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La Maraîchine Normande
13 avril 2013

RÉCIT DU BAS-ANJOU ♣ LES DEUX COUPS DE FEU ♣ 1ère partie

RÉCIT DU BAS-ANJOU

LES DEUX COUPS DE FEU

1ère partie

Capture plein écran 13042013 182421

Un dimanche soir, vers la mi-novembre de l'année 1831, toute la famille des fermiers de La Tremblaye se trouvant réunie autour du foyer, la grand'mère tira de son bahut un gros paquet de fil fin qu'elle avait filé au rouet pendant les veillées d'automne, et, se tournant vers ses petits fils : - Les gars, leur dit-elle, vous devriez bien aller porter ce fil-là chez le tisserand Jagut, le petit bossu du village des Brandes.


Les trois enfans, qui épluchaient des châtaignes devant un bon feu, accueillirent par un prof¤nd silence la proposition de leur aïeule. - Allons, dit le père, partez et soyez obéissans. Il n'y a guère loin d'ici aux Brandes, il ne fait point froid ce soir, et depuis que le soleil est couché, il ne tombe plus de pluie.


L'aîné des trois enfans, René, qui avait quinze ans, se leva d'assez mauvaise grâce ; Pierre, le cadet, se mit en devoir de l'accompagner ; enfin Jean, le plus jeune, voyant ses deux aînés prêts à partir et déjà sur le seuil du logis, courut précipitamment se joindre à eux. Une fois dehors, les trois frères sifflèrent leur chien ; mais, contre leur attente, l'animal ne répondit point à l'appel. Françoise, leur grande s¤eur, l'avait enfermé dans l'étable aux vaches. Un peu déconcertés de se mettre en route à pareille heure sans être escortés par la vaillante bête dont ils auraient voulu s'assurer la protection, les trois enfans s'éloignèrent de la ferme à contre-coeur, frappant à qui mieux mieux de leurs sabots les cailloux du chemin. Ils ne s'aperçurent point que la porte de la maison, à peine fermée sur eux, s'était ouverte pour laisser entrer un étranger ; encore moins soupçonnèrent-ils que l'on avait emprisonné le chien pour l'empêcher de trahir par ses aboiemens l'arrivée de cet hôte mystérieux.


L'air était doux ; à travers les nuages brillaient quelques étoiles et un léger vent du sud faisait frissonner les feuilles mortes sur les noirs rameaux des vieux chênes. Par instans, la lune éclairait les coteaux boisés entre lesquels coulent l'Oudon et la Verzée, petits cours d'eau sinueux et encaissés qui vont se jeter dans la Mayenne, tout près du Lion d'Angers. Les gouttes de pluie, glissant à travers les buissons de houx, tombaient lentement dans le creux des fossés. Les chouettes et les hiboux se répondaient d'une voix sonore au fond des vallées ; les têtes cagneuses des arbres émondés se penchaient sur les haies comme des ombres grotesques et menaçantes.


Les trois enfans, qui n'avaient jamais fait cent pas hors de la ferme à pareille heure, commencèrent à se sentir pris d'une vague de frayeur. Le plus jeune allongeait le pas pour ne point rester en arrière de ses deux aînés, qui marchaient vite et serrés l'un contre l'autre. Au moment où ils allaient entrer dans un chemin plus étroit et plus sombre, René dit à ses frères : - Il faut chanter, voulez-vous ?


Tous les trois, ils se mirent à entonner à plein poumons, sur un rythme traînant et cadencé, la complainte bien connue d'Henriette et Damon ?
D'une noble famille
Était le beau Damon ;
Henriette était fille
D'un seigneur de renom ...
A la fin de ce premier couplet, la mémoire fit défaut aux jeunes chanteurs. - Après ? ... dit René. Comment donc qu'il y a ? ... Je la savais toute dimanche dernier ! ... Voyons, recommençons, les gars ; le reste va nous revenir.
Et ils reprirent :
D'une noble famille
Était ...
Ici, la voix s'éteignit complètement dans le gosier des trois frères. Une lueur bleue, mêlée de rouge, venait de s'élever devant eux, à travers les airs. - L'Eclairoux ! s'écria René d'une voix étranglée. - L'Eclairoux ! répétèrent en tremblant les deux plus jeunes frères.


