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La Maraîchine Normande
9 avril 2015

TREIZE-SEPTIERS (85) - LA VIE AU XVIIIème SIÈCLE - LA FRAYEUR DE MATHURIN B.

La vie au XVIIIe siècle

 

Treize-Septiers

 

 

Le froid était piquant en cette fin de décembre 1755. Néanmoins, Mathurin B., laboureur à la Jonchère (Hinchère), devant aller à la foire qui avait lieu ce jour là à Montaigu, ne lambina pas. Sur le coup de quatre heures d'aubée, il entrouvrit vivement les lourds rideaux entourant son lit à quenouilles et descendit dans la place en terre battue. S'approchant du foyer, près du lit, il tira d'un trou percé dans le mur et fermé par deux tuiles, une allumette en bois de bourdaine, soufrée aux deux extrémités, puis éparpillant le tas de cendres amoncelées la veille, il finit par y trouver un charbon portant encore quelques traces de braise, suffisantes pour provoquer l'explosion du souffre, mettant ainsi le feu à cette grossière mais économique allumette qui alluma à son tour, la chandelle de rousine, pincée dans l'habituel bois fendu piqué dans la cheminée. Cet ancêtre de l'ampoule électrique se mit incontinnent, à donner, en grésillant et en fumant, une lumière falote laissant beaucoup d'ombre dans la pièce.

Jaunette

En s'habillant, Mathurin supputait les chances qu'il pouvait d'obtenir un bon prix de la Jaunette, sa meilleure vache de charrue car c'était vraiment une belle et bonne vache, jeune encore, manquant bien un peu d'épaisseur, mais donnant du service et surtout dure au travail, tirant pire qu'un boeuf. Jamais son maître ne l'avait vue futée ni achalée, au pelage couleur de blé mûr - et dame, pour les petits laboureurs de son espèce, c'était toujours une bonne affaire que de travailler des bêtes pareilles. Il regrettait, bien sûr, d'être obligé de s'en séparer, mais sa bourse de toile bise, guère plus grande qu'un dé à coudre, ne contenant plus la moindre piécette, fut-elle d'un sol, lui commandait de la changer pour une autre plus faible et pas atracée, afin de rougner quelques pistoles - oh ! très peu mais assez toutefois pour permettre à Janne, son épouse, d'acheter plusieurs aunes de droguet devant remplacer certaines de leurs hardes passablement usées.

Une des conditions essentielles pour bien vendre, était d'arriver de bonne heure sur le champ de foire, et, dans la circonstance, auparavant, de panser la Jaunette, car, bien saoule, presque enflie, elle s'y présenterait normale, après avoir parcouru, d'affilée, la lieue passant de mauvais chemins conduisant à la ville du marquisat. Dans ce double but, après avoir récité pieusement sa prière, agenouillé sur la pierre du foyer encore tiède des grandes baulées de genêts faires la veille, Mathurin refait, sans jamais éprouver la moindre lassitude, son attention toujours aussi vive, les mêmes gestes, pourtant monotones, qu'il effectue depuis bientôt trente ans, en cette saison, c'est : tirer le foin de la barge, le répartir parcimonieusement entre toutes les bêtes, changer la bourrée de ses lourds sabots de frêne grossièrement cabossés et piétés, aller manger la soupe, aux choux le plus souvent, maintenue bien chaude dans la grande soupière en bois, enfin retourner soigner le bétail avant de vaquer aux travaux habituels des champs.

Ce matin là, notre homme exécuta ces diverses opérations plus rapidement que d'ordinaire, puis, il enfila lestement sa grande blouse, d'un bleu rendu très pâle par de trop nombreuses lessives, mais, par conséquent très propre, méticuleusement rapiécée et agrémentée de belles agrafes de cuivre, prit, au-dessus de la porte du té, le petit aguion spécial, réservé pour ces occasions et fait en bois d'épines noires, entièrement dépouillé de son écorce en le passant, un jour de pluie, dans un bain de chaleur que dégage le four banal du village après la cuisson d'une fournée de pain. Les noeuds très rapprochés et régulièrement répartis sur cette gaule, formaient des protubérances permettant ainsi de la tenir à la main et en faisaient l'ornementation. Une corde de chanvre, solide quoique menue, fut passée dans les cors de la pauvre vache, un galipaud fait autour du museau pour l'empêcher de trop gambader en chemin, une dernière et minutieuse inspection passée par ... la bourgeoise, laquelle prodigue ses ultimes conseils en les ponctuant par de grands gestes, et voilà l'équipe prête à partir.

