Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La Maraîchine Normande
14 juin 2015

"L'AFFAIRE DE BRETAGNE" - THÉRÈSE-JOSÈPHE DE MOËLIEN DE TROJOLIF - LOUIS-JOSEPH-BÉNIGNE DE LA HAYE SAINT-HILAIRE

AUTOUR D'UNE VIEILLE LETTRE
(Épisode de la Conjuration Bretonne)

 

château de La Haye Saint-Hilaire

 

Au château de La Haye Saint-Hilaire, voisin du bourg de Saint-Hilaire-des-Landes, au pays de Fougères, est conservé, parmi d'autres souvenirs de famille relatifs à l'époque révolutionnaire, un bizarre portefeuille de peau blanche que le temps a jauni, sur lequel a été fixé un petit carré de papier blancs portant ces lignes :

"Ce portefeuille, fait d'un des gants de Thérèse-Joséphine de Moëlien, renferme :

- Une lettre qu'elle écrivit quand elle fut arrêtée ;

- Ses cheveux dans un ruban : elle les coupa lorsqu'elle fut condamnée ;

- Des épaulettes qu'elle portait sur un habit d'amazone.

Que ceux entre les mains desquels pourraient tomber ces restes sacrés respectent les dépouilles de la vertu et du courage ; qu'ils les remettent à mes neveux (1).

LOUIS DE LA HAYE SAINT-HILAIRE."

Les cheveux sont une grosse boucle de cheveux châtains assez foncés, ce qui semblerait indiquer, étant donné que le temps fait en général pâlir les cheveux conservés, que Mlle de Moëlien était sans doute brune (2).

Les épaulettes, très petites, sont en drap bleu de roi, la patte, de forme triangulaire, est bordée d'un galon d'or large d'environ un centimètre ; la frange est d'or à petit grain ; la longueur de la patte est de six centimètres, celle de la frange un peu moindre ; elles sont en excellent état de conservation.

Quant à la lettre, tracée d'une écriture fine et serrée sur un papier de petit format, en voici la teneur intégrale, avec l'orthographe rétablie :

(Adresse)
"Monsieur
Monsieur de La Haie Saint-Hilaire,
chez Monsieur son père,
au château de La Haie. Fougères."

"Je ne puis quitter ce pays-ci, Monsieur et véritablement cher ami, sans vous témoigner ma sensible reconnaissance sur les marques réitérées des sentiments délicats qui vous attachent à moi depuis une époque très reculée. Croyez que je les ai su apprécier, et que mon coeur, susceptible d'amitié seulement de pouvoir les partager, a goûté un véritable plaisir à les retrouver. Mais combien ne suis-je pas alarmée des vives inquiétudes auxquelles cette amitié doit vous exposer ! Je veux vous rappeler ici, Monsieur, notre dernière entrevue ; elle a dû vous convaincre de ma détermination à m'exposer à toute la vicissitude des évènements qui semblaient fermenter ne pouvait provenir que d'une indifférence parfaite sur tout ce qui ne pouvait que m'être personnel. Ne craignant point la mort ou presque la désirant, qu'avais-je à craindre ? Aussi n'ai-je pas daigné bouger pour assurer ma liberté et ma sûreté personnelles.

Qu'on est heureux, Monsieur, dans la situation orageuse où je me trouve, d'envisager d'un oeil stoïque tous les évènements de la vie ! Ils ne me coûteront ni soupirs ni larmes ; la force de mon mépris pour quelques individus ne me portera pas même au sentiment pénible de la haine. Je plains les hommes d'être nés aussi méchants, leur enfer est dans leur coeur ; comment peuvent-ils s'y replier sans souffrir toutes les douleurs du remords ? L'honnête homme peut-il envier leur prospérité ? Elle n'est qu'apparente ; il n'est point de bonheur réel pour celui qui est mécontent de lui, comme il n'est point de peine insurmontable pour l'âme courageuse dont le coeur est sans remords et sans reproches. Il peut avoir des regrets mais il est sans tourments : c'est le partage des méchants.

