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La Maraîchine Normande
25 mai 2013

SUR LES CHEMINS DE GASTINE, LE BOUSSIGNOUX ET SA LÉGENDE

SUR LES CHEMINS DE GASTINE

LE BOUSSIGNOUX ET SA LÉGENDE

vernoux en gatine

Quand vous suivez la petite route sinueuse de Vernoux-en-Gastine à Largeasse, après avoir franchi la jeune Sèvre Nantaise au moulin de l'Alleron, et dépassé de quelques cinquante mètres le hameau des Jarzelières, vous remarquez à votre droite, à l'orée d'un chemin vert enfoui sous de grands chênes, un vieil écriteau de fonte du Touring-Club de France ; et sur cet écriteau vous déchiffrez, à demi effacée par les injures du ciel, la suscription suivante :

"Boussignou - Rocher - 800 mètres"

Vous avancez, pataugeant dans les "ponnes" si c'est l'hiver, foulant une manière d'allée de parc si c'est l'été ; et bientôt, nous voilà longeant de courts taillis de châtaigners et de chênes : "Le bois du "Bousniou ?", nous dit obligeamment un gamin du pays.
Le bois du Boussignou ! évidemment vous approchez du but ; et vous pressez le pas, sans souci des lapins effarés, qui bondissent à votre approche des touffes de bruyères, ni des théories de merles narquois dont les stridents éclats de rire saluent votre passage. Mais soudain le sentier que vous suivez s'infléchit à droite, pique une tête dans une vallée mignonne, débouche sur un "quaireux" tapissé d'herbe fraîche, et vous voilà hors des taillis, au carrefour de trois chemins de terre ; à vos pieds, coupant l'un de ces chemins, court un petit ruisseau, qui glougloute sa chanson railleuse ... pas de Boussignou ! ...

Vous vous demandez, inquiet, ce que peut bien être ce fameux Boussignou, que vous ne voyez pas. Est-ce chaumière ou château ? chapelle ou forteresse ? lieudit illustré par quelque exploit fameux ? vieux témoin de quelque crime atroce ? voire simple point de vue ? Et ce rocher, dont parle aussi la plaque du Touring-Club, où donc est-il ? que peut-il offrir de si remarquable ?

Vous êtes perplexe et sans doute le seriez-vous longtemps si le ciel secourable ne vous faisait lors entrevoir par dessus la haie, à cinquante pas de l'autre côté du ruisseau, le toit rouge d'une petite ferme, bien sagement assise au bord du chemin.

Une maisonnette toute simple, et sur le pas de la porte une brave ménagère de Gastine qui vous dit bonjour, et vous demande poliment ce que vous désirez :
- Le chemin pour aller au Boussignou, s'il vous plaît !
- Pour aller au "Bousniou" ? ben, pas d'danger d'vous écarter à c'te heure, mon cher Mossieu ! v'z êtes "rendus", olé t'ici l'Bousniou" !
- "Ah !"

Et vous considérez, mélancolique, cette petite maison, pareille à toutes celles des pays entre Thouët et Sèvre, et qui n'a d'autre mérite que son toit rouge tranchant sur le vert sombre de la campagne ...

Vous étiez venu là pour une orchidée, vous n'y trouvez qu'un coquelicot.

Votre déconvenue n'échappe pas à la fermière. D'un air entendu, elle vous interroge :
- P'tête ben qu'Mossieu est venu pour voir l'pas do beu ?
- Le pâs du boeuf ?
- Bé dame oui, l'pâs do beu ! su l'chiron ; v'savez ben ?

Non, vous ne savez pas ! mais un petit choc intime vous avertit tout de suite qu'il y a là quelque chose d'intéressant.

Le pâs du boeuf ! mais oui, précisément ; c'est tout juste ce que je désire voir. Où donc est-il, ma brave femme, ce pâs du boeuf ?
- Oh, pas loin d'ici, allez ! v'z en aurez vite fait le tour. Mais tenez, le p'tit va v'z y mener. Ohé, Auguste ! Vla un mossieu qui voudrait voir l'pâs do beu ; mène-le z'y, mon mignon.

