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La Maraîchine Normande
27 août 2014

CONFLITS ENTRE RÉVOLUTIONNAIRES DEVENUS MAGISTRATS D'EMPIRE (1806-1811) - BÉRA - MORISSON

CONFLIT ENTRE RÉVOLUTIONNAIRES
DEVENUS MAGISTRATS D'EMPIRE
(1806-1811)

Deux adversaires sont ici en présence, le Procureur général Béra (1), et le Conseiller à la Cour d'appel Morisson (2), l'un et l'autre d'un tempérament audacieux et ardent, sachant recruter et organiser un parti, mais fort différents par leur passé, par leurs goûts, leurs moeurs, le choix de leurs relations.
Béra est déjà très connu dans la Vienne, car il a presque constamment résidé à Poitiers ; Morisson, au contraire, devenu député de la Vendée, a siégé tour à tour à l'Assemblée législative et à la Convention nationale.


Né en 1758 à Champagné-Saint-Hilaire, Béra est fils d'un procureur et notaire de Romagne. A vingt-deux ans il est devenu avocat. En 1789, il s'est engagé, à Poitiers, dans le parti avancé, et, très vite, il s'est trouvé aux prises avec un homme en vue d'Ancien régime, le procureur de la commune Laurendeau. Il l'a raillé d'être un fervent lecteur des Actes des Apôtres, de l'Ami du Roi, de l'Ami du Clergé et de la Noblesse : le plus qu'il a pu, il a fait preuve de "Civisme", et a rêvé de remplir des fonctions publiques. Tandis que Laurendeau soutenait une Municipalité de royalistes modérés, et des officiers de Garde nationale, tels que le vicomte de Chasteigner ou le chevalier Filleau, il réclamait un Comité militaire composé par moitié d'officiers et par moitié de commissaires élus. Contre Laurendeau il faisait imprimer des brochures ; mais ce dernier, passant au Conseil général du département, et laissant vacante sa place de procureur de la Commune, Béra tentait de lui succéder, et échouait dans l'entreprise.


Il est vrai toutefois qu'en 1791, on le trouve, dans les Deux-Sèvres, président du tribunal de Bressuire, et prononçant un jugement sur le cas d'un curé de Nueil-sous-les-Aubiers, qui venait de refuser le serment. Ce prêtre avait nom Guillaume Barbarin. Né en 1749 à Confolens, il devait être déporté en Suisse en 1792 ; il a laissé des Mémoires. Le 2 mai 1791, en séance publique de son tribunal, Béra exhala sa bile contre le clergé réfractaire, et spécialement contre les Evêques émigrés. Tout violent qu'il se montrât contre les gens d'Eglise, il fut bientôt comme eux en péril, car, devenu en 1792 commissaire national près le tribunal de Poitiers, ses amis politiques commencèrent à lui reprocher quelques opinions arriérées.


La lutte entre Girondins et Montagnards l'a fait ranger parmi les Fédéralistes, et le 13 juin 1793, il a eu l'imprudence d'écrire à un Montagnard avéré, son ami Piorry, une lettre qui témoignait de son dégoût pour la centralisation jacobine. Trois mois plus tard, en septembre, il était incarcéré à la prison d'Yversay, en même temps que l'ancien constituant Thibaudeau et le citoyen Texier, qui devait être guillotiné comme le plus en vue des Fédéralistes de la Vienne. On sait d'ailleurs, et Béra en convient lui-même, que s'il échappa à la guillotine ce fut en simulant la folie.


La lettre du 13 juin 1793 classe d'ailleurs évidemment Béra parmi les Fédéralistes. Il y déclare ne pas vouloir que Paris mène toute la France, et soit vraiment une capitale. Il souhaite que le Corps législatif siège, tour à tour, dans telle ou telle province, et, ayant vu disparaître son siège présidial de Poitiers, il admettait très bien que la Révolution supprimât les tribunaux. Sûr de lui-même, il pourrait, disait-il, cesser d'être avocat, et gagner sa vie par des "arbitrages" ; car, jouissant, dans son pays, de la confiance publique, il se verrait facilement confier deux arbitrages sur trois. A trente-cinq ans, il aurait donc volontiers cessé de plaider pour prononcer des jugements en arbitre.


