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La Maraîchine Normande
7 avril 2013

LETTRE DE J.B. MOONS ♣ CURÉ DÉPORTÉ EN GUYANE

COPIE D'UNE LETTRE DE J.B. MOONS,
ci-devant vice-curé de Boom, datée de Cayenne, le 20 brumaire an 7, à ses parens dans la Belgique.

Très-chers Frères, soeurs et Amis.

J'espère que cette lettre que je vous écris de l'Amérique, vous trouvera tous en Europe dans le même état de santé dont je jouis par l'assistance de Dieu &c.

Beati_Martiri_dei_Pontoni_di_RochefortAu reste, voici un court récit du commencement, progrès & fin de notre voyage du continent d'Europe au nouveau monde en Amérique ... Après des bruits sans cesse différens répandus à Rochefort, nous fûmes enfin certains de notre destination le 13 thermidor an 6, par l'arrivée de charrettes l'après-midi pour transporter le lendemain nos bagages aux galiotes, ou petits bâtimens, qui au nombre de trois, devoient nous porter à la corvette la Bayonnoise en rade devant l'isle Aix. Le lendemain, 14 thermidor, à 6 heures du matin, le Commissaire du Directoire Exécutif vint avec un Officier Municipal, accompagné d'une troupe de cavalerie & d'infanterie, lire la liste de ceux qui devoient être embarqués. Chaque nom ayant été lu, il dit à haute voix : faites votre paquet pour partir ; & en moins d'une heure, il se rassembla, tant du vieux hôpital que de la prison de Saint-Maurice, sur notre cour ou place ouverte, les personnes sujettes à la déportation, d'où serrés par l'infanterie, & puis précédés & suivis par la cavalerie, nous fûmes menés au port, & là embarqués avec nos bagages sur ces trois bâtimens, qui partirent d'abord. Vous pouvez vous imaginer quel trouble, quelle tristesse cela causa parmi la plupart de nous, surtout parmi ceux qui, avant cette traversée, avoient obtenu un sursis ou délai pour leur départ. D'autres n'en furent ni troublés ni allarmés, mais ils se montrèrent dans ces circonstances avec le plus grand courage & tout le sang froid, que peut inspirer une conscience tranquille & souffrant pour la religion.

Nous partîmes donc de Rochefort au nombre de 120 personnes sur ces trois galiotes, & le soir nous mouillâmes en vue de la corvette la Bayonnoise, qui avec la corvette la Vaillante & 7 à 8 autres bâtimens étoit en rade devant l'isle d'Aix. La nuit, nous tâchâmes de dormir un peu sur nos sacs, porte-manteaux ou coffres, pour autant qu'il étoit possible. Le lendemain matin, nous arrivâmes à bord de la Bayonnoise qui nous reçut avant midi, & où la liste fut lue jusqu'à deux ou trois fois, pour voir si tous les déportés étoient exactement embarqués. La Bayonnoise est une corvette à trois mâts, portant au moins 30 canons. Sa longueur est de 180 pieds & sa largeur de 32. Toutes les places tant en haut qu'en bas, entre le mât du milieu ou le grand mât & celui d'artimon ou de l'arrière du vaisseau, servoient de promenade, de retraite ou de lieu de repos au capitaine avec ses officiers, au commissaire spécial établi par le Directoire, aux mâtelots, canonniers & soldats, au nombre de 200, qui avec nous 120 déportés, faisoient ensemble plus de 300 personnes.
La place entre le mât de misaine & l'avant, servoit en bas pour la cuisine & en haut pour les manoeuvres des mâtelots & hors ce tems, aussi pour notre exercice & lieu de retraite. Celle entre le grand mât & le mât de misaine, tant en haut qu'en bas, étoit aussi à l'usage des déportés. Il y avoit dans la place en haut, nommée batteries, quelques nacelles & des pièces de mât pour servir au besoin. Il n'y avoit ni sièges ni bancs, nous devions manger sept à sept ; nous étions debout si serrés, que l'un devoit faire place à l'autre pour arriver au manger ; aucun ne pouvoit passer sans déplacer son voisin.