Je ne crains qu'une chose, c'est de connaître la sensibilité de mes amis ; mais je me flatte que la raison la modérera ; je veux la fortifier. Pourquoi me regretteraient-ils outre mesure puisque je regrette si peu ? Mon ami, qu'ai-je à perdre ? un reste de jours malheureux que rien ne saurait rendre au bonheur. Depuis le 15 octobre 87, il ne m'a plus été possible de goûter de vraie jouissance ; en 88, j'ai acquis une liberté pleinière, ce que j'avais le plus désiré au monde après la conservation de ... (3) n'est plus. Je n'ai joui de rien, vous le savez, depuis tout ce qui m'est arrivé, et si j'ai lieu de regretter la vie, serait-ce donc une décrépitude prochaine, car ma santé est très affaiblie. Pourrai-je former le désir de nouveaux [liens] (4) Je n'ai trouvé dans les seules jouissances vives dont mon âme était susceptible que la source des peines les plus amères. Non, je ne veux plus rien aimer très fortement, et cesser d'aimer pour une âme sensible c'est végéter.

Plaignez mes destinées, âme généreuse, mais ne regrettez pas ma fin ; je cesse d'être pour ce monde, et c'est peu de chose. Ne vous affligez donc pas quel que soit mon sort, car cela m'affligerait encore, et je ne veux conserver qu'un souvenir doux de vous, de votre amitié. Adieu ! regrettez-moi un peu, mais pas trop.

Je pars après-demain, le tribunal nous attend, je ne le crains pas.

(Signature) Th.

N'allez pas croire mon ami, à la mélancolie de mes réflexions que mon âme soit abattue et triste ; non ; depuis que je suis en prison je ne souffre pas la moitié autant, et presque plus pour moi, aussi ai-je repris une partie de ma gaîté naturelle et je crois qu'elle me surviendra jusqu'au dernier moment. J'ai infiniment à me louer de mon étoile dans mon infortune apparente ; j'ai eu le bonheur de me trouver entre les mains d'un homme honnête, délicat et sensible dont j'ai à me louer sur tous les points, aussi suis-je des mieux. Soyez donc sans inquiétudes ; il n'y a à craindre que la fermentation de Paris."

 

En haut de la première page de la lettre ont été ajoutés ces mots : "Je pars vendredi pour Paris."

 

La jeune fille qui, par une journée d'avril 1793, écrivait de la sinistre Tour-le-Bât ces lignes mélancoliques, a à peine besoin d'être présentée.

 

hôtel de la Bélinaye

 

Thérèse-Joséphe de Moëlien, d'une famille d'ancienne extraction chevaleresque de l'évêché de Cornouailles, était née à Fougères, en l'hôtel de la Belinaye, paroisse Saint-Léonard, le 14 juillet 1759 [En fait, Thérèse est née à Rennes le 14 juillet 1759, et ondoyée le même jour à Saint-Georges de Rennes - puis baptisée à Fougères, paroisse Saint-Léonard, le 19 mai 1767.] Elle était fille de messire Sébastien-Marie-Hyacinthe de Moëlien, chevalier, seigneur de Trojolif (5), Kerguîlmet et autres lieux, conseiller au Parlement de Bretagne et de dame Perrine-Joséphine de la Belinaye. Elle était donc par sa mère cousine germaine du marquis de la Rouërie.

 

acte naissance Thérèse de Moëlien

ACTE BAPTEME THERESE DE MOËLIEN

 

Arrêtée dans sa demeure à Fougères, le 25 mars 1793, par l'espion Sicard, elle fut emmenée à Rennes et écrouée le 26, à 6 heures du matin, à la Tour-du-Bât.

Un arrêté du 3 avril du Comité de Sûreté Générale ayant ordonné le transfert à Paris des vingt-cinq personnes arrêtées pour ce que l'on appelât "l'affaire de Bretagne", les prisonniers quittèrent Rennes le 22 avril, et, par Vitré, Mayenne, Alençon, Mortagne, Verneuil, Dreux, Ponchartrain et Versailles, furent transportés dans la capitale. Ils y parvinrent dans la nuit du 21 au 22 mai, ayant mis juste un mois à accomplir leur angoissant voyage.

Thérèse de Moëlien fut écrouée à la prison de l'Abbaye avec les trois soeurs Désilles (Mme du Fresne de Virel, Mme Fournier d'Allérac et Mme des Clos de la Fouchais), âgées respectivement de vingt-sept, vingt-cinq et vingt-quatre ans, et Mme de la Motte de la Guyomarais, née Marie-Jeanne MIcault de Mainville, âgée de cinquante-six ans. Dès le 24 mai, on les transféra à la Conciergerie.

Elles comparurent, avec leurs co-accusés, devant le Tribunal Révolutionnaire, les 4, 7, 8, 10, 12, 13, 14, 15, 16, 17 et 13 juin ; mesdames de Virel et d'Allérac furent acquittées.