Un beau gamin d'une dizaine d'années, qu'en entrant dans la cour de la ferme vous aviez aperçu devant le "ballet", occupé de lier une bourrée d'ajoncs, accourt aussitôt, les cheveux en broussaille, la mine éveillée.
" Olé par là, dit-il sans préambule."

Et le voilà devant vous, dévalant par le petit chemin qui vous a amené. Au ruisseau il s'arrête, d'un bond de jeune chevreuil, il saute pardessus l'échalier ménagé dans la haie, à gauche, et vous invite à en faire autant.

P1200749

Vous sautez donc à votre tour, et retombez de l'autre côté de la haie dans un fouillis de hautes fougères et de saules, d'où émergent des rochers gris. A votre gauche, un coteau en pente douce, dont la terre noire, fraîchement labourée, vous dit qu'hier encore la recouvrait le manteau broussailleux des brandes ; à votre droite, marquant le fond d'une vallée sinueuse, de grands blocs de granit, jetés là pêle-mêle comme par le caprice des fées ... Et n'est-ce pas la voix de ces fées gracieuses, amies du pittoresque, que vous entendez murmurer si joliment sous l'amoncellement de ces grosses pierres où vient de disparaître le ruisseau ?

Vous n'allez pas loin : au bout de cent pas d'une marche trébuchante dans les fougères et les ronces, vous voyez le gamin qui s'arrête vous montrant du doigt un énorme entassement de rocs à cheval sur le lit même du ruisseau :
"Là, dit-il"
Et leste comme un écureuil, il s'élance à l'assaut de ce fortin de la nature ; il a enlevé ses sabots ; des pieds et des mains il s'accroche aux monstrueux rochers ; saute de bloc en bloc ; atteint enfin le sommet d'une énorme pierre en forme de table, contre laquelle une autre incline comme un auvent, sa haute paroi plate :
"Y a d'l'ève dans les fontaines ! crie-t-il triomphalement".

P1200763

Vite à votre tour, vous escaladez les gros "chirons", au pieds desquels court et chante l'eau vive ; vous vous hissez jusqu'à la table de granit ; et là, se fait la lumière : vous voyez ... enfin ! Ici, le pâs du boeuf, grossière empreinte, inscrite sur la pierre, et qui rappelle ... de loin, le pied des animaux de l'espèce bovine. A côté, deux petites cuvettes, creusées en plein roc, toutes les deux profondes d'environ vingt-cinq centimètres, et pleines d'une eau stagnante, noire, dont l'aspect n'a rien décidément de celui de l'eau des fontaines ... ordinaires. Mais ces fontaines-là ne sont pas ordinaires.

Vous n'en voulez pour preuve que l'attitude soudain intimidée presque craintive, de votre joyeux petit compagnon, tout à l'heure sifflotant les deux mains dans ses poches, et maintenant immobile, comme figé, muet, les bras ballants.

Un curieux détail vient, du reste, de frapper vos yeux : à vos pieds, tout à l'entour des fontaines, et encore dans les anfractuosités des rochers voisins, vous remarquez, jetées çà et là, des petites croix rustiques, de minuscules petites croix, faites de deux brins de saule, dont l'un entaillé dans sa longueur pince l'autre, et le maintient en potence sur son axe, petites croix votives sans doute, qui vous disent que ce parvis de granit brut est un sanctuaire, et qu'il est fréquenté par de mystérieux pèlerins.

Vous regardez le pâs du boeuf ... le pâs du boeuf ! Boussignou ! une illumination toponymique se fait soudain dans votre esprit : Boussignou ! Bovis signum ! Comment, diable, êtes-vous venus jusqu'ici, mâchant et remâchant ce nom d'étymologie si simple, sans penser à çà. N'était-ce pas limpide ? ce rocher, marqué du pas d'un boeuf n'est-il pas excellement nommé Boussignou ?

Du reste, si la toponymie est une alliée précieuse pour le touriste curieux de l'histoire des lieux dits, elle ne lui est jamais qu'une alliée, une aide dans la recherche de la connaissance, un simple point de repère lui permettant d'orienter sa quête vers la tradition écrite ou orale dont la connaissance résultera.