Le mouvement ou sillonement du vaisseau étoit souvent si fort que nous avions peine à nous tenir, & que les cuvettes où étoit notre boire & manger, que nous devions placer ailleurs sur des pièces de bois, tomboient à la renverse. La longueur de cette place tant en haut qu'en bas pouvoit être de 50 à 60 pieds. Pour notre déjeuné le matin, nous recevions chacun un gobelet de vin rouge qui quelques semaines après fut changé en un verre de brandevin, puis un gobelet d'eau, & avec cela du biscuit si dur que nous devions le laisser tremper ou le briser en morceaux avec un fer pour pouvoir le manger : le midi & le soir, on nous donnoit un gobelet de vin & un gobelet d'eau, de la mesure à-peu-près d'un tiers de bouteille ; outre cela, de la chair salée de boeuf, vache ou porc avec du biscuit ; le soir, une soupe de pois ou de haricots, mais ordinairement de faveroles ou qui leur ressembloient bien. On les cuisoit dans l'eau ; on y versoit un peu d'huile, avec cela un peu de biscuit, & voilà tout. Quelquefois, mais très-rarement, au lieu de viande, on nous donnoit de la morue salée sèche, nommée merluche, dont l'odeur nous rassasioit tous ; quelquefois, mais très-rarement aussi, du ris au lieu de soupe. Le vin avec le tems devenoit chaud & aigre, l'eau gâtée & presque puante, & le biscuit si moisi que les araignées & les vers s'y nichoient ; nous ne pouvions rien avoir d'autre puisqu'il n'y avoit rien du tout à acheter : & voilà notre nourriture ordinaire.

Descendons maintenant à notre salle à coucher, dont le plancher étoit presqu'à fleur d'eau. Sur ce plancher étoient étendus des matelas, si rapprochés que tous ne sembloient en faire qu'un ; ces matelas servoient de lits aux malades & aux personnes les plus pesantes. Au-dessus de ces matelas pendoient à des crampons des literies, nommées hamacs, qui font une toile liée aux quatre coins avec des cordes fixées aux poutres par des crochets. Ces hamacs se plient au mouvement du vaisseau ; mais ils sont suspendus si près l'un de l'autre, que l'une personne doit coucher avec sa tête où l'autre a les pieds, sans quoi elles se presseroient trop & se suffoqueroient mutuellement. La hauteur de cette place n'est presque pas suffisante pour s'y tenir debout, & ainsi il y a fort peu d'espace entre les hamacs & les matelas. Elle étoit aussi fermée avec un gros treillis de bois qui empêchoit la lumière ; de sorte que personne n'y pouvoit voir assez pour lire sinon que très-proche du treillis. Ces matelas, à la longue, se remplissent de poux, & le vaisseau, à la fin, en fut bien pourvu. Nul de nous s'en fut exempt. Nous nous les prenions sur les habits & nous n'étions point dégoûtés de nous éplucher publiquement l'un l'autre, au cou & à la poitrine, pour attraper cette vermine. Les premières semaines, tous les soirs à 7 heures, nous fûmes enfermés dans notre place à coucher qu'on ouvroit le matin à 6 heures, pendant quel tems nous souffrions une chaleur à étouffer. Dans la journée, nous ne pouvions venir en haut qu'à 30 ensemble, l'espace d'une heure, pour prendre l'air frais ; mais cette façon de vivre causant des maladies, surtout à cause de la chaleur qui augmentoit tous les jours, il nous fut enfin permis de rester toute la journée en haut sur le bâtiment, de sorte pourtant que nous devions alors nous rendre dans les batteries, où les matelots devoient faire leurs grandes manoeuvres. Les malades furent aussi conduits dans les batteries, pour ne plus infecter les personnes saines comme au commencement ; à la suite, il nous fut même permis de rester en haut pendant la nuit ; & alors une partie coucha dans les nacelles qui étoient dans les batteries, d'autres sur des bois ou des planches, d'autres ailleurs dans un coin, & d'autres à plat sur le pont ou le tillac du vaisseau : le reste alloit dormir en bas, où l'air étoit si chaud & si corrompu que la chaleur nous accabloit dès le haut de l'escalier. A peine quelqu'un étoit-il descendu que la sueur lui rompoit de tous les membres, & le matin il étoit aussi mouillé que s'il fut sorti de l'eau. Pour diminuer un peu cette chaleur excessive, & rafraîchir l'air, on ajustoit, le soir, au treillis une machine, nommée manche ou ventose, & hissée au mât. Cette machine étoit une toile de figure ronde dans laquelle le vent jouoit, & qui ainsi rafraîchissoit un peu la place, que l'on parfumoit encore, tous les matins, avec de la poudre allumée dans l'eau, pour en chasser les mauvaises odeurs. Je vous laisse à juger que de misères & de dangers nous avons dû souffrir sur le vaisseau ; nous y en avons plus endurés que dans toutes les prisons antérieures ensemble ; de sorte que nous aspirions après la terre comme le poisson après l'eau, & que nous nous étonnions de n'avoir pas plus de sept prêtres morts & deux matelots, d'autant plus que plusieurs encore à demi malades, ou n'étant point entièrement rétablis de leurs maladies, avoient été obligés de s'embarquer. Une heure après leur décès, on lioit les morts dans un sac, & on les jettoit à la mer. A cette occasion, je rapporterai que HAVELANGE, recteur magnifique de la ci-devant universifié de Louvain, & KERKHOFS, prêtre de l'oratoire, sont morts, il y a quelques mois, à l'hôpital de Cayenne.