Un voisin et ami, le Grand Gustin R., allant également à la foire, se proposa pour suivre la petite caravane - il aidera, si le besoin s'en fait sentir, à maintenir la Jaunette dans le droit chemin. Janne, la bourgeoise à Mathurin, aurait volontiers rempli cet office, mais ses chapons venant d'être mis en mue ne seront gras que pour le mois prochain ... alors ce sera son tour de faire le voyage. Les foiroux s'en vont donc à la file indienne, par le chemin du Petit Moulin. De chaque côté s'alignent, en planches très bombées et de superficie inégale, des rangs de muscadet et de folle blanche produisant un vin sec assez alcoolisé, et ... au dire des commères, souvent trop fortement apprécié par le sexe fort. Certains ceps, très vieux, géants, et en cette saison hivernale, dépouillé de leurs feuilles, leur maigre corps, d'un brun tirant sur le noir, habillés par endroits seulement d'une légère pellicule de mousse roussâtre, donnent une impression de constante souffrance et semblent s'être figés, pétrifiés, en lançant, de leurs longs et multiples bras tordus et difformes, des gestes pleins de menace aux passants.

 

carte Treize-Septiers - Montaigu

 

La limite territoriale de la commune est franchie aux Trois-Pierres. En cet endroit, trois blocs de granit, placés sur un côté du chemin, délimitent d'une façon précise, les frontières de Treize-Septiers, la Guyonnière, St-Hilaire, et servent, en même temps de gué miniature pour passer à pied sec un mince filet d'eau qui se faufile sous les fanes de pansacre abondant en ce lieu. Le chemin du Mesnil est vite parcouru, et voilà, sur la gauche, Matifeux, superbe demeure seigneuriale, flanquée de tourelles et ceinturée d'un vaste parc.

Quelques pas encore pour atteindre la porte Est de la ville. Là il faut montrer patte blanche au garde, c'est à dire lui verser deux sols, montant du droit de péage, prélevé au bénéfice du Seigneur de Montaigu. Ensuite, la Jaunette, un peu abasourdie, par tout ce qu'elle voit et entend, est attachée solidement à un poteau de bois planté dans le sol du champ de foire, lequel est situé à l'intérieur des fortifications, au centre de la ville. En attendant l'acheteur éventuel, nos deux Jonchéréens, histoire de se réchauffer et se renseigner sur les cours vont s'attabler à l'Auberge du Cheval Blanc, tenu par la Mère Catherine, une cousine germaine du Grand Gustin.

 

Montaigu

 

Malgré l'heure matinale, l'animation est grande aux abords et dans la vaste salle du Cheval Blanc. Ses massives tables de chêne sont déjà entourées par quelques clients. Dans l'âtre, haut et large, brûlent lentement d'énormes bûches. Sur une planche fixée au-dessus de la cheminée, une série de pots d'étain est alignée par ordre de grandeur. A côté, dans une sorte de placard agencé à l'intérieur du mur une bonne douzaine de pichets en terre - plusieurs ébréchés et sans anses - reposent en attendant de faire la navette entre le cellier et la table. Les grosses poutres soutenant le plafond de bouseillage, toutes noircies par la fumée sont tellement basses qu'il faut se courber en passant dessous. La place est formée de dalles en granit, non taillées et inégalement usées ; polies par le passage incessant des sabots ferrés, elles ont été posée simplement sur un lit de chaple.

Mais si la pièce reste toujours sombre, ne recevant la lumière que par la porte et d'une étroite lucarne, le feu de bûches éclairant très peu, la Mère Catherine et ses servantes sont gaies. Elles savent que de tout temps, un accueil aimable et du bon vin ont attiré les buveurs. Ces deux qualités doivent se trouver réunies ici, car les foiroux s'amènent nombreux : certains viennent manger une fouasse en vidant un pichet de gros-plant, d'autres, pour boire en discutant bruyamment affaires.

Mathurin et le Grand Gustin étaient à peine assis sur un banc, qu'un grand et gros gaillard, au visage coloré et taillé à coups de serpe, ses moustaches rousses descendant jusque sur sa blouse, passe le seuil de l'auberge et y jette un regard inquisiteur semblant chercher quelqu'un ; cet important personnage est Jacquet, de la Papinière, le plus gros marchand de bêtes de la contrée.