Après le 9 thermidor, il fut mis en liberté et, en l'an IV, il devint commissaire du Gouvernement près les tribunaux civil et criminel de la Vienne. Quand le Consulat eut créé, à Poitiers, une cour d'appel, il y remplit les mêmes fonctions, c'est-à-dire qu'il devint Procureur général.

 

Morisson


En regard de Béra s'installait, au même tribunal, le ci-devant député de la Vendée, Morisson. Assez peu connu d'abord parmi les Poitevins, il acquiert cependant auprès des Emigrés rentrés et de la plupart des nobles, une notoriété que lui vaut son rôle passé à l'Assemblée législative et à la Convention nationale. Le 1er janvier 1792, à l'Assemblée législative, il avait combattu un décret du Comité de surveillance proposant que le comte de Provence et le comte d'Artois émigrés fussent déclarés "criminels de lèse-nation". Le 13 novembre suivant, le Comité de législation ayant présenté un projet de décret établissant que Louis XVI pouvait être jugé, et que la Convention elle-même le pouvait juger, Morisson avait combattu ce décret.


Il avait cru habile d'avouer d'abord ce qu'on appelait les "forfaits" et les "perfidies" de Louis XVI, mais déclaré vouloir se placer exclusivement au point de vue juridique : il s'était demandé, disait-il, si le Roi était susceptible d'être jugé et il n'avait pu l'admettre. Pour penser autrement, avait-il soutenu, il aurait fallu que, dans nos institutions, une loi précise "préexistât", et qu'on pût l'appliquer. De toute évidence, il reconnaît que le Roi s'était plusieurs fois "parjuré", qu'il avait cherché à "provoquer l'anarchie", qu'il avait fait passer le numéraire français à l'étranger. Mais, dans notre Constitution se pouvaient lire ces mots : "La personne du Roi est inviolable et sacrée." Pour que Louis XVI cessât d'être inviolable il aurait fallu qu'il abdiquât ou que le Peuple proclamât sa "déchéance". Or, jusqu'ici il n'avait été que le chef de son Conseil ; tout s'y était fait en son nom, et ses Ministres étaient seuls responsables. Si, en bien des cas, il avait commis des crimes, n'avait-il pas lui-même déterminé la peine qui pourrait l'atteindre, c'est-à-dire la "déchéance", qui équivalait à l'"abdication". Et, s'il eût abdiqué, on ne pouvait le poursuivre que pour des faits postérieurs à la "déchéance" ou à l'"abdication".


Poursuivant son raisonnement, Morisson avait conclu, en conséquence, que Louis XVI méritait la "déchéance", qu'il fallait la prononcer "de manière légale et régulière". Il n'y aurait eu qu'un parti à prendre : "En appeler au Peuple, et dès lors, établir une Constitution nouvelle". Aussi bien Morisson en était-il venu à proposer lui-même ce décret :
"Article Ier - Louis XVI est banni à perpétuité du territoire français.
Article 2 - Si, après son expulsion de France, il rentre sur le territoire de la République, il sera puni de mort. Il est enjoint, dans ce cas, à tous les citoyens de l'attaquer comme un ennemi ; et il sera payé une récompense de 500.000 livres, à qui, l'ayant attaqué sur le territoire français, l'aura fait périr sous ses coups.
Article 3 - Le présent décret sera envoyé aux diverses puissances de l'Europe avec lesquelles nous conservons des relations politiques."


Dans cette séance du 13 novembre 1792, plusieurs orateurs avaient combattu Morisson, et le plus considérable d'entre eux avait été Saint-Just. En dépit du député de la Vendée, la Convention nationale avait jugé Louis XVI et l'avait condamné à mort.