Pour revenir à mon sujet, nous sommes donc restés à l'ancre, à bord de la Bayonnoise, du 15 thermidor jusqu'au 20 inclus, devant l'isle d'Aix ; & le soir ayant levé l'ancre, nous partîmes à 8 heures, & à minuit nous jettâmes encore l'ancre devant l'isle de Ré : le lendemain nous eûmes, mais plus loin de nous, l'isle d'Oléron en vue. Le 21, à deux heures après midi, on leva enfin l'ancre pour bon, & on ne la jetta plus que le 8 vendémiaire an 7, à une lieue & demie de Cayenne, place de notre destination. Nous eûmes quelquefois le calme, & parfois un vent contraire qui nous poussoit vers les côtes d'Afrique : ainsi nous faisions tantôt 60, 50, 30, 20 & tantôt à peine une lieue de chemin en 24 heures. Notre vaisseau resta toujours loin des côtes, & il prit des routes inconnues pour échapper aux forces ennemies, ce qui peut être une raison de la longue durée de notre trajet. La corvette la Vaillante, qui, à ce que l'on croit, avoit pris à l'isle de Ré 40 ecclésiastiques déportés, outre différens séculiers & passagers, qui partit quelques jours avant nous, & qui étoit meilleur voilier que la nôtre, n'a point encore été aperçue ici, de sorte, qu'il est probable que les Anglois l'ont prise, ou qu'elle a péri, ou qu'elle s'est réfugiée dans quelque port de France, d'Espagne ou ailleurs.

Nous en étions à poursuivre notre voyage, lorsque le 28 thermidor nous fîmes la dédicace sur un autre ton que vous-autres faites celle d'Anvers, de Boom ou de Contigh ; car dans la matinée, un matelot qui se tient toujours en vedette au haut du mât, s'écrie qu'il voit de loin un gros vaisseau qui lui paroît être aussi grand que le nôtre. Quelque temps après, nous pûmes aussi le voir : il file droit sur nous, ce qui fait soupçonner que c'est un corsaire ou une frégate Angloise. Il s'approche de plus en plus ; notre capitaine ordonne que tous les déportés se retirent en bas ; on nous enferme tous ; on recule les coffres de notre place à coucher pour, en cas de brèche faite par quelque coup de canon, pouvoir réparer le vaisseau : nous demeurons là dans la chaleur jusques vers le soir, sans rien prendre qu'un peu de vin, quoiqu'on nous présentât aussi à manger, mais la plupart à demi morts de frayeur, le refusèrent. Le capitaine commande de tout préparer pour le combat ; on charge les canons ; on apporte les fers à brûler (l'amorce) & autres instrumens de guerre ; canonniers, matelots, chacun doit être à son poste : le capitaine les anime tous à combattre vaillamment, & ils répondent unanimement : VAINCRE OU MOURIR. Enfin les deux bâtimens n'étoient plus qu'à une portée de canon, quand on reconnut l'autre pour un vaisseau marchand, dont le capitaine fut amené par une chaloupe à notre bord ; & ayant visité ses papiers, l'on trouva que c'étoit un navire Danois. Ce capitaine dit avoir été visité par une frégate Angloise qui nous suivoit, sur quoi l'équipage de notre corvette se tint toute la nuit sur ses gardes, & ainsi finit le 28 thermidor. On aperçut, le 29, trois autres vaisseaux, mais aucun des trois n'approcha, & ils s'éloignèrent de nous.