Puis, prenant leur course droit devant eux, à travers les ornières, dans l'eau, dans la boue, se poussant, se heurtant, se culbutant, ils arrivèrent, crottés, mouillés, frappés d'épouvante et haletans, au village des Brandes. Le paquet de fil s'était échappé des mains de celui qui le portait. Les trois frères, se trouvant au milieu du petit hameau, frappèrent à coups redoublés à la première porte qui se présenta devant eux.
- Qui va là ? demanda prudemment le maître du logis, Joseph Gambille, vieux journalier qui vivait seul dans sa pauvre maison.
Personne ne répondant, le vieillard entr'ouvrit le volet de sa fenêtre, et, rassuré par la vue des trois enfans, il se décida à tirer le verrou de la porte. - En conscience, c'est les petits gars de La Tremblaye, dit-il en les faisant entrer, qu'avez-vous donc à être si pâles ? Vous a-t-on fait du mal ? Y a-t-il quelque malheur chez vous ? ...
L'aîné des trois frères raconta comment, s'étant mis en route pour apporter un paquet de fil au tisserand Jagut, ils avaient rencontré l'Eclairoux.
- En êtes-vous bien sûrs ? demanda le journalier en remettant le verrou de sa porte.
- Il a passé devant nous comme une flamme, répondit René, et si vite, si vite, que nous avons eu bien du mal à nous sauver, n'est-ce pas Pierre ?


Pierre et Jean affirmèrent que René disait vrai. Ils croyaient, tant ils étaient effrayés, avoir vu deux ou trois flammes bleues à leurs trousses, et même le plus petit en avait perdu un de ses sabots dans sa course précipitée.


- Allons, mes enfans, dit le journalier, le paquet de fil et le sabot se retrouveront demain au jour. Il faut retourner chez vous ; je vais vous conduire, attendez que j'allume ma lanterne.


Le vieux journalier eût préféré se mettre tranquillement au lit et dormir dans sa cabane bien close ; mais, par pitié pour les enfans effarés qui n'osaient se risquer seuls par les chemins après ce qu'ils venaient de voir, il se décida à les reconduire vers la ferme de La Tremblaye. Ils marchèrent tous les quatre d'un pas mal assuré, n'osant point porter les yeux en haut de peur d'apercevoir la terrible lumière bleue. Il était bien huit heures du soir, depuis trois grandes heures le soleil avait disparu de l'horizon ; la nuit régnait donc d'une façon complète, la nuit qui jette dans les âmes l'inquiétude et la peur.

Sous l'empire des ténèbres, le vieillard et les enfans parlaient à voix basse comme s'ils eussent redouté être entendus de quelque invisible ennemi. Enfin, ceux-ci, se voyant près d'arriver à la ferme, commençaient à reprendre courage, tandis que celui-là se trouvant un peu éloigné de chez lui, devenait de plus en plus accessible à la frayeur. - Mes petits gars, dit le journalier, vous voilà bientôt rendus, n'est-ce pas ? Vous irez bien tout seuls ? ... Bonsoir ...
- Bonsoir et grand merci, répliquèrent les trois frères ; vous ne voulez pas venir un peu plus loin ?
- Nenni, les enfans, je suis las ... Bonne nuit ...
- Bonne nuit, répétèrent en choeur les enfans pour se donner du courage et de l'assurance, bonne nuit ! ...
- Prenez bien garde de tomber, cria le journalier en s'éloignant d'un pas rapide ... Ne courez pas trop vite ...


Les enfants ne l'entendaient plus qu'il leur parlait encore en élevant la voix pour éloigner autant que possible la frayeur qui commençait à l'envahir à son tour ; mais il avait beau faire, la peur était en lui. Sa lanterne, qui éclairait fort mal, projetait sur les buissons des lueurs blafardes et découpait sur les flaques d'eau des ombres bizarres. Enfin, comme il se baissait pour ramasser le fil et le sabot, restés dans une ornière, la lumière bleue dont les enfans avaient signalé l'apparition se montra à ses yeux ... Le pauvre homme poussa un cri, laissa tomber dans la boue sa lanterne, qui s'éteignit aussitôt, et roula tout de son long sur le bord d'un fossé en poussant un cri de terreur.