Mais qui vous donnera sur le Boussignou cette tradition précieuse ? Les chroniques du pays de Gastine sont muettes à cet égard, et je crois bien que vous blanchiriez à les lire et relire avant d'y trouver une ligne se rapportant à cet énigmatique "pâs du boeuf".

En revanche, la tradition orale est plus riche :

La légende de ce lieu sauvage, il n'est pas un paroissien de Vernoux, Largeasse ou Neuvy, qui ne la sache par coeur. C'est du reste une légende vivante : les faits qu'elle rapporte sont encore acceptés par beaucoup comme des faits historiques ; c'est une histoire "qui est arrivée", une histoire miraculeuse, génératrice d'incessants miracles ; nullement terrible, ni même sombre.

La voici, telle que dans les longues veillées d'hiver, sous les toits rouges des métairies de Gastine, les vieux, les pieds sur les chenets, se plaisent à la conter :

Il y avait une fois ...

Il y a longtemps, oh ! très longtemps ! dans les premiers âges de la Gaule chrétienne, un bon ermite en quête d'un ermitage, et que la main des anges avait mené jusqu'à ce ravin perdu, creusé dans l'épaisse brande, et dont nul voisinage humain ne troublait la sérénité. Le bonhomme trouva le lieu plaisant :
Site pittoresque, solitude absolue, commodité d'un ruisseau frais et limpide, des perdrix plein la lande, des lapins pleins les bois, le vivre et le couvert ! et par dessus tout, sublime attention de la Providence, d'inextricables fortifications de ronces griffues et d'églantiers sauvages ... On avait là tout ce qu'il fallait pour mortifier son corps, et ce serait bien le diable si jamais fille d'Eve, si rouée fut-elle, risquait par là ses mollets !

Le diable ! notre ermite à cette pensée eut tout de même un petit frisson tout du long de l'échine. Méfiant, il considérait ces grands rochers gris, entassés les uns sur les autres, pardessus le ruisseau ; il se disait à part lui que ces pierres-là pouvaient très bien être "pierres folles", de ces pierres de malédiction, chères aux sombres divinités de l'ésotérisme druidique, et sur lesquelles, les nuits de clair de lune, Messire Belzébuth et ses acolytes viennent célébrer les mystères d'Enfer, exécutant d'abominables gigues, et se livrant à mille et une diableries.

Des "pierres folles" ! brrr ! un pareil doute méritait examen.

Serait-il séant, en effet, prudent même de la part d'un ermite de risquer ainsi, de gaîté de coeur, d'installer son ermitage parmi des pierres folles ? Ne serait-ce point là tenter le diable par légèreté coupable, et le Bon Dieu par présomption ?

"Folles ou non, je saurai bien qui vous êtes, pierres du créateur, s'écria le saint homme !"

Et, avisant de gros blocs, dont l'amoncellement formidable surplombait ce cahos rocheux, comme un donjon surplombe les bastions d'une forteresse, il en commença l'escalade, allant prudemment, se signant à chaque pas, interrogeant d'un oeil soupçonneux le grain bleu des parois de granit, leurs anfractuosités, leurs puissants arrondis, et surtout leurs lichens et leurs mousses, matières combustibles, qu'assurément eussent à jamais roussis, s'ils s'y étaient posés, les pieds de braise de Satan. Mais, à mesure qu'il montait, s'évanouissaient ses méfiances : partout il trouvait le granit aussi bleu, aussi frais à son pied nu ; partout les lichens étaient d'or, et les mousses d'émeraude ; et dans les retraits sombres, formés par la rencontre des gros rochers, pas un de ces méchants petits démons cornus, si souvent embusqués en des lieux pareils et qui ne manquent jamais de "s'aggripper" aux jambes des ermites imprudents, qui s'aventurent dans leurs parages.

P1200767Il parvint enfin au roc le plus élevé, et du coup toutes ses craintes tombèrent. La pierre sur laquelle il se trouvait formait une charmante petite esplanade, abritée du vent du nord par un autre rocher incliné contre elle, et la dominant de sa haute paroi ; tout autour émergeaient de la vallée de virginales parures d'églantiers en fleurs ; le ruisseau, là dessous, chantait ... site radieux ! site béni du Ciel ! ermitage prédestiné !

