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La Maraîchine Normande
13 avril 2013

RÉCIT DU BAS-ANJOU ♣ LES DEUX COUPS DE FEU ♣ 2ème partie

RÉCIT DU BAS-ANJOU

LES DEUX COUPS DE FEU

2ème partie

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Une heure environ avant l'aube du jour, les habitans de la ferme de La Tremblaye furent éveillés par un petit coup frappé sur le volet de la fenêtre. Le fermier, Jacques Aubin, sauta à bas de son lit et prêta l'oreille au bruit du dehors, pendant que sa fille Françoise montait avec précipitation l'échelle de meunier qui conduisait au grenier. - Charlot, dit celle-ci à demi-voix, Charlot Gambille, lève-toi, on frappe en bas ...
Charlot, qui dormait tout habillé sur le foin, fut bientôt debout.
- Sont-ce les gendarmes ? demanda le jeune réfractaire.
- Je n'en sais rien, répliqua Françoise ; voilà mon père qui ouvre la porte.


La porte s'ouvrit en effet, et le bossu Jagut, mouillé jusqu'aux os, crotté comme un barbet, s'élança au milieu de la ferme : - Père Jacques, dit-il en se secouant, allumez un grand feu, s'il v¤us plaît, car j'ai bien besoin de me sécher. Quelle nuit, mon Dieu ! ... Eh bien, pourquoi me regardez-vous donc ainsi avec votre lanterne ? ... C'est moi, n'ayez pas peur ! Charlot ... Eh ! Grand-Noir, tu es là-haut, n'est-ce pas ? ... Descends donc, je vais t'en conter de belles ! Tu n'as qu'à faire ton paquet et dire adieu à Françoise, mon garçon ... Les gendarmes feront bientôt une visite à La Tremblaye, ils savent que tu es ici, c'est moi qui le leur ai dit ...


A ces mots, Charlot Gambille descendit furieux du grenier, où il se tenait caché, et sauta d'un bond sur le tisserand bossu. - Holà ! mon garçon, reprit vivement celui-ci, tu ne m'étrangleras pas avant de m'avoir entendu, n'est-ce pas ? ... Eh bien ! oui, je t'ai dénoncé, et je viens pour te sauver à cette heure ; écoute-m¤i !
Le bossu raconta tous les évènemens de la nuit, comment, après avoir subi les mauvais traitemens des réfractaires, il avait été emmené, malgré ses réclamations, par les gendarmes qui le conduisaient droit à la prison. - C'était bien fait pour toi, s'écria Charlot ; tu tiens des propos sur nous au cabaret. Si nous avions une prison pour t'y mettre, nous autres, il y aurait longtemps que tu serais à l'ombre.


- Oui-dà, répliqua Jagut, merci du compliment. T'ai-je jamais fait du mal, à toi ou aux autres ? C'était dimanche, et j'ai un peu trop causé après avoir bu, voilà tout. La pluie et la peur m'ont dégrisé ... Assieds-toi là, près de moi, et écoute-moi jusqu'au bout. Les gendarmes m'emmenaient donc, et bon train encore, la pluie sur le dos, à travers les fondrières. Ennuyé de suivre les chemins creux, je leur ai offert de les guider par le coin de la grand'lande qui touche le bois. Bah ! nous n'avions pas marché pendant dix minutes, que vingt coups de feu sont partis d'un bouquet d'arbres, sur la lisière du bois ; nous avions donné au beau milieu de la bande de réfractaires. Les gendarmes, cédant au nombre, se sont mis à fuir, et ils m'ont laissé libre, non sans m'avoir lâché deux coups de carabine. Tu me le paieras, gredin de chouan ! me cria le brigadier ... Ils croyaient que je les avais fait tomber dans un piège ... Je n'y songeais guère ... Au milieu de la bagarre, une balle a percé mon chapeau, et je l'ai échappé belle. Il n'en est pas moin vrai qu'après une pareille aventure, me voilà compromis autant que toi. Pour me justifier, il faudra peut-être aller faire un tour en prison ! ... Coquin de sort ! je voulais rester neutre, et voilà qu'il m'arrive deux affaires dans une seule nuit ... C'est jouer de malheur !
- Sans vous offenser, maître Jagut, interrompit le fermier Jacques Aubin, vous avez toujours été un peu chasseur, et les chasseurs disent parfois deux choses ...
- Qui sont fausses ! ... On sait cela, père Aubin ; mais vous voyez bien que mon chapeau a un trou : ... c'est là une preuve de la vérité de ce que je raconte.
- As-tu vu les camarades ? demanda le réfractaire ; leur as-tu parlé ?
- Pas si bête ! répondit le tisserand. Ils auraient cru que j'amenais les gendarmes sur leurs traces et que je voulais me venger des misères qu'ils m'avaient fait endurer. Après les coups de feu, ils se sont mis à courir en criant : "Au carrefour, les gars ! ..." Et moi j'ai détalé à toutes jambes. Les gendarmes m'ont eu l'air de prendre du côté du chef-lieu pour aller prévenir la troupe. Ils ne viendront pas par ici ce matin ... Et votre fil, père Aubin ? Mon voisin Gambille l'a retrouvé avec le sabot du petit. Je vais m'occuper de faire votre toile, si je ne suis point emmené en prison. Cette idée-là me tracasse ! ...
- Vous êtes bien avec le maire, vous, reprit le fermier, et puis vous n'avez pas l'air bien à craindre ! ...
- Si on te fait de la peine, eh bien ! viens avec nous, fais-toi chouan ! dit Charlot.
- Ce n'est pas mon opinion, répondit le tisserand en hochant la tête, parce que je crois que les chouans ne seront pas les plus forts ! ...
- Tu ne sais pas tout, répliqua le réfractaire. Pendant l'hiver, nous allons tenir la troupe en alerte et nous organiser tout doucement. Au printemps, quand les haies seront fourrées et que les blés commenceront à monter, nous entrerons en campagne. Tout sera prêt en Bretagne, en Vendée, sur les deux bords de la Loire ... Allons, il faut que je parte ; les autres sont loin déjà, et le jour ne va pas tarder à paraître. Nous irons de compagnie jusqu'au village des Brandes, n'est-ce pas, Jagut ? J'ai besoin de dire adieu à mon père ... Qui sait quand je le reverrai ? ...