- Holà ! père Gambille, s'écria une voix flûtée que le pauvre vieillard à moitié mort de peur reconnut pour être celle du tisserand Jagut, qu'est-ce qui vous prend donc ? Avez-vous bu un coup de trop ce soir ? Où diable avez-vous été vous jeter là, les quatre fers en l'air ? Donnez-moi la main, que je vous aide à regagner votre logis ...
- Vous ne l'avez donc point vu, vous ? demanda Gambille en se relevant avec effort.
- Qui ça ? reprit le tisserand.
- Mais le farfadet, l'Eclairoux, qui brillait rouge comme flamme et montait dans le ciel plus haut que ces peupliers du bord de l'eau.
- Tenez, père Gambille, répliqua Jagut, qu'une assez longue station au cabaret rendait plus courageux qu'à l'ordinaire, je ne crois point à ces bêtises-là ... J'ai vu souvent, le soir, des petites lueurs bleues et rouges danser sur l'herbe des prés ; il y en a qui en ont peur, et moi, ça m'amuse ... Quant à celle de ce soir, m'est avis que ce n'est ni le farfadet, ni l'Eclairoux ... Il y a des conscrits réfractaires cachés dans les bois là-bas, et je parie que ce sont eux qui font des signaux à ceux des autres communes. Vous devez bien en savoir quelque chose, vous, père Gambille. Le dernier de vos fils, Charlot, n'en est-il pas ?
- S'il en est, je n'y suis pour rien, répondit le vieillard. Partir pour partir, il a mieux aimé battre le pays et se cacher de ferme en ferme que d'aller faire le coup de fusil en Afrique ... C'est son idée !
- Ah ! si j'avais pu être soldat, moi, reprit le tisserand bossu, j'aurais bien aimé à voyager ... mais ils m'ont dit que je n'avais pas la taille ... C'est égal, ces méchans gars-là nous causent bien de la misère ... ; les gendarmes sont toujours à rôder par les champs. Il n'y a plus moyen de tirer un lièvre par-dessus les haies ; allez donc à cette heure tendre vos collets à perdrix ! ... avec ça qu'il est défendu d'acheter de la poudre et d'avoir un fusil ...
- C'est vrai que le temps n'est pas bon pour les braconniers, répondit Gambille ...  Mais enfin, Jagut, il faut avoir pitié de ces pauvres gars-là qui courent comme des renards de terrier en terrier ... Et puis il ne ferait pas bon les dénoncer ...
- Ah bah ! j'ai peur d'eux comme de l'Eclairoux, dit le tisserand ; des poltrons qui aiment mieux périr de misère que d'être soldats. Vous verrez si je n'en fais pas prendre quelques uns ... Ah ! si j'avais eu la taille ! ... Bonsoir, père Gambille ; vous voilà devant votre porte, et la mienne est à deux pas ...


Resté seul, le tisserand cherchait sa clé au fond de sa poche, lorsque deux mains vigoureuses se posèrent sur ses deux épaules. Il voulut pousser un cri ; mais un mouchoir jeté sur sa figure étouffa le son de sa voix. L'un des invisibles personnages qui le tenaient au collet lui dit tout bas à l'oreille : - Jagut, te voilà entre les mains de ces méchans gars que tu voudrais voir à cent lieues ! ... Marche, bossu, marche droit devant toi ... Tu as les yeux bandés mais nous te pousserons par les épaules. Viens, nous voulons te faire faire une promenade ...


Le pauvre tisserand tremblait de tous ses membres. Il ne voyait rien ; ceux qui l'accompagnaient gardaient un silence absolu ; seulement le bruit de leurs pas faisait connaître qu'ils pouvaient être une vingtaine.


Après avoir marché deux longues heures, la troupe fit halte au milieu d'une lande. Là ordre fut donné au tisserand bossu de se mettre à genoux. Celui qui commandait la bande s'approcha de lui, et après avoir dit à ses hommes de former le cercle autour du prisonnier, il cria d'une voix brève et vibrante : - Jagut, à genoux ! ... Tu va répéter tout ce que je te dirai, entends-tu ? ... Voyons, écoute bien. Je suis un lâche. Et le bossu terrifié répéta : - Je suis un lâche. - Un traître, un dénonciateur, l'ennemi des pauvres jeunes gens qui refusent de servir le gouvernement d'aujourd'hui ... Je leur en veux parce que je suis laid, difforme, désagréable aux belles filles du canton, qui me préfèrent les vagabonds, les réfractaires, les loyaux gars en guerre avec l'état. - Le bossu répéta mot à mot toutes les injures qui lui étaient adressées ; quand il eut fini, le chef des réfractaires lui dit encore : - Lève-toi maintenant, fait trente pas avant d'ôter le mouchoir qui te couvre les yeux, et puis après va-t'en au chenil ... Souhaite le bonsoir au père Gambille, et dis-lui que son fils Charlot est en bonne santé ; mais ne parle à personne de la promenade que tu viens de faire, entends-tu ?