"Que vos oeuvres, Seigneur, sont donc belles, s'écria le bonhomme en tombant à genoux ! et que je serai bien ici pour chanter aux oiseaux vos louanges et pour marcher dans Votre Sainte Voie !"

Or, comme il venait de prononcer ces paroles, ses yeux s'abaissant sur la pierre, où il était agenouillé, y aperçurent deux excavations, pleines d'une belle eau limpide, l'une ronde, l'autre oblongue, et qui tout à l'heure assurément n'existaient pas.

Ainsi la Providence marquait à son serviteur sa divine mansuétude ; Elle le dispensait de recourir au ruisseau d'un accès difficile, enseveli qu'il était sous les rochers et parmi les ronces ; Elle lui fournissait dans la cellule même qu'il s'était choisie et l'eau pour ses ablutions, et l'eau pour se rafraîchir ... ! Je vous laisse à penser de quel coeur, devant un si bienfaisant prodige, le saint homme entonna le chant de triomphe des enfants de Dieu : "Lauda Jérusalem ! Dominum ! Lauda Deum tuum Sione !"

Le miracle de ces deux fontaines, soudainement creusées par une main invisible dans le dur granit, ne lui disait-il pas clairement l'agrément de la Providence à son installation sur ce "chiron" de Gastine ? Il y fixa donc son ermitage, et jamais au cours de sa vie qui fut longue autant que sainte, même au fort des plus brûlants étés, il ne vit tarir ces merveilleuses fontaines, encore que nulle source visible, ni même possible, ne les alimentât. Chaque jour il y trouvait en abondance une eau limpide, fraîche, délicieuse au goût, eau miraculeuse, dont le breuvage comme les ablutions fortifiaient son corps, macéré par le jeûne, faisait de ce corps un instrument résistant, souple, dont la bonne santé libérait son âme des tiraillements mesquins de la matière, et lui permettait de suivre sans arrière-pensées, ni distractions d'aucune sorte les épineux sentiers de la Vertu.

Dans les premiers temps de sa vie érémitique en ce désert, notre homme avait cru bien sincèrement n'y avoir jamais d'autres témoins que le Bon Dieu et la Vierge Marie, les saints du Paradis et les oiseaux des champs. Illusion profonde, illusion commune du reste à tous les vrais ermites, dont les humbles vertus ne soupçonnent jamais la puissance attractive qu'exercent leurs parfums.

Il advint donc là ce qui s'est toujours produit dans toutes les Thébaïdes ; aux parfums de la belle nature, notre pieux solitaire mêla, sans s'en douter, ceux de tant et de tant de vertus que la vallée en fut bientôt toute pleine, et que les alentours eux mêmes en furent embaumés.

Alors les pauvres "bagaudes", réfugiés dans le voisinage, ne tardèrent pas à visiter ce ravin ignoré des décurions rapaces de l'imonum et de Rauranum. Ils venaient, de combien de lieues ! jusqu'à la cellule rustique ; là ils s'agenouillaient en rond sur la pierre, et l'homme de Dieu leur enseignait le Christ et son Évangile, les prières qui donnent l'espérance, et les promesses de consolation.

Des années et des années passèrent ainsi ; puis un jour les sauvages visiteurs du saint homme ne trouvèrent plus que son corps étendu sur le rocher ! Le serviteur de Dieu n'était plus là : il venait d'échanger cette cellule précaire contre une des plus belles chambres du Paradis.

Ainsi l'hermitage n'avait plus d'ermite ; et si les visites continuèrent encore quelque temps à ce rocher, témoin d'une si merveilleuse histoire, elles s'espacèrent bientôt : au bout d'un an, elles étaient rares ; deux ans après la mort du consolateur il n'en vint plus.

Et l'oubli se fit sur cette belle vie, comme il se fait tôt ou tard sur les choses terrestres ; il ne resta plus personne à se souvenir de l'homme, plus personne à se souvenir de son humble maison. Et des années passèrent encore, puis des années ... !

