Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La Maraîchine Normande
4 avril 2015

LES CELLIERS DU LANDÉAN (35) - ÉPISODE DE LA CHOUANNERIE A FOUGÈRES - JEAN FOUËN, DIT L'ABEYOU

 

Landéan

 

Il y a de cela un peu plus d'un siècle, dans la dernière maison du bourg de Landéan, à l'orée de la forêt de Fougères, habitait un bûcheron du nom de Jean Fouën. Par manière de sobriquet on l'appelait encore l'Abeyou, à cause de sa belle voix retentissante, qui, avant les temps maudits, lui avait valu l'honneur d'être choisi par M. le recteur de la paroisse pour chanter les offices au lutrin.

C'était un rude gars, haut de près de six pieds, taillé à proportion, mais doux comme un agneau, et qui avait dépassé la cinquantaine sans avoir jamais eu ni contestation ni querelle avec son prochain. Il ne se connaissait pas un ennemi. On le respectait, pour sa force redoutable, sans doute, que personne n'eût voulu éprouver, mais aussi parce qu'on le savait un homme juste, consciencieux, serviable, attaché à ses devoirs de famille, et laborieux : d'un bout de l'année à l'autre, depuis l'aube jusqu'à la tombée de la nuit, sans trêve, sans relâche, sa cognée infatigable résonnait sous le couvert ; au printemps, il se louait dans les environs pour émonder les peupliers : nul n'étreignait leurs fûts graciles d'une étreinte aussi vigoureuse, nul ne se hissait à leurs cimes d'un pied aussi sûr, ni ne jonchait le sol, dans sa journée, d'une aussi abondante moisson de branches. Le soir, rentré au logis, il taillait des billes de hêtre pour les sabotiers, ou s'occupait à de grossiers ouvrages de vannerie.

Cette vie si bien remplie avait été traversé par un grand chagrin : Jean Fouën avait perdu sa femme qu'il adorait. De cette mort il avait gardé une blessure inguérissable. Par bonheur, la défunte lui avait laissé une fille à élever, à protéger, et comme, en grandissant, la petite prenait de plus en plus la ressemblance de sa mère, insensiblement le pauvre veuf s'était attaché à cette enfant d'une double affection. S'il s'escrimait ainsi, avec une ardeur jamais lassée, contre les géants de la forêt, s'il ne s'accordait que le repos du dimanche, s'il résistait aux entraînements des camarades, se refusait une bolée de cidre, de temps à autre, avec eux, au risque de s'attirer leurs quolibets, s'il se privait enfin souvent du nécessaire, - car, et en dépit de sa vaillance, son dur métier n'était point de ceux qui permettent à un homme de réaliser de grands profits, - c'était pour que sa Rose ne manquât de rien, n'eût rien à envier à aucune de ses compagnes du bourg.

Or, la demoiselle ne chômait point de fantaisies. Jolie à croquer, - et le sachant, - coquette, ne rêvant que parures et fanfreluches, ardente aux plaisirs, la première aux bals et aux assemblées où tous les gars de la contrée se disputaient ses faveurs, elle s'entendait, comme bien on pense, à faire filer l'argent de la maison. Parfois le père, il est vrai, se hasardait à risquer quelque timide observation ; mais elle vous avait alors des façons si enjôleuses de se pendre à son cou, si suppliant était le regard de ses beaux yeux, et si irrésistible le sourire qui découvrait ses dents blanches, telles autant de perles dans un écrin, qu'il ne se sentait pas le courage de continuer ses gronderies. Seulement, quand elle traversait le village, les jours de fête, fière, accorte et bien atournée, sur son passage les anciens branlaient la tête d'un air mécontent, et présidaient qu'avec ses goûts de dissipation et de galantise, la Rose finirait certainement par tourner mal. Jean Fouën ignorait ces propos désobligeants, - qui donc eût osé critiquer devant lui la conduite de sa fille ? - et puis, Dieu merci, ni lui ni elle ne devaient rien à personne !

Un soir, comme ils finissaient de souper, ils entendirent dans le lointain des coups de feu.