Le 19 juin 1793, vers 3 heures et demie de l'après-midi, Thérèse de Moëlien montait à l'échafaud, impressionnant par sa beauté et sa fière prestance les mégères qui se pressaient autour de la guillotine. Elle n'avait pas trente-quatre ans.

["Les noms de ces complices de La Rouërie méritent une place dans l'histoire : c'étaient François de La Guyomarais, Marie-Jeanne de Mainville, sa femme, Picot de Limoëllan, Victor Thébault, Maurice Delaunay, Locquet de Granville, Grout de La Motte, Georges de Fontevieux, Louis de Pontavice, Julien Vincent, Thérèse de Moëlien et Angélique Desilles, épouse de Desclos de La Fonchais. Tous refusèrent l'assistance des prêtres constitutionnels, tous s'embrassèrent au pied de l'échafaud, tous expirèrent avec une dignité pleine de courage et en criant vive le roi !"] (Crétineau-Joly - Volume 3)

"Le jupon de mademoiselle de Moëlien s'accrocha comme on la jetait sur le monceau de cadavres, et des femmes disaient, dans le peuple, qu'elle avait la peau blanche et qu'elle était bien jeune, que c'était dommage ..." (La machine infernale de la rue Nicaise par Jean Lorédan - 1924)

(1) Cette dernière phrase s'explique par le fait que Louis de la Haye Saint-Hilaire écrivait cette note dans les premières années du XIXème siècle, alors que, loin de songer au mariage, il formait le dessein d'entrer dans un Ordre religieux. Il avait à cette époque deux soeurs mariées : la comtesse de Ricouart d'Hérouville et la comtesse du Pontavice du Bois-Henry ; toutes deux avaient des fils, et ce sont là les "neveux" auxquels il est fait allusion.

(2) On aimerait savoir à qui Thérèse de Moëlien confia cette boucle de cheveux, coupée par elle à la Conciergerie, pour être remise à Louis de la Haye Saint-Hilaire. Il y a d'ailleurs quelque indice que ce dernier se trouvait à Paris au moment de l'exécution de ses amis de "l'affaire de Bretagne".

(3) Une déchirure du papier a fait disparaître deux ou trois mots.

(4) Mot illisible : ou pourrait être "biens" au lieu de "liens".

(5) Thérèse de Moëlien, suivant un usage courant au XVIIIème siècle, était, sans doute, à cause de cette terre, désignée habituellement sous le nom de "Mlle de Trojolif". C'est pourquoi, dans les Mémoires d'Outre-Tombe, Chateaubriand, qui la rencontra à Fougères, l'appelle "la comtesse de Tronjoly".

 

Le destinataire de la lettre est moins connu. S'il eut pendant dix ans une existence singulièrement mouvementée, sa fin ne fut pas tragique ; il survécut longtemps à l'orage, et ses descendants (dont est l'auteur de cet article) sont à l'heure actuelle nombreux.

 

Louis-Joseph-Bénigne de La Haye Saint-Hilaire

 

Louis-Joseph-Bénigne de La Haye Saint-Hilaire naquit au château de ce nom le 11 décembre 1766 ; il était fils aîné de François-Louis, comte de La Haye Saint-Hilaire (1728-1800), et de Marie-Thérèse-Élisabeth-Félicité de Gasté de la Palu (1740 à 1817).

 

acte de naissance L

 

Élevé à l'Hôtel des Gentilshommes de Bretagne fond à Rennes par l'abbé de Kergus, il fut nommé le 23 août 1785 sous-lieutenant au régiment de Penthièvre-Infanterie en garnison à Rennes, et commandé par le vicomte de Mirabeau, frère cadet du fameux orateur.

Lorsqu'éclata la Révolution et que les idées nouvelles vinrent porter le trouble et la division parmi les officiers, il refusa de suivre ses amis en émigration, préférant se donner tout entier à la conspiration qu'organisait son voisin et parent, le marquis de la Rouërie. D'une note écrite de sa main à Guernesey en 1794, il ressort que ce dernier l'avait chargé d'entretenir la correspondance avec les différents comités établis tant en Bretagne que dans les provinces voisines. Ses missions l'entraînaient même plus loin, car on le trouve en 1791 sur la frontière du Nord, peut-être pour faire une liaison avec les princes.