Mais Dieu pouvait-il permettre que fut à jamais effacé de la mémoire des hommes le souvenir de son serviteur ? Pouvait-il permettre qu'un lieu, sanctifié par tant de hautes vertus, restât jusqu'au jugement dernier privé de la vénération des fidèles ? L'exemple de la vie des saints est trop nécessaire aux passagers de cette périssoire qu'est la vie humaine, pour que la Providence, compatissante à sa créature, consentit à jamais à cet anéantissement total du souvenir de ses élus. Il était donc équitable et juste que celui du pieux ermite vainquit l'indifférence oublieuse des hommes ; il était équitable et juste que ce rocher témoin d'une vie si belle, si conforme à la loi de Dieu, devint un jour pour les paroissiens de cette région de Gastine, un lieu de pèlerinage, un sanctuaire d'édification.

Tel fut sans doute le raisonnement de la Providence, car la merveilleuse histoire dont le souvenir semblait mort depuis tant d'années, devait un jour reprendre sa place dans le livre d'or des chroniques saintes, et le rocher de l'ermite redevenir ce qu'il était au temps des pauvres "bagaudes" : le rendez-vous secret des timides, des dispersés, des humbles, de tous ceux dont la prière aime les solitude, ou qui faute de pouvoir s'offrir un voyage vers de lointains sanctuaires plus célèbres, s'accommodent bonnement de ceux, moins illustres, que la Providence a mis à leur portée.

Est-il besoin de dire qu'un miracle fut à l'origine de cette résurrection ? Voici quel fut ce miracle :

Longtemps après le trépas du saint ermite, très longtemps après que le bonhomme et son ermitage eurent cessé de fournir un thème aux récits de veillées des vieilles gens, un fermier du voisinage s'avisa un jour d'un curieux phénomène : un de ses boeufs prospérait d'une façon étonnante, extraordinaire, incompréhensible pour qui savait le maigre "nourrin" de brandes et d'ajoncs de la contrée. Tandis que ses compagnons de pâturage restaient petits, maigres, efflanqués, laineux comme des ouailles, ce boeuf ingénieux grandissait à vue d'oeil, montrait un pelage luisant comme le pourpoint d'un prince, et une bedaine, Messeigneurs ! une bedaine à rendre jaloux Messire Gargantua.

Avec cela, fort comme un éléphant, faisant à lui tout seul le travail de six ; et quel bon caractère ! bref un boeuf comme on n'en avait jamais vu en Neuvy ni Largeasse, et comme on n'en reverra probablement jamais.

Stupéfait autant que joyeux de qualités aussi exceptionnelles, le brave fermier désira en connaître la cause.
Il se mit donc à observer son boeuf, surveillant ses repas à l'étable, épiant ses faits et gestes, l'ayant à l'oeil, surtout aux heures où le troupeau, lâché sur la brande, errait çà et là, "cherchant sa vie" parmi les broussailles d'un sol avare de ses dons.
Mais là comme à l'étable, le digne parthenais se comportait ni plus ni moins que ses congénères, broutait paisiblement, ruminait ensuite, et, ce faisant, regardait son maître avec de gros yeux étonnés, qui semblaient dire : "Mais enfin, que me veut donc cet animal là ?"

Alors le bonhomme rentrait chez lui de plus en plus perplexe ; et les jours passaient ; le boeuf prospérait ; et c'était tous les jours comme la veille ; la même surveillance dominicale, le même buisson creux.

P1200766Un soir pourtant, ayant prolongé plus longtemps qu'à l'ordinaire cette décevante observation, notre fermier fit une intéressante remarque ; il vit soudain l'animal, au repos depuis près d'une heure, se relever, se secouer, gaiement l'échine, puis, faussant compagnie à ses camarades maigres, tirer au large, d'un grand pas, dans la direction d'une petite vallée du voisinage, pleine d'un fouillis de verdure, où d'énormes "chirons" soulevaient ça et là leurs dos gris.
Le brave homme emboîta le pas à son boeuf, et le suivit jusqu'à l'orée de la petite vallée, où il ne tarda pas à le voir disparaître au détour d'un gros rocher, dans le mystère des végétations folles. Mais il n'alla pas plus loin, ce soir-là : cet endroit ne jouissait pas en effet dans le pays d'une réputation parfaite : "il y revenait", disait-on ; on y entendait la nuit des voix étranges, des chuchotements, d'inquiétants soupirs ; et puis il y avait des serpents !