Ce ne fut que le 1er fructidor que nous doublâmes le cap Finistère, à 130 lieues de Rochefort ; le vent fut alors quelques jours calme. Le 2, nous vîmes de loin deux bâtimens, mais ils disparurent. Le 3 au soir, on en signala deux autres qui occasionnèrent dans notre vaisseau différentes conjectures ; nous nous trouvions alors sur cette partie de la mer, qui est la route ordinaire des bâtimens qui viennent d'Amérique en Espagne, Portugal, France & autres endroits de l'Europe. Le soir, nous nous couchâmes, inquiets de ce qui pourroit arriver la nuit entre ces deux bâtimens & le nôtre. Mais celui-ci, allant à pleines voiles, en prit un après le troisième coup de canon, entre onze heures & minuit ; c'étoit un vaisseau Anglois venant de Portugal & chargé de sel, qui fut racheté le lendemain. L'autre, Anglois aussi, venant du Levant ou de la Turquie, & chargé de cuirs, fut chassé par le nôtre & pris, le 4 fructidor, vers 6 heures du matin. On fit passer le capitaine de ce dernier, avec son équipage, à bord auprès du capitaine du premier, & on les renvoya ainsi en Angleterre : quant au vaisseau, l'ayant dépouillé de ses voiles & de ses principaux effets, & coupé les mâts, on le perça vers le midi ; ce qui n'allant pas assez vite, on y mit le feu ; & le lendemain matin, nous en voyions encore dans le lointain la flamme & la fumée. Le 5, nous doublâmes le golfe & les Isles Açores. Le 16, nous arrivâmes enfin près du Tropique, selon le témoignage unanime du capitaine, des officiers, & les observations faites à l'aide d'instrumens astronomiques. Pendant presque tout ce mois, nous n'eûmes que peu de vent : il nous fut assez favorable le 4 & 5 complémentaires, mais peu les quatre jours suivans ; le reste du tems, il fut bon ; cependant nous craignions toujours d'être encore loin de Cayenne ; mais le prompt changement de la couleur des eaux, dont on s'apperçut le 5 vendémiaire, nous fit conjecturer que nous approchions de terre. L'eau étoit tantôt rougeâtre, ensuite verdâtre & trouble, telle que nous l'avions observée en partant de Rochefort ; autrement, l'eau en pleine mer est bleuâtre & assez claire. Un autre indice, c'est qu'étant encore en haute mer, nous apperçûmes des courans, qui se soulevant avec violence, auroient entraîné notre vaisseau, s'il n'eût été retenu par les vents qui enfloient nos voiles. On dit que ceci provient d'une rivière d'Amérique, nommément de celle des Amazones qu'on croit avoir près de 60 lieues à son embouchure. Un troisième indice, ce fut que nous apperçûmes des oiseaux. Pour éviter ces courans, & rencontrer un vent favorable, nous sommes allés presqu'à l'Equinodial, & de là directement sur Cayenne.