Les divers  gouvernements révolutionnaires ayant abouti à la Constitution de l'an VIII, et Poitiers se trouvant doté d'une Cour d'appel, Béra était devenu Procureur général tandis que Morisson y devenait Conseiller à la Cour. Ayant commencé tous deux par être avocats, ils avaient suivi, plus tard, des voies différentes. Morisson était l'aîné, et s'enorgueillissait d'avoir siégé dans de grandes assemblées, mais il avait de médiocres talents, et, si vaniteux qu'il fût, il travaillait peu, et aimait fort la vie mondaine. Il avait d'ailleurs donné des gages aux partis d'Ancien régime et la noblesse allait le choyer comme ayant fait ses preuves. Tout au contraire Béra s'était constamment conduit en homme de Palais. Il avait de grands talents, et tous les jours cherchait à les accroître ; il était, en outre, de tempérament envahissant et autoritaire, n'admettait pas qu'on lui comparât qui que ce fût.

 

POITIERS ZZ


Or le retour à Poitiers de nombreux Emigrés fit que la ville se partagea en deux coteries bien distinctes. Dans l'une se rangèrent les nobles ; dans l'autre les roturiers. Rien de surprenant que les nobles fussent reconnaissants à Morisson d'avoir combattu naguère les décrets contre Emigrés, et d'avoir protesté contre le procès de Louis XVI ; beaucoup étaient prêts à l'accueillir avec respect ; il aimait d'ailleurs la représentation et les visites ; il fréquentait les maisons de jeu et les salles d'escrime. Le contraste était grand entre lui et Béra, homme de cabinet, passionnément attaché aux affaires de justice, discutant des lois et des procès, groupant autour de lui les jeunes gens qui aspiraient à devenir magistrats, ou, de quelque façon que ce fût, gens de palais. Dans une grande maison de la rue des Hautes-Treilles, Béra tint en quelque sorte une école de procédure, et, comme il n'était pas riche, il logea chez des jeunes gens et les prit en pension ; il leur donna des leçons de droit pratique, et ne s'étonna pas qu'on le crût besogneux. Il fit contraste avec le conseiller qui jouait au gentilhomme.


Par la force des choses, Morisson et Béra se dédaignèrent, se dénigrèrent, et, autour de chacun se forma une cabale. Pour les uns Morisson fut un juge intègre et courageux ; pour les autres un présomptueux adonné au plaisir, et ne s'occupant guère de son métier. Aux yeux de bien des nobles, Béra fut surtout un homme avide, vindicatif et redoutable, tandis que, pour beaucoup de roturiers, ce fut un juriste consommé, un orateur vigoureux et incisif.


L'antagonisme entre le conseiller et le procureur général s'accentua peut-être en raison d'aventures survenues dans leur entourage. Du côté de Morisson, un avoué du nom de Robert Boncenne aurait été suspendu pour trois mois de ses fonctions, puis destitué sur la proposition du procureur impérial, Gabriel Leydet, ancien élève de Béra. Ce Boncenne aurait été convaincu d'avoir altéré la minute d'un jugement déposé au greffe afin d'"adoucir d'une quinzaine de mille francs des condamnations prononcées" ; et, par rancune contre le parquet, il serait devenu le collaborateur de Morisson en ses libelles contre Béra. Pour Morisson et Robert Boncenne il se serait agi dès lors de déconsidérer le procureur général, et de l'amener, coûte que coûte, à donner sa démission.


Une lettre de Morisson au Préfet de Poitiers, Chéron-La-Bruyère, expose, le 4 janvier 1807, que depuis six mois le Conseiller attendait une réponse du Grand Juge, au sujet d'une dénonciation contre Béra. Morisson s'y réclamait d'anciennes relations remontant au temps où ils siégeaient l'un et l'autre à l'Assemblée législative ; mais le Préfet vint à mourir, et son successeur Mallarmé ne connaissait ni Morisson ni son adversaire. La lettre à Chéron n'en subsiste pas moins, et montre que Morisson dénonçait Béra dans un pamphlet intitulé Réflexions. Il l'accusait de donner des "consultations", d'en faire clandestinement donner par son clerc, et dans la plupart des cas, de les faire payer par "les parties" ; il lui reprochait en outre de vouloir "séduire le magistrat de sûreté" ; d'être en somme le "protecteur des escrocs". Il se déclarait prêt d'ailleurs à fournir du tout des "preuves authentiques", et il entendait bien, ajoutait-il, que le Grand juge, s'il ne lui répondait pas, le fit poursuivre lui-même.