En ce temps-là, le pays était profondément troublé. Les Chouans tenaient la campagne : encouragés par la mollesse inconcevable du pouvoir central qui, jusqu'au dernier moment, se flatta de les désarmer et de les convaincre par des proclamations, alors que dès le début, il eût fallu agir contre eux avec la décision et la rigueur dont on s'avisa trop tard, leur cruauté et leur audace ne connaissaient plus de bornes ; ils pillaient et brûlaient les maisons isolées, livraient même assaut aux villages, massacraient les patriotes sur les routes, s'attaquaient jusqu'aux détachements de troupes régulières. Ce n'était de leur part que coups de main et de jour et de nuit : on signalait leur présence à la fois sur vingt points différents, distants souvent de plusieurs lieues ; dans les campagnes, la terreur était à son comble, les gardes-nationales, continuellement sur le qui-vive, s'épuisaient en marches et contre-marches et d'un bout à l'autre du district, les appels lugubres du tocsin volaient de clocher en clocher.

On était donc accoutumé aux alertes : de celle-là l'Abeyou ne s'émut point outre mesure, toutefois, il se leva de table.
- Ah ! dit-il, v'là 'core les Bleus qui entrent en chasse ! - prenons garde, ma fille, d'attirer ici ces fallis cuns ! ...
S'approchant de l'âtre, il éteignit la chandelle de résine qui brûlait dans le bégaud.
Mais la lueur avait été vue du dehors, sans doute, car bientôt un bruit de pas pressés retentit tout proche, et quelqu'un heurta à la porte, du côté du jardin.
- Qui qu'y a ? - demanda le bûcheron d'une voix rude.
- Ouvrez ! - répondit-on avec angoisse. - Ouvrez, au nom de Dieu ! ...
Sans plus d'hésitation, Jean Fouën déclancha le verrou, et un homme entra.

 

duBoisguy

En quelques mots, après s'être assuré qu'il avait affaire à un partisan de la "bonne cause", le fugitif mit son hôte au courant de la situation.
Il s'appelait le comte de la Roche-Végou ; il arrivait d'Angleterre, porteur d'un message verbal pour Aimé Picquet du Bois-Guy, le chef des révoltés Fougerais cantonnés dans la forêt du Pertre. A une centaine de mètres du bourg, il était tombé au milieu d'une patrouille de gardes-nationaux, qui lui avait tué son guide, l'avait blessé lui-même, et s'était lancée à sa poursuite. Désorienté, perdu dans ce pays inconnu, serré de près, il s'était jeté au hasard dans un champ sur le bord de la route, avait aperçu devant lui une fenêtre éclairée, deviné un asile, - et c'était maintenant à son hôte de décider de son sort.

Jean Fouën dit : "c'est bien". - Il donna ses instructions à sa fille pour le cas où les Bleus se présenteraient, et invita le comte à le suivre.

Mais celui-ci, dont le bras gauche avait été fracassé par une balle, et qui avait perdu beaucoup de sang, se sentait à bout de forces.
- Je ne pourrai pas marcher, murmura-t-il faiblement.

Il fallait se dépêcher de prendre un parti, car, d'un moment à l'autre, les gardes-nationaux pouvaient se montrer pour perquisitionner. S'approchant du gentilhomme et le saisissant à bras-le-corps, le robuste bûcheron le chargea sur ses épaules comme il eût fait d'un enfant ; puis, la Rose lui demandant où il comptait cacher le blessé.
- Où ? - pardi, aux Celliers, - j'espère bien que les faillis cuns ne viendront point l'y chercher ! ...

Au temps où les troupes de Henri II d'Angleterre battaient le pays, en 1173, Raoul de Fougères creusa, pour y mettre à l'abri ses richesses et celles de ses vassaux, ces fameux Celliers de Landréan.

 

Landéan Celliers

 

Leurs ramifications rayonnent au loin en tous sens dans le sous-sol de la Forêt ; on prétend même qu'ils communiquaient jadis avec le château de Fougères. Les Celliers sont aujourd'hui en grande partie comblés par les éboulements, et, des ouvertures soigneusement dissimulées par où l'on y pénétrait, on n'en connaît qu'une aujourd'hui, située à deux ou trois portées de fusil du bourg ; par cette entrée, des visiteurs ont pu accéder, pendant la saison sèche, à une belle salle circulaire voûtée, une crypte, dont les revêtements de maçonnerie sont demeurés en parfait état de conservation ; on y remarque, dans la paroi inférieure, à demi-hauteur d'homme, une brèche, ou plutôt une sorte de large trou de bonde, qui devait servir à noter la crypte en cas de besoin. L'hiver, cette brèche restée ouverte donne passage aux eaux d'un véritable torrent souterrain qui, enflé par les pluies, envahit alors les Celliers pour de longs mois ; à cette époque elle était encore bouchée par une énorme cheville de chêne, et toutes ces intéressantes substructions offraient, d'un bout de l'année à l'autre, une étanchéité absolue.