Prudent, notre homme préféra donc s'asseoir au pied d'un arbre ; et il resta là, guettant le retour de son boeuf ; un petit quart d'heure ! puis un piétinement lourd se fit entendre derrière le rideau des saules ; un bruit de branches cassées, d'herbe froissée ; des éclaboussements d'eau dans les fougères, et le boeuf reparut, joyeux, gambadant la queue en trompette, comme s'il eut été un peu "gris", mais plus beau, plus étoffé, plus luisant que jamais. Il passa au galop devant son maître sans même le voir ; en quelques instants il avait rejoint le troupeau des boeufs maigres, et ceux-ci, s'interrompant de brouter, l'interrogeaient de leurs bons yeux étonnés, pleins d'une candide envie ;
"Quest-ce que du manges donc, toi, pour être si gras ?"

Le lendemain, à la même heure, même excursion du boeuf dans le petit ravin ; le surlendemain, même manège ; le troisième jour, le troupeau n'est pas sorti, le boeuf parut triste ; mais, le quatrième, les habitudes de libre pâture ayant été reprises, l'animal en profita pour faire sa petite promenade, et le soir, il était gai.
Le fermier notait soigneusement dans son esprit tous ces faits, tous ces symptômes : et l'heure de la fugue, toujours la même, et la gaîté du boeuf à son retour de la vallée mystérieuse, et sa tristesse sa dépression physique et morale quand il n'y allait pas.
"Demain, se dit-il, l'suivrai jusqu'au bout. Il y va bien, dans stio ptit ravin, li stio beu, qui n'est qu'une bête, i n'voué pas pourquoi moué qui sis son maître, qui ai reçu l'baptême, qui sis ine persounne chrétienne, i m'y frais pu mangér qu'li !"

C'est ainsi que le lendemain, son chapelet d'une main pour chasser les esprits mauvais, un gros gourdin de l'autre à l'usage de la vipère, il s'engagea bravement derrière son boeuf dans le vallon suspect.
Là, son espoir ne fut pas trompé ; il fut témoin de choses extraordinaires : au bout de cent pas dans un dédale de ronces et d'arbustes épineux, voilà que son boeuf, un drôle de boeuf décidément, avisant de gros rochers, entassés pardessus le ruisseau, se mit, à l'instar d'une genette, à sauter de bloc en bloc jusqu'au sommet du tas.

Il se trouvait là sur un énorme rocher au dos plat comme une table de noces, et qui devait être un bien drôle de rocher, lui aussi.
En effet, laissant aussitôt sa glorieuse rencontre, l'animal se mit à ... boire ! oui, à boire ! à boire à grandes lampées, bien rythmées, qui faisaient tout le long de son cou des glouglous caractéristiques ; à chacune, deux minces filets d'eau giclaient de la commissure de ses grosses lèvres. Il buvait comme boivent tous les boeufs ! on eut dit vraiment que le ruisseau, plus bas de vingt pieds montait à travers cette grosse pierre, pour apporter à ce maniaque de boeuf, trop délicat pour boire au ras du sol, le rafraîchissement de ses eaux. "Sans doute que la pierre est creuse, pensa le bonhomme et que la pluie y aura mis d'l'ève."
Et voulant voir de ses yeux le singulier abreuvoir, il quitta ses sabots, et, grimpant à son tour, rejoignit son boeuf.

La pierre était bien creuse, en effet, creuse de deux trous, l'un rond, l'autre de forme allongée, tous les deux pleins  ras bords d'une eau très claire, et le boeuf buvait tour à tour dans l'un et l'autre ... sans que dans l'un ni dans l'autre l'eau ne baissât.

Ce phénomène extraordinaire apparut tout de suite à notre fermier qui faillit en choir à la renverse :
"Dame ! Bé dame, murmura-t-il tout pâle, v'là bé sûr, qu'est poué naturel ! i avions cor jamais vu do sources pousser d'ssus les chirons !"