La mort du préfet Chéron dut sans doute retarder l'enquête que les Ministres devaient faire, sur les dires de Morisson, soit le Grand juge Régnier (Claude-Ambroise), soit le chef adjoint de la Police Réal. Le Grand juge écrivit en effet au nouveau Préfet et Réal (Pierre-François) écrivit au Premier Président (M. Leydet). L'un et l'autre désiraient savoir quels étaient la moralité des magistrats en lutte, l'état de l'opinion à leur sujet, leurs talents et l'influence qu'ils exerçaient. Dans une lettre détaillée, mais assez circonspecte, le nouveau Préfet Mallarmé donna une idée assez précise des sociétés et coteries aux prises à Poitiers, de leurs rancunes et de leurs bavardages ; mais il déclara ne pouvoir se prononcer encore, ne disposant que de renseignements insuffisants. Le Premier président donna à entendre que Morisson était de talents médiocres, sans influence réelle, et il déclara que Béra avait de grands talents, était fort actif et remuant, mais parfois aussi assez discuté.
Il est probable que Béra usa de sa situation de Procureur général et de son droit de prononcer des Mercuriales pour exaspérer le Conseiller Morisson. Le 2 novembre 1807, à l'occasion de la rentrée de la Cour, il démontra que pour un magistrat "l'amour de son état était bien le plus précieux", que tout bon magistrat préférait les devoirs de sa profession aux "amusements frivoles de la société". Il osa même soutenir qu'un magistrat digne de ce nom ne devait avoir que du dédain pour tout ce qui n'était pas sa profession, et beaucoup d'indifférence pour "l'impuissante médiocrité" de quiconque lui faisait un "crime" de sa "vie laborieuse". A ses yeux enfin le juge que son travail retenait à la maison était bien plus digne d'estime que celui que l'on voyait partout. Evidemment, en sa harangue, Béra se mettait en parallèle avec Morisson, et si ce dernier siégeait parmi ses auditeurs, sa colère et sa haine ne pouvaient que s'accroître. Un an plus tard, en 1808, la Mercuriale eut pour objet de mettre en opposition l'esprit de corps des magistrats de l'ancien temps et l'individualisme de ceux qui désormais ne tendaient qu'à s'isoler de leurs collègues. Béra désavouait l'intolérance de ceux qui naguère disaient : "Hors de nous, point de salut". Mais il regrettait "l'union disparue". Il voyait, disait-il, des magistrats qui, "se disant collègues, ne se connaissaient plus" ; et là encore se devinait l'allusion à Morisson et au Procureur général. De même dans la Mercuriale de 1809 où s'établit la nécessité d'étudier constamment les lois, ce que faisait Béra, et ce dont se désintéressait Morisson.


Un homme, que les Ministres ne pouvaient guère consulter officiellement, intervint de lui-même auprès du Préfet, l'Evêque de Pradt. Il venait, dit-il, de recevoir une lettre de Béra qui, préoccupé des attaques dont il était l'objet, lui demandait une audience. Désirant infiniment voir se terminer une affaire où l'on mettait en jeu l'honneur de la magistrature, l'Evêque communiquait au Préfet la lettre de Béra, lui demandait de bien réfléchir à son sujet, le priait en outre de le recevoir lui-même, dans la soirée, le 8 janvier 1808, avec quatre personnes très au courant des évènements de Poitiers. Il semble ressortir de la lettre de l'Evêque qu'il n'était pas très favorable au Procureur général. Or, on sait d'ailleurs que, par son parent, le général Duroc, et par lui-même, il jouissait d'un certain crédit auprès de l'Empereur. Une autre lettre postérieure à celle-ci, mais non datée, racontera au préfet de la Vienne une entrevue avec Napoléon. L'évêque l'aurait mis au courant de tout ce dont les Ministres ne disaient rien, et l'Empereur aurait déclaré en vouloir finir avec cette "scandaleuse affaire". Il subsiste d'ailleurs aux Archives de la Vienne une copie de lettre où Béra, bien plus tard, en 1814, dit à un ami devoir sa disgrâce au malheur d'avoir déplu à l'Evêque de Pradt. "Je lui avais parlé, dit-il, en homme libre qui ne savait pas faire valoir la dignité des fonctions dont il était revêtu. L'Evêque devait se venger, cela était dans l'ordre. Le Maréchal Duroc, qui ne me connaissait pas, se mit de la partie ; rien de plus naturel".