C'est dans la salle voûtée que l'Abeyou avait porté le blessé ; dès en y arrivant, celui-ci demanda à son guide d'où provenaient les grondements qu'il percevait à travers l'épaisseur du mur.
- C'est le torrent, dit l'Abeyou.
Et, répondant peut-être à une préoccupation secrète du gentilhomme.
- Je ne suis point le seul à connaître l'entrée des Celliers, et il ne manque pas de traîtres dans la contrée. Mais, si les Bleus par hasard s'avisaient de venir vous quérir ici, et si vous aviez peur de leur guillotte, - vous voyez cet outil ? - à la lueur d'une chandelle de résine qu'il venait d'allumer il montrait sa cognée, - un bon coup sur cette cheville, et, foi de Jean Fouën, je vous jure qu'il ne dépendrait que de vous, Monsieur le Comte, qu'ils ne vous prennent pas vivant.
- Merci, mon brave. A la vérité, j'ai fait le sacrifice de ma vie en m'aventurant dans ce pays, mais je n'éprouve, je l'avoue, qu'un goût médiocre pour le rasoir de la Convention !

Le comte se mit à rire ; il était de ces hommes sur qui les évènements n'ont point de prise, et qui s'accommodent aisément de toutes les situations. Il pouvait avoir trente-cinq ans : beau, bien pris dans sa petite taille, main fine et blanche peau, tout en lui trahissait la race ; même sous son grossier déguisement de paysan, il conservait son élégance native, une sorte de mièvrerie efféminée, celle-ci toute de surface néanmoins, et que corrigeaient le pli railleur des lèvres et la dureté du regard.

 

salle-voutee-landean3

 

Le bûcheron était allé tremper à une source voisine le mouchoir du blessé ; le pansement terminé, il jeta sa peau de bique sur une brassée de feuilles sèches rapportées de la forêt, s'absenta de nouveau, et revint avec des provisions, un briquet et des chandelles de résine ; puis on convint d'une ligne de conduite.

Vu son état d'extrême faiblesse, M. De la Roche-Végou ne pouvait, de quelque temps, songer à s'occuper de sa mission ; d'autre part, l'Abeyou, tenu déjà pour suspect par les patriotes de Landéan, craignait d'éveiller leur attention par des allées et venues trop fréquentes au souterrain ; la prudence la plus élémentaire lui commandait de ne s'y rendre que la nuit ; le jour, s'il était nécessaire, sa fille le remplacerait auprès de son hôte.

Toutes choses ainsi entendues, l'Abeyou se retira.

Deux semaines s'écoulèrent. Peu à peu, le comte se remettant de sa blessure, les forces lui revenaient, et il ne semblait nullement se déplaire dans sa solitude. Rose qui, les premiers jours, ne faisait aux Celliers que de courtes apparitions, s'y attardait maintenant, passant là, à l'insu de son père, les longues heures que celui-ci était absent de la maison.

Et il arriva ce qui, fatalement, devait arriver entre un désoeuvré sans beaucoup de scrupules et une créature coquette comme était la Rose, - le gentilhomme abusa de la confiance de son hôte.

Or, une nuit que, au su de sa fille, Jean Fouën assistait au loin à une réunion, celui-ci apprit que, le lendemain, les Chouans, ayant du Bois-Guy à leur tête, se disposaient à attaquer le bourg de Dompierre, au petit jour ; l'occasion se présentait favorable pour permettre au comte de s'acquitter de son message. Sans perdre de temps, notre homme courut au souterrain.

 

Celliers de Landéan

 

Comme il allait pénétrer dans la crypte, ayant quitté ses sabots pour ne pas effrayer le comte, sur le seuil un bruit de voix l'arrêta.
- Qui qu'y a ? - gronda-t-il, l'oreille au guet.

Il s'approcha, écouta, et, sans doute, ce qu'il entendit suffit pour l'édifier, car ses mains se serrèrent instinctivement sur la crosse de son fusil qu'il avait apporté avec lui. Pâle, hagard, tremblant de rage, une minute, il resta cloué au sol, délibérant s'il laverait sur le champ la tâche d'infamie dans le sang des deux misérables.

Et, pendant cette longue minute, la mort plana sur leurs têtes criminelles.