Car il fallait bien qu'il y eut là des sources, puisque l'eau ne baissait pas. Mais quelles sources extraordinaires ? Était-ce Dieu possible ? Comment à travers cette pierre au grain si dur, si serré ... ?
L'honnête cultivateur n'en croyait pas ses yeux. Aussi, dès que le boeuf eut terminé ses libations, et quitté la place, il plongea ses mains à tour de rôle dans les deux trous, en tâta soigneusement le fond, en explora de tous les côtés les parois, et ... resta quinaud, pas la moindre faille, pas la plus petite fissure ! le granit était lisse et poli comme de la porcelaine ; l'eau, c'était clair, ne venait pas d'en bas.
Mais elle ne venait pas non plus d'en haut, puisqu'il ne pleuvait pas. Alors ? ... oui ... alors ? d'où venait-elle ?

Et comprenant soudain que cette eau "ne sourçait pas, mais qu'elle se renouvelait d'elle-même", le bonhomme prit peur ; il retira précipitamment ses mains du liquide sorcier ; et se signa. Mais quelle ne fut pas alors sa stupeur, en remarquant tout aussitôt la disparition d'un coup de serpe donné à faux huit jours auparavant.
Cette cicatrice, mal fermée le faisait encore souffrir tout à l'heure ... maintenant, il n'en restait rien, pas même une marque sur la peau !

On a beau être un homme fait, un gros fermier bien "calé", avec du foin plein ses bottes, et jouir dans sa paroisse de la réputation d'un gaillard qui ne s'étonne pas pour peu de chose, on ne peut tout de même pas rester sceptique en présence de pareils prodiges. Songez donc ; une eau qui venait on ne savait où, et qui, mieux que çà guérissait !
Toutefois, si vive que fut l'émotion de cet esprit simple, elle ne se traduisit ni par des gestes excessifs, ni par des cris, ni par des larmes, mais par ce raisonnement simple comme son auteur et bien gastinais :

"Pisqu'stielle ève ale guarit les "coupes" do bounnes gens, olé bé sûr qu'ale sort poué d'la marmite d'o diable, qu'est ine mauvais galopin d'malheur, et qui n'se plait qu'à faire do mau. Mais pour stielle même cause, m'est avis que l'Bon Dieu qu'est l'Bon Dieu y a mis ses épices. Et autrement, parguienne, not'e beu qu'en boué tous les jours, li, et pas ren qu'ine chopine et bougre, comment qui frait pour ête si fort et si gras ? Eh bé, i va y gouter moi itou, à stielle ève ! Pisqu'all est boune aux boeufs, all doué bé ête bounne aux gens !"

Aussitôt dit, aussitôt fait et le digne homme se penchant sur l'une des fontaines, y prit à même tout comme son boeuf, une grande lampée d'eau. Le goût lui fit faire la grimace ! Il n'aimait pas l'eau, ce vieux-là ; il préférait le vin ; c'était bien son droit. Mais aussi comme il en était pour la justice il s'empressa de reconnaître que cette eau, si désobligeante dans la bouche, devenait une merveille dans l'estomac.

Du fait de cette seule gorgée, il se sentait tout à coup le coeur plus léger, les membres plus souples, la vue moins basse ; et dans sa vieille cervelle quel renouveau de jeunesse ! quelle belle humeur ! Plus de doute ! c'était bien cette eau qui faisait de son boeuf la gloire de ses étables, et l'envie de tous les "soigneurs" de la paroisse : "Pu b'soin d'l'empirique, pensa tout de suite ce gastinais pratique, ni même de mire ! y a dans stio deux "crôles" du Bon Dieu pu qui n'en faut pour "faire venir les bêtes, et pour faire vivre les chrétiens cent ans !"

Or, tandis qu'il se relevait, louant le Seigneur d'une si précieuse découverte, n'aperçut-il pas gravée dans la pierre à côté des miraculeuses fontaines, l'empreinte d'un gros pied fourchu, d'un pied de boeuf, du pied de son boeuf. Ainsi, par un nouveau miracle, la Providence avait inscrit sur ce roc le souvenir indélébile de cette aventure d'un boeuf, qui engraissait à vue d'oeil, parce qu'il venait boire chaque jour à ce nouveau rocher d'Horeb ; Elle marquait par ce signe, ce "bovis signum", qui devait subsister à travers les siècles, et sa volonté d'être invoquée en ce lieu sauvage par des générations et des générations d'hommes, et sa promesse à tous ceux, qui se soumettraient à ce commandement, de faire descendre les divines rosées de sa miséricorde sur les étables comme sur leurs maisons.