Reprenons toutefois la querelle Béra-Morisson au point où nous l'avons laissée, c'est-à-dire en janvier 1808 ; il y a lieu d'insister maintenant sur une lettre du Préfet de la Vienne au Ministre de la Justice, datée du 31 janvier. Le Préfet expose qu'il a eu des conversations avec les deux adversaires, mais n'a rien pu apprendre, par là, de positif "sur la valeur de leurs accusations réciproques". En ces conférences on l'a laissé dans l'incertitude sur la plupart des faits. Et le 13 février suivant, le Préfet écrit, d'autre part, au Grand juge : "J'ai tenté de terminer cette dégoûtante affaire. Je crois que M. Béra se contenterait d'une légère satisfaction ; mais M. Morisson, sur la seule proposition que je lui fis d'un arrangement, me répondit que les motifs qui l'avaient porté à dénoncer M. Béra subsisteraient, et qu'il ne pouvait changer de système. "Ne semble-t-il pas que Morisson fût prisonnier d'un groupe nobiliaire, et d'une coterie de gens de palais, redoutant ou détestant le Procureur général ? Le Préfet concluait : "Je regrette d'autant plus de n'avoir pu amener M. Morisson à des dispositions plus pacifiques, et, je puis dire, plus sages, que cette lutte étrange entre deux magistrats ne tend à rien moins qu'à enlever toute considération à la Magistrature dans cette partie de l'Empire.


Qu'on imagine, en effet, quel "scandale" devaient produire les brochures et lettres imprimées qu'échangeaient les magistrats de Poitiers. Après les Réflexions de Morisson, ce fut la Réponse aux Réflexions ; puis ce furent des Mémoires, des attaques variées, et enfin le Mémoire justificatif du procureur général. Si Béra avait soutenu d'abord qu'il attendait l'intervention du Grand juge, il n'attendait plus cette intervention et s'adressait directement au public.


De quoi, disait-il, m'accuse Morisson ? D'avoir fait des Transactions ? J'en avais incontestablement le droit. Lorsque je n'étais qu'un simple médiateur, des certificats joints aux pièces établissaient que "jamais je n'exigeais une obole". "Si je rédigeais des transactions comme arbitre, je pouvais recevoir des honoraires ; aucune loi ne le défendait, et un usage constant m'y autorisait".


Pour bien comprendre cette réponse de Béra à Morisson, il y a sans doute lieu de rappeler que le Procureur général accusé autrefois de fédéralisme, avait eu l'idée que la Révolution pouvait remplacer tous les tribunaux par un système d'arbitrage, et les juges par des arbitres mettant fin aux procès en provoquant des concessions réciproques ; et il y a lieu de ne pas oublier que l'Assemblée constituante partagea quelque peu cette opinion puisqu'elle cra des Bureaux de conciliations, afin d'éviter les complications et les longueurs que pouvaient susciter les gens de loi. De son initiative privée, Béra aurait donc repris la combinaison des Constituants que le Ministre de la Justice reconnut en 1792 n'avoir pas pu vraiment fonctionner. Béra convient, il est vrai, que s'il rédigeait des "transactions", comme arbitre, il pouvait recevoir des honoraires. Il y a lieu de rappeler qu'au début du Premier Empire, il y avait à peine quinze ou vingt ans qu'en France il n'était plus question d'"épices" ou de "vacations".