Les premiers jours de Vendémiaire, les matelots avoient à différentes reprises sondé la mer avec certains instrumens, & ils l'avoient à chaque fois trouvée moins profonde, ce qui les obligea de jeter l'ancre, pour éviter les rochers & les bancs de sable, qui auroient pu se trouver sous les eaux : car nous en vîmes plusieurs qui s'élevoient au-dessus, entre autres un fort étendu, plein de grands oiseaux qui venoient voler autour de notre bâtiment, mais que deux coups de canon tirés sur le roc dispersèrent. Pendant ces derniers jours, nous découvrîmes encore beaucoup de montagnes & de rochers, & enfin l'Amérique, de sorte que voguant paisiblement, nous jettâmes, le 8 vendémiaire au soir, l'ancre à une lieue & demie de Cayenne ; mais n'ayant point assez d'eau, nous dûmes y rester jusqu'à la nouvelle lune ; nous n'entrâmes donc que le 17 vendémiaire après-midi, dans le port de Cayenne lequel joint à la ville, & d'où nous pouvions tirer des fruits & des provisions. Nous sommes partis de Rochefort, le 14 thermidor, & arrivés à Cayenne, le 17 vendémiaire ; ce qui fait 69 jours que nous avons passés sur mer dans la misère.

Tout le tems de notre traversée, nous n'avons vu sur mer que ciel & eau, si ce n'est ce que je viens de dire, & encore quelques poissons extraordinaires. Nous avons souvent vu des Porcs marins, aussi grands que les nôtres & plus, & qui venoient jusqu'à contre notre vaisseau. Nous vîmes aussi des Thons, dont quelques-uns furent pris par les matelots. Nous vîmes encore une quantité de Poissons-volans, qui poursuivis par de plus grands, restoient longtems voler au-dessus de l'eau ; ainsi qu'une sorte de poissons, nommé Requins qui sont très venimeux & d'une grande force. Plus nous approchions du Tropique, plus nous souffrions de l'ardeur du soleil, qui étoit presque intolérable lorsqu'il ne faisoit point de vent. La quantité de monde y contribuoit aussi beaucoup ; & qui plus est, l'on ne pouvoit pas profiter de l'ombre des voiles, le soleil à midi étant presque directement au-dessus de nous. Dans ces contrées, le jour & la nuit sont égaux pendant toute l'année, le soleil se levant le matin à 6 heures, & se couchant à 6 le soir. Les matinées, les nuits & les soirées sont fraîches, mais après 9 heures du matin jusqu'à 3 ou 4 du soir, personne ici ne sort que par nécessité, & alors on se sert ordinairement de Parasols. Les mois les plus chauds sont messidor, thermidor, fructidor & vendémiaire, & pendant ces mois, il ne pleut guères, je le sais par expérience & par le rapport des gens du pays. Mais les mois suivans, les pluies commencent peu-à-peu, & deviennent si fortes que l'on diroit qu'on les verse à pleins seaux, ce qui dure plusieurs mois. Les maisons à Cayenne sont bâties de façon à garder les habitans des grandes chaleurs. Il y a devant elle de longues galeries de bois à jour ; les fenêtres sont grandes & ouvertes : si on les ferme la nuit, ce n'est qu'avec de l'étamine, ou un lattis qui y laisse jouer le vent. Dans tout Cayenne, il n'est pas une seule cheminée au-dessus des maisons ; la cuisine s'y fait en plein air, ou dans les galeries hors des maisons. Les fruits de ce pays sont beaux ; des ananas, des oranges grosses & fort douces, des citrons petits mais très-acides, des bananiers (figuiers d'Adam) dont les bananes sont très-douces ; du sucre qui croît dans des roseaux, des melons, du cacao ; quelques jardinages, comme carottes, pomme-de-terre, choux &c. On fait ici du pain de racines & d'écorces d'arbres ; on l'appelle Cassave, & les racines Manioc. La boisson est ici le taffia, liqueur qui approche de l'eau de vie de France & que l'on tire des cannes à sucre. Nous y avons aussi du bon pain blanc & du bon vin ; mais le vin ainsi que le grain, y sont apportés d'Europe ou des isles voisines, & c'est de là qu'en peu de semaines le prix des denrées y hausse ou y baisse au décuple selon qu'elles retardent ou qu'elles arrivent. Les fruits du pays sont à bon marché, l'eau à boire très-bonne : on y trouve aussi de la viande & du poisson, mais point en abondance ; les habitans, noirs et blancs nous affectionnent. Il y a ici un arrêté qui ne permet point aux déportés de demeurer dans la ville, ni dans l'isle de Cayenne, laquelle a 16 lieues de circuit, mais bien par toute la Guyane française, dont l'isle de Cayenne est séparée par la mer ou par des rivières.

