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La Maraîchine Normande
13 avril 2013

RÉCIT DU BAS-ANJOU ♣ LES DEUX COUPS DE FEU ♣ 3ème partie

RÉCIT DU BAS-ANJOU

LES DEUX COUPS DE FEU

3ème partie

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En quittant la ferme de la Tremblaye pour aller au village des Brandes, on suit un chemin tortueux et encaissé, sur lequel se penchent, à droite et à gauche, des châtaigniers séculaires aux troncs creux, des pommiers aux branches moussues, toutes hérissées de touffes de gui. Des deux côtés se dressent des haies épaisses formées d'arbustes épineux, que relient entre eux les ronces et les églantiers. C'était précisément celui au bout duquel les enfans avaient cru voir l'Eclairoux. Avant de s'engager dans cette r¤ute étroite, Charlot Gambille promena ses regards sur l'horizon déjà blanchi par le crépuscule du matin. Un moulin, perché sur une colline lointaine, cargna subitement ses voiles, cessa de virer, puis se remit en marche. ...
D'autres moulins imitèrent en tous points ce mouvement, et de proche en pr¤che le signal se répéta dans tout le canton.
- Jargut, dit le réfractaire, les troupes sont sur pied. Les moulins ont parlé ...
- Sauvons-nous, dit le bossu ; je suis tombé entre les mains des chouans, puis dans celles des gendarmes, et je n'ai point envie d'être arrêté par les soldats.
- Attends-moi ici, dit Charlot ; mon fusil est caché dans le creux du chêne que tu vois là, tout près ; il faut que je l'en retire ... Je le tiens ; il est chargé, et dans ma poche j'ai des munitions ... Marchons vite.


Le tisserand et le réfractaire marchaient derrière la haie, de manière à pouvoir fuir à travers champs. A quelques centaines de pas devant eux se montrèrent bientôt les pompons jaunes d'une douzaine de voltigeurs qui s'avançaient lentement, comme des hommes las et ennuyés. Le métier de batteurs de haies ne leur plaisait guère ; arrivés depuis peu de jours dans le pays, ils le parcouraient pour la première fois. Ils allaient donc, le fusil sous le bras, fredonnant à voix basse quelque refrain de bivouac, sans se douter que les moulins avec leurs grands bras signalaient aux réfractaires leur marche matinale. Fils de cultivateurs pour la plupart, ces soldats contemplaient la campagne avec une certaine mélancolie ; l'aspect des champs éveille toujours des idées de paix et de tranquille bonheur qui portent à la rêverie.


Les militaires arrivaient donc par l'étroit chemin. Le bossu terrifié s'était guindé sur la tête d'une souche creuse dans laquelle il se laissa glisser ; il y disparut complètement sous des masses de lierre. Son compagnon, le réfractaire, blotti au pied du même arbre, immobile, retenant son haleine, épiait la marche des voltigeurs. Ceux-ci passèrent, en donnant çà et là quelques coups dans les buissons, comme le chasseur qui veut lever un lièvre.

- Il n'y a pas plus de chouans que de bédouins dans ce pays-ci, dit un caporal.
- Tu verras, répliqua tout bas Charlot Gambille, qui tenait son fusil armé.
- C'était bien la peine de nous faire lever à deux heures de la nuit, reprit un soldat.
- Silence, interrompit le sergent ; je t'enverrai à la salle de police, toi ... Voyons, conservez vos distances ; vous voilà en désordre comme des paysans qui reviennent de la foire ...
Quand trois cannes vont aux champs,
La première va devant ...
A ce vieux et gai refrain, chanté en nasillant par le clairon, tous les voltigeurs éclatèrent de rire, et le détachement, retrouvant sa bonne humeur, se mit à gravir lestement le chemin creux qui conduisait à La Tremblaye.
- Jagut, n'aie pas peur, dit alors Charlot, je fais feu ... Ah ! ils croient qu'il n'y a pas de chouans par ici !


Le coup partit, et la balle, après avoir ricoché sur un caillou, alla frapper le bras gauche du clairon, qui soutenait avec la paume de la main la crosse de sa carabine suspendue en sautoir. Il y eut un moment de surprise parmi le détachement ; chaque soldat saisit son arme et regarda le sergent, qui venait de répondre au coup de fusil par un juron énergique. - Je le vois, s'écria tout à coup le clairon, ah ! le brigand ! il court comme un lièvre, mais nous verrons qui de lui ou de moi a les meilleurs jambes.
- Il y en a peut-être d'autres, dit le sergent.
- Tant pis, répliqua le soldat ; il m'a piqué au bras, le gredin, et je veux lui rendre la monnaie de sa pièce. Prenez mon clairon, sergent ...
- Pas de cela, reprit le sergent ; n'allons pas nous débander ; nous pourrions tomber dans une embuscade. Reste auprès de moi et arrête le sang qui coule de ton bras ...
- Tiens, dit le clairon avec un sourire d'indifférence, il paraît que je suis blessé pour tout de bon ... Bah ! il n'y a pas de quoi m'envoyer à l'ambulance.