Au Mémoire justificatif de Béra une question plus grave intervient d'ailleurs. "Morisson, dit l'auteur, me reproche d'avoir "donné des Consultations", c'est-à-dire donné des Avis aux plaideurs, de les avoir guidés dans leurs procès." Aujourd'hui sans doute le procédé ne serait rien moins que "scandaleux", mais Béra objectait : "Jusqu'au 1er janvier 1807, je ne m'en suis pas gêné, et j'ai signé toutes mes consultations ; mais, à partir du 1er janvier 1807, le Grand Juge ayant décidé d'interdire les Consultations, j'ai cessé d'en donner". La déclaration de Béra mérite qu'on s'y arrête, et qu'on se demande comment les hommes de son temps en pouvaient juger. Or, le 14 février 1808, un ancien Préfet de la Vienne, Cochon de Lapparent, parlant précisément de Consultations attribuées à Béra, déclare ne pouvoir décider s'il aurait dû se les interdire, mais l'avoir toujours considéré comme remplissant ses fonctions avec zèle et intégrité. Le témoignage de cet ancien Ministre n'atténue-t-il pas sensiblement, pour le temps, l'accusation de Morisson ? Il resterait à établir si, avant le 1er janvier 1807, l'opinion publique se serait prononcée contre les Consultations, et si elle n'en aurait pas moins jugé Béra comme le jugeait Cochon de Lapparent.
Morisson reproche encore à Béra d'avoir abusé d'une "réputation usurpée" par la ruse, d'avoir tenté de soumettre à son influence tous les tribunaux inférieurs et la Cour elle-même. Or Béra répond qu'il était de son devoir de transmettre aux tribunaux inférieurs des "avis" et des "Mémoires" qu'on ne saurait dire criminels, et qu'il les communiquait à la Cour, en hommage respectueux. Il ne voyait pas d'ailleurs comment il aurait pu acquérir sa réputation "par la ruse" au cours des dix-huit années de sa vie au Palais.


Passant à des accusations d'un ordre différent, Morisson dénonçait encore Béra comme ayant acheté "à vil prix" le bien d'un propriétaire endetté, et comme ayant payé en secret un homme qui voulait introduire une surenchère. Béra niait les faits qui n'auraient pas été d'ailleurs, soutenait-il, des crimes, mais des "bassesses". Il exposa qu'ayant cautionné un sieur Barbat, son voisin de campagne, et ce dernier ne pouvant s'acquitter, à son égard, il s'était fait céder un mauvais pré, et un bois-taillis dont on ne pouvait rien tirer avant dix ans ; mais qu'un parent de Barbat avait eu, de son côté, des vues sur le bien cédé, et que ce parent était le beau-frère d'un de ses ennemis, Robert Boncenne, le collaborateur de Morisson. Il paraît bien que Béra surveillait d'assez près ses intérêts, et cela se conçoit car il n'avait pas grande fortune, était chargé de cinq enfants et de sa nature était fort économe.


Ce qui est toutefois assez surprenant, c'est que Morisson en soit venu à reprocher au Procureur général de se chauffer avec tous les siens aux frais de la Cour d'appel. De l'aveu du Premier président Leydet, le cabinet du Procureur général était, au Palais, pitoyablement installé, et, en hiver, devenait inhabitable. Aussi Béra aurait-il fait transporter chez lui deux cents bûches de la Cour d'appel ; il aurait ainsi, disait Morisson, chauffé toute sa famille, au détriment des magistrats ; et, de même, pour s'éclairer, il aurait pris à la Cour, sa provision de chandelles. Voilà jusqu'à quel point pouvaient descendre les altercations entre magistrats du Premier Empire.
Vinrent enfin des accusations de caractère politique, correspondant à la plus triste époque de la Révolution, et Béra apostrophe ainsi Morisson : "J'ai joué, dites-vous, un rôle actif au temps du Terrorisme ... un rôle dans les fers ... emprisonné de septembre 1793 à août 1794. Condamné comme Fédéraliste par la Société populaire. Et tout le monde sait que je ne dois mon existence qu'à la journée du 9 thermidor, et à la feinte qui peut-être chez quelque autre une réalité." Et Béra, s'indignant, continue ainsi : "J'aurais protégé d'anciens Terroristes. Nommez-en un seul, que j'aie protégé aux dépens de la Justice, je vous en défie".


A ces scandaleuses accusations, Morisson n'en a-t-il pas ajouté de ridicules, et de puériles ? Dans la vie, dit-il, Béra aurait débuté par l'état ecclésiastique ; puis il aurait fui la maison paternelle pour faire un métier qui n'était pas, à beaucoup près, "une école des moeurs" ; il est allé ensuite s'enfermer au couvent de la Trappe. Puis, à peine entré au barreau, il aurait engagé une violente campagne contre un avocat recommandable par ses talents et sa probité, le fameux Laurendeau.