Les premiers déportés demeurent à l'isle de Sinamary, à 20 lieues d'ici. L'air y est sain, & les denrées communes. Les derniers déportés sont à l'isle de Canna-Mamma, presqu'à la même distance ; mais il n'y fait pas si sain, & les denrées y sont rares : aussi dit-on qu'ils (les déportés) sont déjà, ou seront transportés à Sinamary. D'après l'arrêté, les déportés sont autorisés à acheter ou louer des terres, & à les exploiter, soit par eux-mêmes soit au moyen des nègres, ainsi que font les premiers déportés de la Belgique, qui ont loué ou acheté des habitations, & à l'aide des nègres y tiennent labeur & une basse-cour. Chacun peut aussi se retirer auprès des bonnes gens qui veulent le loger, ou acheter ses dépens chez eux ; & déjà beaucoup sont placés de cette manière : mais tous ceux-ci ne reçoivent plus rien de la République. Les autres qui demeurent ensemble, sont à 24 dans une cabane ou habitation bâtie par la nation ; ils reçoivent chacun de la viande ou du ris, & du pain, & pour boisson du taffia. Il y a des gardes pour les empêcher de sortir de leur isle respective sans une permission par écrit : malgré cela Pichegru, Barthelemy, & quelques autres députés au nombre de 8, se sont échappés & sauvés ailleurs au moyen d'un vaisseau livré par un Américain. Nos compagnons passèrent, le 19, avec leurs effets dans un plus petit bâtimens sans entrer à Cayenne, & partirent pour Canna-Mamma ; mais la nuit, s'étant élevé un fort vent qui poussoit les vagues sur eux & au-dessus de leur vaisseau, ils revinrent 5 lieues en arrière, & ne poursuivirent leur route que le lendemain ; le 25, ils arrivèrent à Canna-Mamma.

Les 6 à 7 premières semaines, je ne fus point incommodé de la mer, mais pendant les dernières, je gagnai une petite fièvre tierce. Apprenant donc, le 18 vendémiaire, que notre destination étoit pour Canna-Mamma, au lieu de Sinamary, je trouvai à propos d'entrer pour quelque tems à l'hôpital de Cayenne, afin de me guérir de la fièvre, me refaire des fatigues, incommodités & saletés gagnées sur la corvette, retarder à l'aise ma destination ultérieure, & l'améliorer autant que possible. Dans cet hôpital, tenu par des Religieuses qui de France sont venues y faire profession, tout est très-propre ; le service exact, la nourriture bonne, la place fraîche & d'un bon air, de sorte qu'on y reste aussi longtems qu'on peut. J'y suis avec encore quatre autres Belges outre les François. Cet hôpital est situé près de la mer, & défendu de la violence des flots qui engloutiroient l'isle même, par une multitude de rochers répandus sur ses bords ou qui s'élèvent de son fond. Toute la Cayenne est pleine de rochers. Ma fièvre, qui ne me rend pas fort malade, n'est point revenue depuis plusieurs jours, & j'ai bon appétit ; j'espère donc qu'elle ne me reprendra plus. Ceux (des malades) qui sont assez bien, vont matin & soir se promener quelques heures au rivage, ou dans la plaine devant l'hôpital, ou à la nouvelle ville, commencée avant la révolution. Ceux qui sont tout-à-fait rétablis, se retirent dans une maison commune de la ville de Cayenne, où ils sont nourris par la nation, à quoi les bons habitans ajoutent encore beaucoup, de sorte qu'ils sont là très-contens. Ils viennent nous voir tous les jours, leur étant aussi permis de sortir quelques heures soir & matin. Ils restent là jusqu'à ce qu'ils ayent une demeure dans la Guyane Françoise, soit par un logement gratuit, soit en payant leur table chez un particulier, soit en allant demeurer auprès d'autres, déjà établis à Sinamary, à Canna-Mamma, ou dans quelque autre endroit des côtes de la Guyane. La Guyane Françoise est fort grande ; elle a peut-être bien 200 lieues de longueur ; l'intérieur est habité par des noirs qui d'esclaves sont devenus aussi, il y a quelques années, libres de la liberté Françoise. Ils demeurent dans des cabanes, & en changent aussi souvent qu'il leur plaît ; ils n'ont qu'à abattre des arbres ailleurs, & en faire de nouvelles huttes : ils cultivent des arbres & des plantes dont ils savent faire du pain : ils ont en différens endroits, un capitaine entre eux à qui ils obéissent ; ils vivent aussi de chasse & de pêche.
La Guyane est passée aux François par échange avec les Anglois pour l'isle de Canada, lors de la dernière guerre entre ces deux nations. Ces contrées sont mal-saines pour les Européens. Un bataillon d'infanterie de 700 hommes, la plupart des Alsaciens des bords du Rhin, sur l'espace de 6 ans qu'ils sont ici, se trouve, par la mortalité, réduit aujourd'hui à 300.