Le jeune soldat mit son bras en écharpe, et le détachement, après avoir marché jusque sur la hauteur, fit halte sous un chêne qui marquait l'entrée du chemin. De ce plateau élevé, les soldats embrassaient un assez vaste horizon de collines boisées ; à travers les rameaux dépouillés brillaient, sous les rayons d'un soleil d'hiver, les toits des métairies couvertes en ardoises. Quelques clochers pointus se dressaient du fond des vallées, et sur les coteaux lointains s'arrondissaient le dôme des futaies marquant le voisinage des châteaux dont les habitans avaient presque tous abandonné le pays pour échapper aux ennuis des visites domiciliaires. Un silence profond régnait dans ce vaste paysage, dont le coup de feu tiré par Charlot Gambille avait un instant troublé les échos, et, pourtant, sous cette sombre ramée, chouans et soldats cherchaient l'arme au poing pour s'attaquer et se surprendre ; mais, tandis que ceux-ci marchaient au hasard, sans connaître les chemins et trahis par les couleurs tranchées de leurs uniformes, ceux-là, au fait de tous les sentiers, protégés par les haies qu'ils suivaient à petits pas, pouvaient se dérober à la vue de leurs adversaires. Ainsi la guerre civile couvait sous l'abri de ces campagnes solitaires, si paisibles en apparence ; effrayé, mais silencieux et calme, le cultivateur ensemençait ses guérets, les boeufs placides ruminaient dans les prairies, et les brebis tondaient la tige des genêts sous la garde des chiens.


Insoucians du danger, les voltigeurs se reposaient à l'abri du vieux chêne, causant à demi-voix. Le sergent, fort incertain de la route qu'il devait suivre pour ramener son détachement au village d'où il était parti en pleine nuit, regardait çà et là par-dessus les haies pour tâcher de s'orienter. Apercevant enfin, à mi-côte du vallon, le fermier Jacques Aubin qui labourait son champ, il se dirigea vers lui avec la petite troupe qu'il commandait. - Eh ! brave homme, cria le sergent, en faisant un porte-voix avec ses deux mains. Le paysan continua de labourer. Vainement le sergent lui jeta trois fois le même appel ; Jacques Aubin traçait impassiblement son sillon, les deux bras appuyés sur les montans de la charrue, et son fils René piquait les boeufs de la pointe de l'aiguillon. - Mon père, disait tout bas le jeune garçon, les voilà qui viennent, répondez donc.
- Laisse-les venir, répliquait le laboureur ; ils ont de bonnes jambes.
Ils vinrent en effet, les fringans voltigeurs au pied léger. - Paysan, reprit le sergent avec humeur, où sommes-nous ici ?
- Dans la pièce des houssats.
- Arrêtez-vous et répondez-moi mieux que cela ; je ne vous demande pas le nom de votre champ ; sommes-nous loin du bourg de *** ?
- Oh ! nenni, à deux petites lieues ... Vous n'avez qu'à prendre par le sentier d'en bas, ou bien par celui qui tourne là-haut, ... à moins que vous ne préfériez suivre la grand'route ... Après cela, comme les chemins sont mauvais, vous auriez aussi bon temps à faire le tour par les Brandes.
- Jecrois que tu plaisantes, paysan, ... interrompit le militaire.
- Paysan ! dit Jacques Aubin en se redressant avec une certaine dignité, je le suis ; mais j'ai servi, moi aussi, sergent, et dans les temps où ça chauffait ... J'étais à Wagram ...
- Eh bien ! mon brave, vous savez ce que c'est que des militaires qui ne connaissent pas les chemins ...
- Je vous les ai tous dits, en conscience ; il y en a quatre, c'est à vous de choisir.
Le paysan fit signe à son fils de piquer l'attelage un moment arrêté, et les boeufs, inclinant leurs larges fronts, recommencèrent à fouler lentement les guérets, qu'ils effleuraient de leur haleine humide.
- Allons ! dit le sergent, les hommes de ce pays-ci sont comme les chemins, fermés et couverts ... A la grâce de Dieu, mes amis ; marchons droit devant nous !