Le tisserand bossu ne se le fit pas dire deux fois. Rendu à la liberté, il se secoua comme un caniche qu'on a débarrassé de son collier et courut droit devant lui, au hasard, pendant cinq minutes ; mais il avait beau ouvrir les yeux, la nuit était profonde, et il ne retrouvait pas son chemin. Errant à l'aventure, le tisserand tantôt s'enfonçait dans la boue jusqu'à mi-jambe, et tantôt se heurtait aux ronces et aux buissons. La pluie recommençait à tomber, fine et serrée ; tout était noir au ciel et sur la terre. - Ils me le paieront, murmurait le bossu ; les vauriens ! ... M'arrêter en pleine nuit, me tourmenter, me maltraiter sans pitié ... Ils ont beau se cacher, je finirai bien par mettre les gendarmes à leurs trousses ! ... Moi, je suis un homme d'ordre et je veux que force reste à la loi ! ... En attendant, me voilà mouillé jusqu'aux os ... Quel chien de temps ! ...
- Halte-là, camarade ! cria une voix, où courez-vous à pareille heure ? ...


Le tisserand Jagut ne répondit pas ; cette fois il avait affaire à deux gendarmes qui lui barraient le chemin avec leurs carabines.
- D'où venez-vous ; où allez-vous, qui êtes-vous ? demanda le brigadier.
- Je suis Jagut, le tisserand des Brandes.
- Vous êtes tisserand et braconnier aussi, n'est-ce pas ? De braconnier à chouan il n'y a que la main.
- Je vous dis que je rentre chez moi, reprit le bossu ; mais je ne sais en vérité pas d'où je viens.
- Vraiment ! répliqua le brigadier, vous ne savez pas d'où vous venez ? Je vais vous le dire, mon brave homme ; vous venez d'assister au conciliabule que les chouans ont tenu quelque part dans les landes, et vous allez porter le mot d'ordre dans les communes voisines ! ... Il y a une place pour vous dans la prison de Ségré ; vous y serez mieux qu'à barboter dans les ornières par une semblable nuit ...
- Messieurs les gendarmes, dit en pleurant le pauvre Jagut, vous êtes dans l'erreur ! ... Il s'est passé des choses que je ne saurais vous raconter ...
- Vous les raconterez au juge d'instruction ...
- Je ne les dirai ni au juge d'instruction ni au président, répliqua le tisserand ... Foi d'honnête homme, je suis innocent comme l'enfant qui vient de naître. Laissez-moi donc retourner chez moi, messieurs ; si vous voulez me faire l'honneur d'entrer, je vous offrirai un verre de vin blanc du meilleur cru ... J'ai grand besoin de me reposer après les fatigues de la nuit.
- Merci du vin blanc, répondirent les incorruptibles gendarmes ; nous avons pourtant grand'soif et un fier appétit ... Allons, en route pour la prison ...
- Non, s'écria le bossu exaspéré, non, je ne veux pas y aller ...
Si je vous faisais prendre un chouan, me relâcheriez-vous ? ...
- Donnez-nous une preuve de votre innocence, et nous vous laisserons aller ; dites-nous d'où vous venez.
- D'où je viens, dit le bossu, encore une fois, je ne le sais pas ; mais je crois savoir où vous trouverez un réfractaire, et des plus intrépides, ... le fils du père Gambille, Charlot, qu'ils appellent le Grand-Noir ...
- Cette capture-là aurait son prix, répliqua le brigadier, et je vous lâcherais bien pour avoir le Grand-Noir, car vous m'avez l'air chétif, vous, et contrefait, mon camarade. Eh bien ! où est-il le Grand-Noir ? ...
- Il m'est avis que vous le trouverez à La Tremblaye, vous savez bien où c'est ? la ferme qu'on voit de si loin sur la hauteur ? ...
- Merci du renseignement ; on voit que vous êtes au fait des allures de ces messieurs, dit le brigadier ... Mais un tiens vaux mieux que deux tu l'auras ; vous comprenez ? En prison, mon ami ; il y a assez longtemps que vous nous tenez là, sans doute pour que les autres puissent gagner leur retraite.


Parlant ainsi, le brigadier intima au bossu l'ordre de marcher en avant. Celui-ci désappointé et furieux, obéit à la force, en répétant avec des larmes : - Moi qui suis un homme d'ordre, moi qui gémis de voir la jeunesse méconnaître l'autorité des lois, me voilà emmené contre un malfaiteur, comme un rebelle ! - Insensibles à ses lamentations, les deux gendarmes le serraient de près, secouant de temps à autre leurs chapeaux à cornes recouverts de toile cirée, sur lesquels la pluie ruisselait en abondance.

Deuxième partie ICI

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