C'est lui qui, de concert avec Gavard, recruta et instruisit les premières bandes de chouans. La Rouërie lui confia ensuite l'organisation de sa cavalerie avec le concours du chevalier de Tinténiac et de M. de Névet. Détail curieux, cette cavalerie devait porter l'uniforme de la "Légion de Mirabeau", corps d'émigrés créé et commandé par l'ancien colonel de Penthièvre-Infanterie. C'est du moins ce que l'on peut déduire d'une miniature conservée par ses descendants, et qui représente Louis de La Haye Saint-Hilaire dans la tenue noire à revers bleus de cette Légion dont il ne fit cependant jamais partie.

Lorsque la mort soudaine de la Rouërie et l'exécution d'un certain nombre de ses partisans eut ruiné le projet d'un soulèvement général organisé de tout l'Ouest, Saint-Hilaire passa à Jersey où venait de se réfugier sa famille, puis gagna l'Angleterre.

Le 18 octobre 1793, il rejoignait à Varades les débris de la Grande Armée vendéenne, apportant une lettre du comte d'Artois et le Bref par lequel le pape Pie VI démasquait l'imposture sacrilège de Guillot de Folleville, le faux évêque d'Agra.

A la journée de Savenay, à la tête d'une poignée de cavaliers, il chargea à plusieurs reprises et jusque dans la nuit des têtes de colonnes des Bleus, sauvant ainsi du massacre bon nombre de Vendéens ; il reçut là plusieurs blessures.

Réfugié dans la forêt du Gâvre, il s'y rétablit, et regagna la région de Fougères, où du Boisguy lui donna un commandement. Dans la suite, il fut placé à la tête de la Division royaliste de La Guerche, poste qu'il garda jusqu'à la première pacification.

On le trouve, peu après, employé à la "Correspondance", accomplissant d'Angleterre en Bretagne de nombreuses missions. Au cours de l'une d'elles, il fut pris et enfermé - lui aussi - à la Tour-du-Bât, où le souvenir de Thérèse de Moëlien dut bien douloureusement le hanter. Il réussit à s'échpper de cette geôle ...
Son nom avait été, à tort du reste, inscrit sur la liste des émigrés, son père et sa mère placés à Rennes sous la surveillance de la police, ses biens mis sous séquestre ; son jeune frère Édouard chouannait dans le Morbihan avec Cadoudal et Mercier.

Ne pouvant s'entendre avec le comte de Puisaye dont il blâmait les idées politiques et combattait l'influence, il résolut de passer en Espagne où l'un de ses oncles était Lieutenant-Général ; et il s'embarqua à Saint-Malo sur le corsaire "Le Furet". Mais ce bâtiment, attaqué en haute mer par des forces anglaises supérieures, fut capturé malgré une belle défense ; Saint-Hilaire fut emmené prisonnier sur les pontons. L'intervention de son oncle le fit libérer, et il servit quelque temps près de lui comme aide de camp, à la solde de Sa Majesté Catholique.

Rentré en France, il demeura dès lors totalement étranger aux affaires publiques, refusant même le grade de colonel que lui offrait le gouvernement de Louis XVIII.

Il ne s'était marié, qu'en 1816, à l'âge de quarante-neuf ans ; il mourut en son château de La Haye, le 18 janvier 1838, laissant deux fils et trois filles.

 

acte décès de La Haye Saint-Hilaire

 

Et maintenant que nous connaissons les interlocuteurs, que conclure de l'émouvante lettre d'adieu ?

- D'abord, que Thérèse de Moëlien était en relations d'amitié ancienne avec Louis de La Haye Saint-Hilaire, plus jeune qu'elle de sept ans, et que, du côté de ce dernier, l'amitié se teintait sans doute d'un sentiment un peu plus vif qu'elle n'ignorait certes pas.

- Ensuite, qu'après quelque aventure sentimentale dont son coeur était sorti très meurtri, elle n'avait au moment de son arrestation aucun lien vis-à-vis de quiconque, et qu'elle n'était donc pas, comme on la prétendu, la fiancée de ce major Chafner que La Rouërie avait ramené d'Amérique.

- Enfin, que Voltaire et Rousseau ont passé aussi par là, car le sentiment religieux assez vague, l'appel à la raison, l'étalage de la sensibilité sont des notes caractéristiques.

 

Il y aurait encore, malgré les obscurités peut-être voulues, bien des remarques à faire ; mais n'est-ce pas avoir déjà remué d'une main trop indiscrète des cendres auxquelles convient plutôt le silencieux respect dû à un destin cruel et immérité ? ...

 

Y. LE MAIGNAN DE KÉRANGAT

Extrait : Bulletin et Mémoires de la Société Archéologique du Département d'Ille-et-Vilaine - 1933

Publicité
Commentaires
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Archives
Derniers commentaires
Publicité