Comme il parlait ainsi, l'aïeule, qui l'écoutait du fond de son lit, placé à l'angle le plus rapproché de la cheminée, entr'ouvrit les rideaux de serge verte, et se dressant sur le coude : - Ah ! jeunes gens, dit-elle d'une voix ferme, si vous aviez vu comme moi la grande révolution, vous y regarderiez à deux fois avant de commencer la guerre des haies, ... sans trop savoir ni pour qui ni pour quoi ! ... Vous serez bientôt ennuyés de battre le pays comme des vagabonds, toujours inquiets, sans repos ni trève ! ...
- Dame ! répliqua Charlot, c'est bien dur aussi d'être soldat ; ... on en a pour sept ans ! ... J'aime mieux faire comme les autres ; d'ailleurs ceux qui connaissent les affaires ont dit qu'il y aurait bientôt du changement, et on nous donnera notre congé avec des récompenses ! ...
- S'il y a des récompenses, elles ne seront pas pour vous, mes pauvres gars, répondit la vieille femme ; mais s'il y a des coups à recevoir, vous en aurez la meilleure part. A ta place, Charlot, j'irais faire ma soumission ... Une fois ton temps fini, tu reviendras au pays, tu retrouveras ma petite-fille Françoise en âge de s'établir ... Elle ne peut pas songer de si tôt à se marier ; une enfant de dix-huit ans qui n'a pas encore amassé un sou d'épargne.
- Ma mère a raison, dit tout bas le fermier Jacques Aubin ; les anciens ont vu plus de choses que nous ; ils donnent de bons conseils ! ... J'ai été soldat, moi, j'ai fait la guerre, et j'en suis revenu.


Le jeune réfractaire baissait les yeux, et ne répondait pas. Les trois garçons de la ferme, ceux-là même qui la veille au soir avaient eu si grand'peur à la vue de l'Eclairoux, venaient de se glisser auprès du foyer, à demi éveillés, bâillant encore, et se frottant les paupières. Ils regardaient avec surprise le grand Charlot, qui se tenait immobile et pensif sous le manteau de la cheminée, comme un écolier en pénitence, tandis que la lumière fumeuse de la résine dessinait vaguement sur le mur de l'âtre la silhouette du tisserand bossu. Ce qu'ils faisaient là tous les deux, et comment ils étaient venus, les enfans ne parurent pas s'inquiéter de le savoir, ils ne le demandèrent à personne. Françoise, leur soeur aînée, vint jeter quelques brassées d'épines dans le foyer pour ranimer la flamme, et Jean, le plus petit des trois frères, monta sur le bahut pour décrocher la cage d'osier, prison fragile dans laquelle il tenait captif un geai turbulent et criard. L'oiseau, rendu momentanément à la liberté, courut en sautillant sur les bancs de bois et sur la table où Françoise achevait de servir le premier repas du matin. Il y avait une assiette et un morceau de pain pour chacun des deux hôtes que le hasard avait réunis sous le toit hospitalier de la ferme. Le tisserand Jagut déjeuna de bon appétit ; il n'en fut pas de même de Charlot Gambille, qui mangea rapidement et sans rien dire. Les premières lueurs du jour étaient pour lui le signal de la fuite. Déjà le fermier Jacques Aubin attelait ses boeufs, en compagnie de l'aîné de ses garçons, pour aller au labour ; les deux jeunes frères conduisaient les vaches au pâturage, et l'aïeule, qui s'était habillée derrière les épais rideaux de serge, s'installait devant son rouet, auprès du feu. On était au lundi matin. Le travail recommençait avec la semaine. Françoise allait et venait par la maison, mettant tout en ordre, frottant la table et les armoires, agitée, mais silencieuse.
- Vous êtes bien heureux, vous autres, de pouvoir rester en paix chez vous et de travailler librement ! dit Charlot à la jeune fille ; moi, il faut que je parte ... Adieu, Françoise ! - Et il ajouta à voix basse : "- Viens, que je te parle.


