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La Maraîchine Normande
5 février 2013

UNE PENDULE HISTORIQUE

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J'ai bien vu des pendules franc-comtoises au pays nantais, mais je n'en ai jamais vu de pareilles. Elle était enfermée dans une boîte en noyer où l'on aurait couché un cyclope. Polyphème avait un oeil au milieu du front : la pendule du père Francheteau en avait un au milieu du ventre - oeil immense, rond comme un oeil de boeuf, au fond duquel on voyait passer et repasser comme une prunelle fauve le soleil vert-de-grisé du balancier en cuivre. Le cadran était énorme et tout enguirlandé de roses flamboyantes, telles qu'on en voit sur les vieilles faïences de Strasbourg.
Les douze chiffres arabes se détachaient en bleu sur l'émail blanc, et les aiguilles monumentales, terminées en trèfles ajourés, ressemblaient à des flèches de girouettes. Girouettes, elles l'étaient bien aussi, car elles marchaient à leur fantaisie, tantôt doucement, tantôt au galop ; souvent elles faisaient un quart d'heure de chemin en cinq minutes, et puis elles s'arrêtaient pendant dix minutes pour prendre haleine. Quand elles étaient arrivées au haut de la côte, c'était un branle-bas infernal, un bruit de chaînes décrochées, un carillon à se boucher les oreilles.

- Allons, disait le père Francheteau, voilà encore l'horloge qui déraille ! c'est pourtant les balles qu'elle a reçues dans le "système" pendant la grande guerre qui lui ont tourné la tête.
- Comment ça ? demandaient les commères, votre pendule est si vieille ! racontez-nous donc ça, père Francheteau.
Le bonhomme, qui était bavard comme une pie de la rue des Cordeliers, ne se faisait jamais prier.
- Approchez, disait-il aux femmes !
Et tirant de sa poche une vieille pipe culottée, qu'il bourrait lentement, il l'allumait à la flamme d'un brun de fagot et commençait ainsi :

Il faut vous dire d'abord que Françoise (c'était le nom de sa pendule) et moi sommes du même âge. Mon père en fit cadeau à ma défunte mère le jour de mon baptême ; il était galant, le bonhomme, et chaque fois que ma mère lui donnait un moutard, il augmentait son ménage d'un meuble ou d'un ustensile nouveau. Cela lui arriva douze fois, sans que ça paraisse. Ah ! dam, c'était un rude lapin que mon défunt père.

Donc, nous étions en 93 ; j'avais onze ans, et je m'en souviens comme si c'était d'hier. On ne parlait que de chouans et de sans-culottes ; les chouans surtout nous faisaient des peurs du diable, avec leurs cris, leurs figures sauvages et leur bizarre accoutrement. Presque tout Ancenis avait déménagé sur Nantes, pour éviter les réquisitions des Vendéens. On n'avait plus de pain, plus de viande ; les nobles accaparaient les blés et les cachaient dans la forêt de Maumusson ; bref, on mourait de faim. Ma mère voulait quitter la ville, mais mon père, qui était un patriote ne le voulut pas.
Un matin du mois de décembre, on annonce l'arrivée des chouans. Je sors à la porte pour les voir venir, et je les aperçois qui montaient le Pontereau, au pas de course, hurlant comme des damnés, les hommes et les femmes pêle-mêle, tout en guenilles, les pieds nus, la figure noire, les cheveux sur le dos. De vrais brigands ! J'eus si grand peur, que je rentrai dans la maison et que je verrouillai la porte. Ma mère aurait bien voulu leur ouvrir, car elle prenait parti pour eux, mais mon père n'entendait pas de cette oreille-là, et quand il avait dit : "Laisse-moi tranquille avec tes chouans !" Il avait tout dit ; ma mère baissait la tête et ne répliquait mot.
Cependant on les entendait défiler sous nos fenêtres en criant dans le patois du Bocage : "A la Loire ! A la Loire !" Il y en avait qui portaient des planches, des madriers, des barriques ; d'autres qui roulaient des barques sur des affûts de canon ; c'était pour passer en Vendée.