L'honnête homme qu'était notre campagnard ne voulut donc pas garder pour lui tout seul le secret de sa belle trouvaille, il le raconta à tous ses parents, à tous ses amis ; ceux-ci firent de même ; et comme en ce temps-là, le souffle desséchant de 1789 n'avait pas encore flétri dans les âmes simples la petite fleur bleue des saintes croyances, de beaux pélerinages s'organisèrent au signe du boeuf, au Boussignou comme on se prit à dire, et l'écho des merveilles qui en résultèrent remplit tout le pays.

On venait là pour prier, ou pour remercier ; on se désaltérait à l'eau des fontaines ; chacun remplissait sa gourde pour son bétail ; puis en manière d'ex-votos on disposait sur le rocher ces petites croix faites de deux brins de saules, et l'on rentrait chez soi, "le coeur ben aise", en chantant des cantiques ... Quelle bonne vie douce, mon Dieu, en ce temps-là !

C'est alors qu'un vieux moine de l'Abbaye de l'Absie, méfiant de sa nature, et curieux de savoir pour quelle raison la Providence montrait pour ce Boussignou tant de prédilection, se mit à fouiller patiemment les archives de son moustier, espérant y trouver quelque jour la clef de l'énigme.

Il devait être payé de sa peine.

En effet, après des mois de quêtes et de requêtes dans la poudre des parchemins, il finit par trouver, racontée tout au long dans un vénérable grimoire gothique, l'histoire de l'ermite et de son rocher.

Lui non plus ne fit pas mystère de sa découverte ; il la prêcha, l'expliqua, la commenta, et c'est ainsi qu'en dépit de l'incendie, à Niort, en 1800, des archives de l'Abbaye de l'Absie, la tradition de cette belle histoire est venue jusqu'à nous.

Et l'on vient encore au Boussignou mettre des petites croix sur le rocher de l'ermite ; mais on n'y vient plus comme jadis, en belles processions qui se déroulaient au gai soleil sur la brande rose, fifres sonnant, bannières en tête, avec Monsieur le Recteur en surplis des grands jours, qui chantait le magnificat, et sa troupe de petits enfants de choeur, balançant, de ci, de là leurs encensoirs vermeils, et dont les calottes rouges ondulaient au long des sentiers comme de grands pavots.

On vient encore au Boussignou ; mais on y vient tout seul, en cachette, la nuit, comme si l'on était honteux d'y venir, comme si l'on craignait d'être vu en y allant, comme si l'on commettait là quelque action ridicule ou mauvaise, et dont le secret ne doit pas être livré.

C'est que sur Neuvy, sur Largeasse, sur Vernoux-en-Gastine, comme sur tant d'autres paroisses de France, d'épaisses nuées depuis plus d'un siècle, obscurcissent l'azur du beau ciel, et sous leur voûte sombre les coeurs ont froid.

On vient encore au Boussignou ; mais d'année en année, le nombre des petites croix diminue ; les visites nocturnes se font plus rares, de plus en plus elles se cachent.

Et voilà pourquoi l'eau est devenue noire dans les fontaines. A quoi bon serait-elle claire ? Qu'importerait sa limpidité à ces ombres furtives, qui se glissent encore jusqu'à ce rocher, par les nuits sans lune ? Eut-elle même, cette eau, l'éclat du diamant, la transparence du cristal, qu'importerait, je vous le demande, à ces enfants de l'ombre, beaucoup moins pareils à de bons chrétiens, qu'à ces derniers druides, épars dans les forêts des Gaules, et qui, se cachant des légions, s'essayaient, la nuit, sur les pierres folles, à célébrer les mystères d'Hésus, mais n'y pouvaient jamais parvenir, ayant laissé pauvres fugitifs, trop de lambeaux de leur mémoire aux ronciers des chemins.

L'ABBAYE DE L'ABSIE

M. BRILLAUD

Revue du Bas-Poitou
1935 (2ème et 3ème livraisons)

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Commentaires
C
Bonjour peut on savoir comment obtenir votre brochure<br /> <br /> Merci
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La Maraîchine Normande
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