

Enjolras a laissé, dans son pays, la réputation d'un homme énergique et intelligent, mais violent, avare et vindicatif. En somme, sa physionomie est loin d'être sympathique, et ce n'est pas un modèle que nous avons voulu exhumer à l'usage de nos concitoyens. Mais sa vie est si intimement liée à l'histoire de la Révolution dans l'Ardèche ; elle en fait si bien ressortir quelques traits ignorés et certains évènements mal connus, qu'il nous a paru intéressant de la mettre sous les yeux du public. D'ailleurs, elle atténue dans une certaine mesure la répulsion bien légitime attachée à son nom, en montrant que, tout en poursuivant avec une implacable rigueur tout attentat au régime qu'il jugeait le seul légal, le seul répondant aux sentiments et aux intérêts du pays, il n'était pas si méchant au fond qu'il affectait de le paraître ...

 

A. MAZON - Revue historique, archéologique, littéraire et pittoresque du Vivarais - 15 janvier 1893.

AD07 - Registres paroissiaux et d'état-civil de Coucouron.

 

 

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La Maraîchine Normande
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