Par bonheur pour eux, Jean Fouën était un homme de principes, et qui plaçait bien au-dessous de ses griefs personnels les intérêts d'une cause sacrée pour lui. - "Pour Dieu et pour le Roy !" - Cette devise, sous le couvert de laquelle tant de crimes furent commis par des fanatiques ou des ambitieux, cette devise était la sienne, et en la faisant sienne, il s'était juré de lui sacrifier ses biens, sa vie, sa fille même, et jusqu'à son honneur. Or, ce gentilhomme, qui n'avait pas craint de fouler au pieds les lois les plus impérieuses de l'hospitalité, ce gentilhomme, - Jean Fouën le savait ! - était investi d'une mission de confiance, et il importait, pour le service de la cause, que cette mission fût remplie. Ah ! un terrible combat se livra dans le coeur de ce paysan au coeur simple, intransigeant sur le chapitre de l'honneur, mais voué au triangle d'une idée, voué jusqu'à l'immolation de tout ce qui lui était le plus cher !
La cause d'abord, - plus tard on aviserait !

Il retourna au fond du couloir chausser ses sabots pour avertir les coupables de sa venue, puis il entra, s'étant fait un front d'airain. Il n'adressa aucune observation à sa fille au sujet de sa présence à cette heure dans la crypte, et se contenta d'inviter le comte à le suivre sans tarder.

Déjà celui-ci, un moment troublé, avait repris son sang-froid. - il lui parut évident que le bûcheron - cette brute - ne se doutait de rien.
La fille, elle frissonnait ; elle vint, toutefois à son père, pour lui nouer, comme à l'habitude, ses bras autour du cou, - il la repoussa.
- N'est point l'heure aux caresses ! - dit-il brusquement.
Et, se tournant vers le suborneur.
Dépêchons, Monsieur le Comte, je vous attends.

Quelques instants plus tard, les deux hommes s'enfonçaient dans la forêt silencieuse et noyée d'ombre, par des sentiers connus de l'Abeyou.

Ils avaient contourné Fougères sans encombre ; - mais, comme il débouchaient sur la route de la Selle-en-Luitré, ils se heurtèrent à un parti de gardes-nationaux. Par une fatale coïncidence, la lune qui était restée voilée pendant la première partie de la nuit, commençait alors à briller de tout son éclat : leurs ennemis les aperçurent, et se mirent en devoir de leur donner la chasse, avec d'autant plus de chances de les rejoindre qu'à cet endroit le chemin s'encaisse entre deux hauts talus. Malgré son âge, l'Abeyou pouvait défier à la course n'importe quel homme de la contrée ; il n'en était pas ainsi du Comte, encore convalescent, de plus alourdi par son long séjour dans les Celliers. Le plan de l'Abeyou était de fuir jusqu'à ce que le talus, - que, seul, il se fût fait un jeu de franchir, - s'abaissât suffisamment pour permettre à son compagnon de le suivre ; une fois dans les champs, tous deux étaient hors d'atteinte. Déjà il apercevait à quelques mètres un échalier, il se croyait sauvé, lorsque le Comte butta contre une pierre et roula sur le sol. Avant qu'il ne se fût relevé, les soldats étaient sur lui. Mais au cri qu'il poussa en tombant, l'Abeyou s'était retourné, d'un coup-d'oeil il jugea la situation. Sans hésiter, avec l'impétuosité d'un sanglier changeant la meute, il se jeta entre M. de la Roche-Végou et ses adversaires, qui reculèrent, le temps pour lui d'indiquer au Comte où se trouvait le salut. Alors, tandis que celui-ci, profitant de ce répit, se relevait et fuyait d'une fuite éperdue vers l'échalier, l'Abeyou, ayant saisi son fusil par le canon, se ruait dans la mêlée, fauchant les hommes à coups de crosse, comme sous sa cognée il eût couché des baliveaux.

Quand il jugea que son compagnon devait être enfin hors d'atteinte, alors seulement il songea à la retraite. S'entourant d'un moulinet terrible qui écarta à dix pas de lui ses assaillants, soudain il prit son élan, et, d'un bond formidable, franchit la haie qui couronnait le talus. Là, il défiait toute poursuite.

Au bout du champ, il retrouva le Comte M. de la Roche-Végou était fort ému.
- Merci, mon brave, dit-il, venant au bûcheron, la main tendue.
Mais lui parut ne pas voir le geste. Il se contenta de grommeler.
- Ne perdons point le temps en compliments !
Puis, comme l'autre semblait insister, il feignit d'inspecter le canon de son fusil.
- Les taillis me l'ont faussé !