Comme le sous-officier s'éloignait avec son détachement, le bossu Jagut émergeait à grand'peine du fond de l'arbre où il s'était tenu prudemment caché pendant une vingtaine de minutes. Il se glissa hors de sa retraite, pâle et tremblant, les mains déchirées par les ronces et le visage souillé par le contact des mousses visqueuses qui tapissent l'intérieur des arbres creux à moitié pourris. Avec son nez long et recourbé, ses yeux ronds et son cou rentré dans les épaules, il ressemblait assez bien au chat-huant qui s'élance à l'arrivée du crépuscule hors des touffes de lierre sous lesquelles il a dormi pendant le jour. Un quart de lieue à peine le séparait de son village des Brandes, qu'il essayait de regagner à pas furtifs. Pareil au renard attardé qui cherche son terrier au matin, Jagut courait le long des haies, courbé, se faisant plus petit encore qu'il n'était ; mais l'oeil exercé des réfractaires qui remontaient vers les hauteurs, attirés par le bruit d'un coup de feu, le dépista malgré toutes ses précautions au moment où il débouchait dans un champ de genêt.
Le bossu, les apercevant à son tour, leur fit signe des deux mains.
- N'avancez pas, ils sont là-haut ! ...
- Qui a tiré ?
- Le Grand-Noir ; il en a touché un ! ...
- Avançons ! ... dirent les réfractaires, entraînés par quelques hommes d'un âge plus mûr, et qui avaient fait partie des bandes aux cent-jours.


A ce moment-là, les voltigeurs traversaient, pour atteindre la route, le grand champ que labourait Jacques Aubin de La Tremblaye. Bien qu'encore ils fussent hors de portée, les paysans leur envoyèrent quelques balles, comme pour s'échauffer au combat, et les soldats, remontant sur le coteau, s'adossèrent au grand chêne sous lequel ils venaient de faire halte. Là, serrés les uns contre les autres, ils armèrent leurs fusils et attendirent que l'ennemi se montrât de plus près. Devant cette petite troupe aguerrie et disciplinée, les jeunes paysans hésitaient à prendre l'offensive. Aucun sentiment de haine ou de vengeance ne les animait d'ailleurs contre ces braves militaires, qui faisaient honnêtement leur devoir sans fouler les populations en aucune manière. Leur but était de se montrer sur divers points, de paraître nombreux et d'effrayer ceux qui ne partageaient pas leur opinion. Ils avaient tous besoin aussi de s'encourager eux-mêmes, de se donner assez de confiance dans l'avenir pour attendre sans faiblir la grande insurrection si souvent annoncée, qui devait transformer en une armée compacte ces petites bandes isolées et peu redoutables.

De leur côté, les voltigeurs, qui croyaient avoir affaire à des brigands, à des hommes désespérés et capables de tout, se préparaient à vendre chèrement leur vie. Ennuyés de cette fusillade qui ne les atteignait pas, - à peine quelques balles coupaient les branches au-dessus de leurs têtes, - ils se précipitèrent en avant, et les réfractaires, dispersés en guérillas derrière les arbres, battirent lentement en retraite. C'était assez pour eux d'avoir blessé légèrement deux ou trois voltigeurs, sans compter le clairon, frappé au bras gauche par la balle de Charlot Gambille, et qui sonnait la charge de la main droite. Ils disparurent bientôt à travers la campagne, et s'en allèrent à quelques lieues de là chercher un refuge dans les bois.


Ce petit combat, tout insignifiant qu'il pût être, prouvait cependant qu'il existait à travers ces régions boisées, coupées de chemins creux, et mal percées de grandes routes, un certain nombre d'hommes déterminés à la résistance. Parfois, hardis jusqu'à la témérité, les réfractaires se montraient au grand jour et échappaient lestement à la main qui croyait les prendre. Souvent aussi, à l'ombre de la nuit, ils se glissaient à l'entrée de villages occupés par les troupes, et faisaient feu sur les sentinelles. C'était ainsi qu'ils tenaient en alarme une demi-douzaine de départemens, et ils continuèrent ce pénible métier pendant plusieurs mois jusqu'au jour où des hommes jeunes et vieux, qui ne sortaient pas des chaumières, montèrent à cheval et tentèrent personnellement un dernier effort en faveur de l'antique monarchie. Il y eut alors sur les deux rives de la Loire plus d'une rencontre meurtrière ; l'insurrection, longtemps latente, éclatait au grand jour.

Quatrième et dernière partie ICI

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