Tout-à-coup, voilà une femme toute jeune, avec une tête de marquise, qui frappe à notre porte.
Maman profite d'une distraction de mon père pour ouvrir.
- Sauvez-moi la vie, ma bonne femme, dit-elle à ma mère, les bleus sont dans la ville, qui massacrent les Vendéens.
C'était, ma moi, vrai. Les rues étaient pleines de soldats à pied et à cheval qui sabraient et fusillaient tout ce qui leur tombait sous la main.
- Pas de brigands chez moi, dit mon père à la dame ; je n'ai pas envie de nous faire casser la margoulette pour vous, décampez au plus vite.
Ma mère intervint, supplia, se mit à pleurer et fit tant qu'elle désarma mon père.

Où cacher cette malheureuse ? nous n'avions qu'une chambre en bas et un grenier vide. Pendant que mon père cherchait, la marquise - car c'était quelque chose comme cela - lui dit en lui tendant une liasse de papiers :
- Ce n'est pas ma vie qu'il importe de sauver, mon brave, ce sont ces papiers.
Il paraît qu'elle les tenait de La Rochejaquelein, qui les lui avait confiés au moment de passer la Loire.
Ma mère les lui prit des mains sans rien dire et les cacha sous le traversin du lit. Il n'était que temps.
Au même moment, on entendit un bruit sourd de crosses de fusils sur la pierre d'ardoise de la porte.
- Ouvrez, citoyens ! criait-on.

C'étaient les bleus qui fouillaient les maisons pour s'assurer si elles ne cachaient point de brigands.
Mon père sentant le danger que courait cette dame et qu'elle nous faisait courir à tous, ouvrit la boîte de la pendule et la ferma précipitamment sur elle, en disant : "Ne bougez pas !" puis il courut à la porte, mais, comme elle ne s'était pas ouverte à la première sommation, une poussée formidable de soldats la jeta par terre, accompagnée d'une décharge de fusils. Je me demande encore comment personne ne fut atteint ; probablement que les bleus tiraient en l'air, car ce fut la pendule qui reçut toute la décharge dans le cadran. Regardez, on voit encore les trous. Vous pensez quelle émotion dut éprouver la marquise. La pendule s'était arrêtée net et n'a jamais marché comme il faut depuis.

Cependant mon père ne perdit point contenance. A la vue des soldats qui se ruaient dans la maison, il décrocha son chapeau orné d'une cocarde tricolore et l'agitant au bout de son bras :
- Vive la République ! s'écria-t-il.
- Trop tard, citoyen, fit un officier. Pourquoi donc n'ouvrais-tu pas ? Sans doute que tu cachais quelque brigand !
Mon père le regarda dans le blanc des yeux et se croisant les bras avec fierté :
- Tu me prends pour un autre, répliqua-t-il.
Cette crânerie dans le mensonge produisit son effet. L'officier se radoucit, il rassura ma mère qui se tenait blottie dans un coin et me serrait étroitement contre elle, et après avoir causé de choses et d'autres avec mon père, il lui dit :
- Voyons, citoyen, puisque tu es si bon patriote, fais-moi le plaisir de m'indiquer une maison sûre où le général puisse passer la nuit.
- La mienne, si tu veux ; ma femme et moi serons enchantés de lui céder notre lit ... n'est-ce pas, la bourgeoise ?

Ce n'était pas précisément l'avis de ma mère qui songeait à la position gênante de la marquise dans la boîte de l'horloge, mais elle se garda bien de contredire mon père.
- Alors, c'est entendu, reprit l'officier. Je m'en vais prévenir le général et dans un quart-d'heure nous serons ici ... A propos, si la citoyenne pouvait nous faire une bonne soupe ?
- C'est que nous n'avons que des choux !
- Fort bien : je vais vous apporter du lard et nous allons nous régaler. Quant à vous, dit-il aux soldats, rejoignez la compagnie, un de vous suffit pour aider la bourgeoise.