Les deux hommes reprirent leur course et arrivèrent à Dompierre sans nouvelle alerte : la nuit suivante, la mission du Comte terminée, ils étaient de retour à Landéan.

Au petit jour, à l'heure où, d'habitude, il se rendait à son travail, Jean Fouën invita sa fille à le suivre aux Celliers, - elle obéit.

M. de la Roche-Végou parut étonné de cette visite matinale, mais, avec son habituelle politesse, il en demanda le motif au bûcheron.

- Vous allez le savoir, répondit-il d'une voix grave.

Il s'était arrêté sur le seuil de la crypte, dont il fermait l'entrée de toute la carrure de ses épaules ; là, dans la pénombre, sa haute taille semblait encore démesurément grandie, et l'on eût dit que ses traits subitement durcis, où passaient par intervalles les reflets vacillants de la chandelle de résine, s'étaient figés en l'immobilité d'un masque de métal.

Avec la conscience de leur faute, les deux coupables ne se trompèrent point sur la signification de son calme voulu. A coup sûr, l'homme qui se dressait devant eux, celui-là ne pouvait être qu'un justicier. La fille se serrait instinctivement contre son amant, et lui, quoique brave, sentait l'effroi le gagner.

Le bûcheron reprit.
- Monsieur le Comte, me suis-je bien acquitté de tous mes devoirs envers vous ? - traqué par les bleus, ne vous ai-je pas donné asile ? - blessé, ne vous ai-je pas soigné, guéri ? - chargé d'une mission importante pour les chefs de notre cause, ne vous ai-je pas, au péril de ma vie, fourni les moyens de la remplir ?
- Sans doute, balbutia le comte.
- Je ne vous en fait point reproches, c'était mon devoir de chrétien, et de serviteur de la cause, - et je ne vous demande point de récompense, - mais j'étais en droit, tout au moins, Monsieur le Comte, d'espérer que vous ne payeriez pas mon hospitalité par le déshonneur. - Je me suis trompé, ce sera donc tant pis pour moi, et tant pis pour vous, car, foi de Jean Fouën, je ne survivrai point à ma honte, et vous, les coupables, vous ne me survivrez point. Ainsi préparez-vous.

- Vous n'allez pas, je pense, nous assassiner, votre fille et moi ?

Le chouan eut un fier sourire.
- Vous assassiner ? non point, Monsieur le Comte, nous allons mourir ensemble. J'aurais pu vous dénoncer, vous livrer à la guillote, mais c'est besogne de lâche, de traître et de maudit. Homme à homme, face à face, on ne se venge pas autrement chez nous !
Le comte fit deux pas en avant.
- Ah ! ça, vous êtes fou ? que prétendez-vous faire ? ...

Cette fois, sans répondre, Jean Fouën se baissa pour prendre sa cognée. L'occasion parut propice à M. de la Roche-Végou qui depuis un instant, ramassé sur lui-même, guettait attentivement les moindres gestes du bûcheron - d'un bond, il se précipita vers l'entrée. Mais, déjà le chouan s'était redressé - il se contenta d'étendre le bras, et le comte, arrêté dans son élan, alla rouler à l'autre bout du caveau.

- Vous perdez votre temps, Monsieur le Comte, l'heure est venue pour vous de vous repentir.

Déjà la Rose, - elle avait compris que ses supplications mêmes échoueraient devant la détermination de son père - déjà la Rose priait à l'écart, sa tête dans ses mains, sa poitrine soulevée par de longs sanglots. Le gentilhomme, vaincu, ploya le genou.

Le chouan, lui aussi, priait avec ferveur, agenouillé sur le seuil.

Quand il eut terminé ses oraisons, il se releva. Alors dominant les deux misérables courbés devant lui.

- Ma fille, et vous, Monsieur le Comte, je vous pardonne vos offenses, comme je demande à Notre-Seigneur Dieu de me pardonner mes péchés au jour du dernier jugement.

Il dit, prit sa hache, et, implacable, la lança à toute volée contre la frêle barrière qui les séparait de la mort ...

... Et, soudain, déchaînées, les eaux du torrent, les eaux vengeresses, se ruèrent d'une poussée irrésistible au fond de cet asile devenu une tombe, enveloppant leurs victimes dans leurs tourbillons tumultueux ainsi que dans les mouvents replis d'un même linceul ...

MAXIME AUDOUIN
Revue illustrée des Provinces de l'Ouest - tome XIII - 1894

Publicité
Commentaires
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Archives
Derniers commentaires
Publicité