Le 14 brumaire, il arriva ici de France deux frégates avec un nouveau gouverneur pour la Guadeloupe, un nouveau commandant pour Cayenne & la Guyane, un nouvel agent pour Cayenne, & des soldats pour renforcer la garnison, dont un grand nombre, tombés malades en mer, entrèrent aussi à l'hôpital pour se guérir. Il y a encore beaucoup de malades à Canna-Mamma & à Sinamary.

Enfin, Très-chers Frères, Soeurs et Amis, notre sort est dans les mains du Dieu des armées : que sa sainte volonté se fasse ! N'être point content de ce qu'il veut, c'est en quelque manière vouloir se mettre au-dessus de sa toute-puissance. Vouloir que ce qu'il comande ou permet dans ce monde, aille autrement, c'est pour ainsi dire vouloir qu'il ne soit point le maître & le Seigneur de toutes choses. Rien ne nous arrive que par ses ordres ; tous sert pour notre bien ; qu'avons-nous à craindre de lui, qui nous aime sincèrement ? Toutes les adversités, les maladies, les calamités & les persécutions de ce monde, changent de nature & de nom, dès qu'on les regarde comme venant de sa main. Ce que le monde appelle infortune & oppression, est bonheur & prospérité, quand on le considère dans l'ordre de sa providence. Il dit dans son S. Evangile : Bienheureux ceux qui pleurent. Bienheureux ceux qui souffrent persécution. Tous les Saints nous ont donné l'exemple. Lui-même n'a pris possession de sa gloire qu'après sa mort en croix. Par les souffrances & les persécutions l'on arrive enfin au ciel, qui est l'éloignement de tout mal & l'assemblage de tout bien ; le chef-d'oeuvre de sa toute-puissance, le prix de son sang, le comble de tous les désirs du coeur de l'homme, & encore bien plus que tout cela. Qu'importe-t-il donc tant où nous soyons ici-bas, pourvu que nous puissions être là-haut avec lui à jamais ?

Un bonheur éternel peut bien coûter un peu de peine : & si notre vie ici sur la terre dure un peu plus ou un peu moins, que cela fait-il, pourvu que nous gagnions la vie éternelle ? Ce motif & d'autres que ma sainte religion m'inspire, m'ont par la grace de Dieu soutenu jusqu'à présent, &, comme j'espère, continueront de me soutenir, dans toutes les misères & privations que j'ai souffertes & qui restent à souffrir désormais. C'est par-là que je n'ai point encore eu de chagrin considérable, ni tristesse, ni inquiétude. J'espère & prie que cela puisse durer. Portez-vous bien. Je vous embrasse tous ; je prie pour vous, priez pour moi, afin que le Seigneur nous prenne tous sous sa sainte sauvegarde.
Très-chers Frères, Soeurs et Amis,
Votre affectionné Frère
J.B. Moons, ci-devant
vice-curé de Boom.

Extrait : Recueil de quelques lettres de prêtres déportés
écrites de la Guyanne Française en Amérique
à leur famille dans la ci-devant Belgique
Traduit du flamand

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