Je crois bien qu'il suffisait ; il était même de trop.
Comment faire à présent pour tirer la marquise de sa boîte ? Si elle paraissait dans la maison, son grand air et ses vêtements déchirés, salis, la trahiraient ; changer d'habits, il ne fallait pas y songer, ma mère avait tout ce qu'elle possédait sur elle : la jeter dans la rue, c'était, en supposant qu'on en eût l'occasion, manquer aux devoirs de l'hospitalité, et mon père n'y eût pas manqué pour un boulet de canon. On chercha, on se consulta à demi-mot, on ne trouva rien. Alors on s'occupa de préparer le repas du général ; mon père pria le soldat de service d'aller chercher de l'eau à la fontaine, et, pendant qu'il était dehors, il courut à la pendule.
"Ne bougez pas, madame, dit-il à la marquise, ou nous sommes tous perdus. Vous avez entendu l'officier, nous avons à coucher le général. Quand il aura soupé, nous nous ferons un lit par terre pour lui donner le nôtre, alors je vous ouvrirai doucement et vous vous reposerez à côté de nous. Nous verrons ce soir ce que nous ferons demain. Quant à votre nourriture, je me charge de vous la faire passer par la lucarne de la boîte dont, pour plus de commodité, je vais briser le verre." Un coup de poing défonça la vitre ; ma mère prit un petit tabouret qu'elle donna à la marquise afin qu'elle fût moins à la gène, et la boîte se referma.

Cinq minutes après le général entrait, suivi de son escorte.
- Bonsoir citoyen, dit-il, en s'avançant vers mon père, si tu ne connais pas Westermann, je te le présente.
- Westermann ! le terrible Mayençais ! l'effroi des chouans ! quel honneur pour moi, mon général, de vous recevoir dans ma maison !
- C'est bien, mon brave, pas tant de compliments ; donne-moi vite à manger car je crève de faim.

Tout en causant, il fit le tour de la chambre, s'excusa auprès de ma mère de la peine qu'il lui donnait, me prit par le bras et m'enleva jusqu'au plancher, s'assit devant le feu, se leva, arpenta la pièce à grands pas, s'arrêta devant la fenêtre, et voyant dans la rue, le long de la maison d'en face, un tas de cadavres de Vendéens :
- Tonnerre de Dieu, dit-il à son ordonnance, je ne sais pas si nous en avons fait un carnage de ces brigands-là. Mes hussards ont rudement travaillé aujourd'hui. Quel malheur que je ne sois pas arrivé deux heures plus tôt ! il n'en échappait pas un seul. La Rochejaquelein peut se vanter de l'avoir échappé belle ... Bah ! ce sera pour demain.

Puis il revint au foyer, quitta ses bottes, allongea ses pieds nus sur les chenets et s'amusa à tisonner le feu. Je ne perdais pas un seul de ses mouvements, aussi ai-je gardé son portrait dans l'oeil. C'était un homme robuste, de taille moyenne, fort d'encolure et bien découplé ; il avait le regard dur, la voix brève, le geste impérieux ; sa figure et sa démarche respiraient une énergie peu commune. Je n'ai jamais vu de plus beau soldat. Tout le temps du souper il fut d'une gaîté folle, quoique très fatigué. La soupe lui parut bonne, le vin excellent ; il eut toutes sortes de gentillesses à dire à ma mère et la complimenta sur sa cuisine et sur son garçon. Je me rengorgeais, fallait voir.

De temps en temps il consultait sa montre et regardait la pendule.
- Votre horloge ne va donc pas ? demanda-t-il à mon père.
- Elle a eu peur des chouans, mon général ; depuis ce matin elle est arrêtée.
- Tiens, voyez donc ! sacrédieu, citoyen, tu devrais bien la mettre à l'heure car ma montre bat la breloque et il faut que je sois debout à six heures demain matin.
Ma mère devint pâle comme une morte, mon père se leva pour ne pas paraître troublé, puis se rassurant :
- Ecoutez, mon général, reprit-il, je ne vous conseillerais pas de vous fier à ma pendule, j'aime mieux emprunter une montre à mon voisin l'horloger ... et puis, vous savez, je suis levé tous les matins à cinq heures ; vous n'avez rien à craindre, je me charge de vous réveiller.