Sans s'arrêter à ce fatras de calomnies, Béra opposa à Morisson les témoignages de sympathie, de respect et d'encouragements qui lui venaient de bien des côtés : d'une Louise du Teil, de M. Lecomte du Teil, des dames de Boisragon, de Magné, de la Barre, veuve de Vareilles-Sommières, de Villedon ; les protestations d'un Joseph Labroue, d'un Bernard, ex-payeur général de la Vienne, d'un sieur Barbat, d'un sieur Chevallon, greffier du tribunal de Civray, du procureur impérial de La Rochelle, des procureurs de Montmorillon et de Civray, de tous les avoués de la cour d'appel, du Premier Président Leydet, enfin du Préfet des Deux-Nethes, Cochon de Lapparent. Cet ancien Ministre de la Police, sous le Directoire, puis Préfet de la Vienne, aurait témoigné, au dire de Morisson, un certain mépris pour Béra. Or le Procureur général écrivit à Cochon de Lapparent pour lui demander s'il était vrai qu'il eût perdu son estime, et voici la réponse qui lui parvint :

COCHON DE LAPPARENT

"J'ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 14 de ce mois (février 1808). Je suis on ne peut plus étonné de la phrase que M. Morisson s'est permis d'insérer dans le Mémoire imprimé dont vous me parlez. L'opinion qu'il me suppose à votre égard est entièrement contraire à la vérité, et je vous ai toujours vu remplir vos fonctions avec beaucoup de zèle et d'intégrité. Il est vrai que j'ai quelquefois ouï dire, peut-être à M. Morisson lui-même, qu'on vous reprochait de "consulter" dans des affaires particulières ; mais il ne m'appartient pas de décider si cela vous était interdit ; et d'ailleurs ce n'étaient que des ouï-dire, sans aucune preuve, qui ne peuvent entacher un magistrat comme vous, ni faire changer mon opinion à son égard, quoiqu'en dise M. Morisson.
J'ai l'honneur de vous saluer, Monsieur, avec une considération distinguée.
COCHON."


Il semble bien que la haute administration et les gens de bon sens désavouaient la campagne menée par le Conseiller Morisson contre le Procureur général ; mais, devant l'obstination du Conseiller continuant d'accuser, sans produire de preuves, et à ne pas admettre que sa querelle pût se clore sur des concessions réciproques, il n'y avait pas d'autres ressources pour le gouvernement que d'éloigner de Poitiers les hommes du conflit. Il fut donc décidé, en 1811, que le Conseiller Morisson serait transféré à Bourges où il se rendit. Le Grand Juge convoqua, d'autre part, à Paris, le Procureur général, et lui proposa d'aller exercer ses fonctions à Rome. Béra refusa, ce qui, permit à ses adversaires de le railler comme ne voulant pas apprendre à Rome la pratique des "Indulgences".


Béra revint à Poitiers, et y reprit la profession d'avocat consultant. Il était chevalier de la Légion d'honneur, et on lui donna une retraite de cent louis, ce qui vaudrait aujourd'hui, dans notre monnaie, vingt-quatre mille francs ; et, dans une lettre à un ami, en décembre 1814, il devait parler du "bonheur du repos", et dire combien il le préférait "à tous les hochets de la vanité". Après la chute de Napoléon, il n'en devait pas moins être élu député de la Vienne pendant les Cent Jours. Les gouvernement de la Restauration ne pouvaient que le tenir à l'écart ; mais la Révolution de 1830 crut lui devoir une consolation, et son fils devint par elle Procureur du Roi.

(1) Béra (Joseph-Charles), né à Champagné-Saint-Hilaire, le 4 novembre 1758, mort à Poitiers le 25 mai 1839.
(2) Morisson (Charles-Louis-FRançois-Gabriel), né à Palluau (Vendée) le 16 octobre 1751, mort à Bourges le 16 janvier 1817.

Mémoires de la Société des Antiquaires de l'Ouest
Tome quatorzième
Année 1937

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