D'une voix rude ... comme sa personne, Jacquet interroge : "La vache de pays attachée près de celle à Sicet est-elle à l'un d'entre vous ?"

"Oui", fait Mathurin, et je l'ai amenée pour la vendre, c'est sûr, mais vous trinquerez bien avec nous". Une accorte servante vient d'apporter un pichet plein de muscadet. Pour venir à bout de ce précieux liquide, nos trois compères s'y reprennent à trois fois ; ensuite, d'un revers de main, ils s'essuient les moustaches ou perlaient de nombreuses gouttes. Pendant ce temps, le champ de foire s'était garni. Les boeufs, chatrons, vaches, génisses abondaient ce jour là. Quelques portées de gorets complétaient cet ensemble. Arrivé près de la Jaunette, Jacquet, sans mot dire, se mit à palper méthodiquement aux endroits susceptibles de le renseigner sur ses possibilités d'engraissement, de service et de travail, puis, brusquement se tournant vers Mathurin qui attendait anxieusement le résultat de cet examen, il lui dit : "Elle manque de corps et dans ses filets, aussi  ne me la surfais pas ; dis moi ton juste prix". Le vendeur élevant la voix : "Pas bonne ! allons donc ! vous pourrez la placer en confiance". Puis se rapprochant, pour éviter d'être entendu par les indiscrets groupés autour d'eux, faisant semblant de rester indifférents, alors qu'ils en retiennent leur respiration, tellement leur attention est grande, il ajouta, tout bas, de bouche à oreille : "J'en  veux ... hum ... trois pistoles, pas de moins". Le marchand hausse les épaules, et dans un grand geste, il prend la main droite de Mathurin, puis levant la sienne et la maintenant bien haute, il annonce : "Je t'en donne deux écus de moins ... Non ? ... alors, tant pis, j'en serai de ma poche, mais coupons la poire en deux, tu n'as pas une parole de roi ... Ça va ?" - Oui." La main s'abat avec force dans celle du vendeur causant un claquement sec comme un coup de feu ; le marché est conclu.

Après avoir glissé le produit de la vente dans sa toute petite bourse de toile et en avoir soigneusement noué le cordon la fermant, Mathurin visita plusieurs auberges avec des amis, si bien que la nuit approchait quand resté seul et passablement éméché, il songea à reprendre le chemin de la Jonchère.

En hiver, le crépuscule dure plus longtemps, aussi malgré sa démarche hésitante due aux trop fortes beuveries de la journée, Mathurin a déjà atteint le Mesnil quand la "noiretée" l'enveloppe complètement. Ce noir de four lui fait l'effet d'une douche. De vagues pressentiments l'assaillent : est-ce crainte d'être sermonné par la Janne qui aura été obligée de panser les bêtes, l'appréhension de rencontrer des voleurs à un détour du chemin ou des sorciers transformés, la nuit, en loups garous, courant la miscouarde, dansant des rondes infernales aux "carroués" isolés et jouant aux attardés des tours à faire frémir la maréchaussée elle-même ? Mathurin ne saurait le dire, mais sa gaîté qui avait duré jusqu'à la "bassure" est tombée. Oh ! il ne tremble pas encore, car il se raidit, faisant des efforts pour se tenir ferme et marcher très droit sur le milieu de la chaussée, tout en examinant d'un regard scrutateur les moindres choses se succédant au cours de sa marche et qui lui semblent suspectes : tronc d'arbre, buisson plus épais, vol de "choan" s'éloignant en lançant son appel plaintif. De temps à autre, aux alentours, un bruit strident ressemblant beaucoup à un cri de détresse, retentit, suivi d'une cascade de bruits plus assourdis ; une branche vient d'éclater sous l'effet du verglas et tombe à terre. A certains moments, croyant entendre des pas derrière lui, il s'arrête pour écouter et profitant de ces arrêts, il met la main sur sa poitrine, tâtant si la bourse est toujours  en place. Puis, ayant la sensation hallucinante d'être suivi, bien que ne voyant et n'entendant rien réellement, une forte envie de courir le prend ; il se retient avec peine.