Mon père n'avait pas fini, que la marquise se mit à tousser deux ou trois petits coups secs qui semblaient sortir du fond d'un cercueil. La pauvre dame gelait dans sa boîte et la peur et le froid venaient de la prendre à la gorge. "Pour le coup, nous sommes flambés !" pensé mon père ; et pour étouffer la toux de la marquise, il se mit à tousser lui aussi ; ma mère fit de même et moi itou, en sorte que durant une minute on ne s'entendit pas dans la maison.
- Ah ça, dit Westermann à ma mère, est-ce que vous avez mis un chat dans la soupe que vous étrangliez tous ? buvez un coup, tonnerre de Dieu !
- Ne faites pas attention, mon général, répondit mon père, chaque fois que nous mangeons de la soupe au lard, nous avons après des envies de tousser.
- Allons, allons, garde tes carottes pour un autre, elles sont trop blanches. Tu ferais mieux de dire que tu as soif.
Westermann prit une bouteille et remplit les verres
- A votre santé ! les amis.
- A la vôtre ! mon général.
- A la vôtre ! la petite mère.
La marquise se prit à tousser de nouveau ... et mon père aussi.
- Ma parole, dit Westermann, en regardant du côté de la pendule, il y a quelque chose là-dessous ... tu me caches quelque chose, citoyen.
- Vous riez, mon général ?
- Je ne ris pas du tout ... Ouvre-moi cette horloge.
Mon père se défendit, protesta, balbutia, dit des bêtises et allait tout perdre, quand ma mère, avec l'étonnante présence d'esprit des femmes, lui cria, en se levant de sa chaise :
- Mais, ouvre donc, imbécile ! puisque le général te le demande !
- Bravo, citoyenne, bravo ! dit Westermann ; voilà qui est bien parlé !
Mon père se fâcha tout rouge et menaça ma mère du poing. Le général prit parti pour ma mère qui se mit à pleurer. Bref, les chose gâtaient, quand on frappa à la porte.
- Ouvrez !
Un officier entra, l'air effaré :
- Mon général, dit-il à Westermann, le général Marceau vous prie de venir de suite ; on craint une nouvelle attaque des Chouans ; le poste de la Davrays vient d'être surpris et égorgé.
- Tonnerre de Dieu ! nous n'en finirons donc jamais avec ces brigands ? Donnez-moi mes bottes et mes armes ... nous allons voir ça !

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le général sortit avec son officier d'ordonnance et ne laissa qu'un factionnaire à la porte, car il devait revenir pour coucher.

Mon père courut immédiatement à la pendule : la marquise était gelée et plus morte que vive ; elle toussait à faire peur.
- Montez vite dans le grenier, madame, on vous portera tout à l'heure de quoi manger et vous couvrir.
Ma mère ôta son châle de laine et le lui jeta sur les épaules.
- Mes pauvres gens, dit-elle, quel mal je vous donne ! ... Si j'avais su !
- Ne parlons pas de ça, madame, tâchez seulement de ne plus tousser.

Elle était à peine installée dans le grenier avec une écuelle de braise sous les pieds que l'officier d'ordonnance du général Westermann rentra sans frapper.
Il venait chercher le manteau et le sac du général et en même temps prévenir mon père qu'il ne coucherait pas à la maison. Les troupes quittaient Ancenis immédiatement et se mettaient en marche sur Nort où de Fleuriot s'était retiré avec les débris de l'armée vendéenne.

- Quelle providence ! s'écria ma mère, en tombant à genoux.
- Et quelle frayeur tu nous as donnée avec ta marquise ! ajouta mon père.

Alors on verrouilla la porte, on fit descendre la pauvre femme du grenier, on lui donna à manger et, quand elle fut un peu remise de ses émotions, on lui fit un lit.

Le lendemain matin, elle était levée à la pointe du jour, elle embrassait mon père et ma mère et partait en laissant sur la cheminée une petite bourse contenant mille francs en or.

Elle avait oublié de nous dire son nom, mais mon père a toujours cru qu'il avait caché dans sa pendule la marquise de La Rochejaquelein.

LÉON SÉCHÉ
La Revue illustrée de Bretagne et d'Anjou
1885

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