Françoise sortit à petit bruit, et quand ils furent tous les deux derrière la haie du jardin ; - Voyons, dit le réfractaire, que faut-il que je fasse ? On s'ennuie de me donner asile ici ; on me conseille de me rendre.
- Si tu était parti soldat tout de suite, tu aurais peut-être mieux fait, repartit Françoise.
- S'en aller à cent lieues, à deux cents lieues d'ici ! rester absent six ou sept ans sans revoir le pays, sans parler à ceux qu'on aime ...
- N'y a-t-il pas des semestres ? Ton cousin André n'est-il pas venu ce printemps, même qu'il a donné le pain bénit en habit de lancier, un joli uniforme, et qui aurait bien été à un beau gars comme toi ?
- Tu me trouves donc beau ? dit le réfractaire à la jeune fille, qui se retournait en rougissant. Comment veux-tu que je te quitte après une parole comme celle-là ? ... Non, je ferai comme les autres ... arrive que pourra ! ...
- Et moi je ferai comme les autres jeunes filles, je prierai pour que le bon Dieu te garde ... Il y avait bien des cierges allumés hier à l'autel de la Vierge ...
- Prie pour moi, Françoise, car je n'ai guère confiance dans les projets de nos chefs ; la troupe arrive de tous côtés ; nous serons bientôt traqués comme des loups ... C'est pourtant une drôle d'idée de faire la guerre pour ne pas être soldat ! A la grâce de Dieu ; je ne suis pas le seul !
- Voilà le jour qui vient, sauve-toi, dit Françoise, tu as du chemin à faire avant d'avoir rejoint tes camarades ... Adieu et bonne chance.


La jeune fille prit la main du réfractaire et la serra vivement. Françoise versait de grosses larmes ; Charlot, ému et le coeur troublé, rejoignit à l'entrée du chemin le tisserand Jagut, qui l'attendait avec une vive impatience. Tous deux, ils cheminèrent rapidement et en silence vers le village des Brandes. Déjà le jour commençait à poindre. Des bandes de corneilles volaient en croassant sous les nuages pâles, et les vanneaux s'abattaient avec des cris aigus sur les prés humides. Le ciel avait un aspect gris et froid ; la terre se jonchait de feuilles sèches secouées par la brise, derniers débris de la parure fanée du printemps. Cà et là pourtant brillaient les graines rouges des houx au feuillage vert, qui semblaient soutirer à eux tout ce qui restait de sève dans la nature, comme ces coeurs généreux qui conservent leur ardeur au milieu de l'affaissement général. Pressé d'aller rejoindre les siens, le jeune réfractaire courait le long des haies, évitant les routes battues.

Au milieu de ces campagnes qu'il avait tant aimées, et qu'il parcourait autrefois si librement, tout était devenu pour lui un objet d'épouvante. Le vol tardif du merle à travers les halliers, l'aboiement lointain d'un chien, le faisaient frissonner. Il se disait avec amertume qu'il eût mieux valu partir soldat au premier appel que de céder aux conseils de ceux qui l'avaient jeté dans une existence pleine d'inquiétudes et de périls. Puis, à la pensée qu'il lui faudrait quitter le pays, il se sentait pris de colère et de chagrin : il appartenait à cette race de paysans fidèles au sol, dont le regard n'a jamais embrassé plus de deux lieues d'horizon, et qui ne respirent plus à l'aise hors de la paroisse où ils ont été baptisés. C'était déjà bien assez pour lui de suivre les bandes qui devaient faire une pointe dans les départemens voisins, afin de se mettre en communication avec la Bretagne et la Vendée. Au moins cette campagne, qui lui semblait si lointaine, il l'entreprendrait avec ceux de son village, avec les jeunes gars dont il savait les noms, et dans la compagnie desquels il avait si souvent, au retour du catéchisme, cherché des nids sous les buissons. De deux maux, il choisissait celui qui lui semblait le moindre ; si sa main eût rencontré dans l'urne un numéro plus élevé, jamais il n'aurait quitté l'aiguillon pour le mousquet, parce qu'aucune mesure inique ou vexatoire n'était venue jeter le trouble dans ces tranquilles campagnes. On y regrettait le passé, on se défiait de l'avenir, mais on ne haïssait pas le présent au point de s'insurger d'instinct et avec enthousiasme ; seulement, à force d'entendre répéter que le nouvel état de choses ne durerait pas, les paysans avaient fini par le croire, et les réfractaires qui s'étaient mis en hostilité avec la loi prêtaient volontiers leurs concours à ceux qui se montraient décidés à engager la lutte. Les fils des chouans, alertes et énergiques comme leurs pères, s'étaient jetés dans une entreprise hasardeuse avec cet entrain et cette docilité intelligente qui font d'eux, sous les drapeaux, des soldats aussi intrépides que dévoués.

Troisième partie ICI

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