Cependant, sans incidents notables, il avance. Le voilà aux Trois Pierres. Là, le chemin est très étroit. Sur le talus le bordant, poussent de nombreux frênes et ormeaux dressant, parmi les broussailles, leur fût tourmenté et bosselé, leurs branches dénudées se rejoignant et s'entremêlant forment une voûte aux lignes capricieuses devant bien convenir aux fées malfaisantes.

lavandière

Sortir au plus vite de ce chemin creux, plus large et moins fourni d'arbres après la fosse de la Chauvière, tel est, pour l'instant, le grand désir de Mathurin qui, dans ce but, accélère encore sa marche. Mais, après quelques enjambées, brusquement, il s'immobilise. Ne vient-il as d'entendre, paraissant venir de la fosse trois coups brefs se succédant à une cadence rapide et semblable à la frappe d'un "battou" sur un "lavou". Un intervalle prolongé de silence et trois autres coups se répercutent dans la nuit. Devant cette chose vraiment insolite, notre homme perd le contrôle de ses actes, ses jambes flageollent, son "aguion" qui aurait pu lui servir d'arme défensive est abandonné par sa main défaillante ; il ne pense même pas à retourner sur ses pas, ni à appeler ; d'ailleurs aucun son ne sortirait de sa gorge paralysée. Malgré cela, il se sent attiré, poussé, vers ce lieu hanté ; comme un automate, il avance. Arrivé près de la fosse, ses cheveux se hérissent, soulevant son pauvre bonnet. Que voit-il, là, à deux pas, sur l'eau glacée ? Une lavandière agenouillée, couverte de la tête aux pieds d'un ample manteau blanc, un halo lumineux l'entoure, lui donnant un aspect terrifiant. Seuls, deux yeux ardents, rouges comme braise, semblent vivants dans son visage émacié, d'une pâleur de cire ; dans ce regard, suppliant et courroucé tour à tour, Mathurin, avec son âme primitive, croit lire certains reproches, peut-être causés par son trop grand retard, mais surtout pour s'être permis, oh ! bien involontairement, c'est sûr, de troubler des revenants dans leurs occupations devant certainement concerner des pénitences qui leur ont été infligées.

Après l'avoir bien fixé, hypnotisé presque, lentement, sans efforts apparents, la muette lavandière se lève, redressant sa haute, très haute taille d'une maigreur squelettique, d'une main diaphane, elle tient toujours son "battou" paraissant sortir d'une forge en raison de sa couleur d'un rouge flamboyant.

S'approchant à le toucher, le lugubre fantôme, maniant vivement le "battou", appliqua une gifle retentissante à ce pauvre  Mathurin qui n'esquissa même pas le moindre geste de défense, mais, en revanche, ce coup devait le rappeler à la réalité, rompant le charme qui le maintenait cloué au sol. En tout cas, c'est ainsi que, plus tard, il raconta son aventure à ses descendants. Sa réaction fut violente et immédiate ; il tourna les talons et fonça à toutes jambes vers la maison, sans se soucier des branches basses qui lui fouettaient le visage, ni du bonnet perdu dès le début de sa course folle.

Au petit moulin, il songe enfin à reprendre haleine, mais pas pour longtemps, car, même à cette distance, il croit encore entendre le "battou" s'agiter et, de plus, pendant les intervalles, comme un bruissement continu fait de plaintes ou de prières et paraissant également venir de la fosse.

En atteignant les premières bâtisses du village, il poussa un soupir de soulagement, quoique, d'autre part, il pensât bien ne pas être au bout de ses malheurs ; dame ! comment présenter l'affaire à Janne qui, habituellement, ne s'en laisse pas conter. Il va bien essayer de l'appitoyer ; déjà la remise de sa bourse pleine d'écus l'aidera ; ensuite, il évitera de mentionner ses stations trop prolongées dans les auberges de Montaigu, et puis, s'il le faut, il parlera pour dissiper entièrement la mauvaise humeur probable de la bourgeoise, il parlera d'herbe de détourne sur laquelle il a du monter et ce qui l'a obligé à tourner en rond pendant un temps assez long. A travers les larges fentes de l'huis, une vague lueur filtre : Janne veille. Mathurin, le coeur battant, pousse la porte. Son entrée est loin d'être triomphale : la tête nue, égratigné par les ronces, les cheveux en désordre, la blouse passablement déchirée, les yeux encore hagards. La pitié de Janne va-t-elle l'emporter sur sa colère ? Dès les premières explications, elle penche pour la clémence, la leçon ayant été suffisamment dure. Cependant, pour marquer un peu, il dut, ce soir là, aller au lit sans souper. Deux jours lui furent nécessaires pour se remettre de ses émotions et ... jamais le bonnet ne put être retrouvé, mais peut-être qu'en cherchant bien dans la fosse de la Chauvière ... FIN

AD85 - Bulletin paroissial - 1949

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