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La Maraîchine Normande
5 février 2013

LA MEUNIERE DU BERNARDEAU

Capture plein écran 05022013 201307

Quel joli moulin cela faisait avec sa grosse tour ronde, coiffée d'une poivrière à girouette, ses grands bras en échelles, longs comme d'ici demain, ses voiles tendues qui claquaient au vent d'ouest comme celles d'un bateau, et de ses petites lucarnes borgnes braquées sur le ciel comme les lunettes d'un astronome !

Quand il tournait, on ne voyait que lui dans le paysage, et tous les moulins d'alentour avaient l'air de mouettes blanches poursuivies par un oiseau de proie.
Il était situé sur le versant du coteau de Juigné, tout au bout d'un petit chemin de traverse qui avait juste la passée de l'âne du moulin, et dans lequel vous auriez vainement cherché des traces humaines, car il était si sale, si défoncé, que la meunière prenait toujours par les vignes quand elle allait à Ancenis à pied.

Un beau brin de femme, que la meunière ! Vingt-cinq ans, rondelette, accorte, de petits yeux noirs qui vous envoyaient tout droit au coeur ses traits enflammés, des lèvres rouges comme des cerises, au coin desquelles nichaient les ris, toujours pimpante, toujours tirée à quatre épingles, il n'y avait guère d'apparence en sa mise qu'elle fût veuve ; aussi faisait-elle sortir un tas de galants aux portes quand elle venait à la ville, montée sur son âne chargé de sacs de farine.

L'âne lui-même semblait tout fier de sa maîtresse ; il vous allait son petit train, tout doux, tout doux, avec des "hi-han-han" joyeux, des dodelinements de tête et des dressements d'oreilles qui disaient au monde : "Vous n'avez qu'à la regarder ! c'est la meunière du Bernardeau ... Il n'y en a pas deux comme cela dans le pays !"

Et c'était la vérité. Mais les cancans, mais les commères ! On disait que depuis la mort de son homme - un pauvre gars qui l'avait prise sans un sou et qui lui avait laissé tout son bien - la coquine avait jeté bien des fois son bonnet par-dessus son moulin. Était-ce vrai ? je ne saurais vous le dire ; ce qu'il y a de sûr c'est qu'elle ne l'y accrocha publiquement qu'une seule fois et qu'elle en mourut. Voici dans quelles circonstances :

Le premier soin des Vendéens, quand ils entrèrent en campagne, fut de s'assurer le concours des moulins à vent. Rien de plus commode pour les signaux, rien de plus traître pour l'ennemi. Où les Bleus ne voyaient que des ailes blanches qui se débattaient dans le ciel, les chouans possédaient une télégraphie aérienne qui leur livrait à toute heure et dans toutes les directions les mouvements de l'armée républicaine.

Le moulin du Bernardeau fut une de leurs principales vedettes sur la Loire.
Trois jours avant l'attaque de Nantes, Cathelineau vint y demander l'hospitalité.
C'était le 26 juin 1793, Bonchamp était à Ancenis depuis le 17, attendant le gros de l'armée pour se mettre en route. Le temps était superbe et les Vendéens campaient en plein air, qui dans les prés, qui sur les grèves.

Cathelineau avise le moulin du Bernardeau, fait demi-tour à gauche et se trouve nez à nez avec la meunière.
- Es-tu royaliste, lui dit le général ?
- On le deviendrait pour vous servir, tant vous êtes beau, monsieur l'officier.
- C'est bien, donne-moi alors un lit.
La meunière s'empressa de tirer de son armoire une belle paire de draps de toile flambants neufs et qui fleuraient la lavande, et Cathelineau se coucha dans le lit de la jolie veuve - avec elle probablement, car le lendemain matin, quant il partit, elle lui envoya sur le seuil du moulin toute une volée de baisers, et, pour le voir descendre la côte, elle monta jusqu'à la dernière lucarne, d'où elle agita son mouchoir blanc.

Huit jours après, Cathelineau, blessé à mort, revenait à Ancenis dans une voiture et donnait en passant un long et triste regard au moulin qui, suivant la consigne, avait mis ses vergues en croix à l'approche des soldats de Canclaux.
Du 17 octobre au 17 décembre, durant les soixante jours qui séparèrent les deux retraites de l'armée vendéenne sur la Loire, le moulin du Bernardeau continua ses signaux, d'intelligence avec tous ceux de la Vendée.
Mais le 17 décembre fut son dernier jour.
Harcelés par les Mayençais qui les avaient écrasés à la bataille du Mans, les chouans avaient gagné précipitamment Ancenis pour y passer la Loire ; mais, faute de radeaux suffisants, bon nombre d'entre eux s'étaient jetés dans la campagne où ils espéraient échapper aux poursuites de l'ennemi. Je raconterai ailleurs cette épouvantable déroute, aujourd'hui je m'en tiendrai à cet épisode :

A la vue du moulin qu'ils reconnurent tout de suite pour un allié, une vingtaine d'hommes s'y réfugièrent au moment où Westermann arrivait à bride abattue sur les hauteurs de Bel-Air.
Soudain un coup de feu retentit. C'était la meunière qui venait d'essayer son adresse.
- Bien visé, dit-elle, un de mort !
Westermann tourne la tête et voit sortir une bouffée blanche d'une lucarne du moulin.
Aussitôt il commande à une compagnie de hussards de cerner le Bernardeau. Quant à lui, il était trop pressé d'en finir avec La Rochejaquelein pour s'amuser aux bagatelles de la porte. A d'autres l'attaque des moulins à vent.
Les hussards étaient à peine au pied du moulin que son artillerie volante canonnait Ancenis et criblait de boulets les quelques radeaux des chouans qui traversaient la Loire.
L'officier qui commandait la compagnie somme le moulin de se rendre.

La meunière ouvre une fenêtre, accroche son bonnet à la pointe de la vergue et lui crie :
- Viens donc le chercher, espèce de pataud !
Une décharge des hussards accueille immédiatement ces insolentes paroles. Les vitres volent en éclats. Les Vendéens ripostent et démontent cinq cavaliers.
La compagnie met alors pied à terre et se précipite contre la porte du moulin qui est enfoncée à coups de crosse de fusil.
- Rendez-vous, tas de brigands, ou vous êtes morts !
- Brigands vous-mêmes ! descendez donc mon bonnet !

Les hussards étaient dans le moulin, mais l'échelle était en haut avec les Vendéens qui tiraient sur eux à bout portant à travers le plancher, et faisaient dans leurs rangs des trous terribles.
La meunière ne se possédait plus. Elle chargeait les fusils avec une ardeur et une rapidité incroyables et les passait ensuite aux chouans qui, blottis derrière des sacs de farine, se moquaient de la mousqueterie des bleus.
- Tirez bien les amis. Il ne faut pas qu'il en sorte un seul.
L'officier voyant ses hommes tomber comme des mouches, sort du moulin et commande l'assaut par l'escalade des vergues.
Assaut magnifique !
Vingt hussards à la fois se précipitèrent sur les vergues, la carabine en bandoulière, grimpant comme des matelots jusqu'à la hauteur des premières lucarnes et de là retombant blessés ou morts sous les balles ou les coups de baïonnettes des Vendéens.
Cependant un brigadier parvint à gagner le toit en se faisant un rempart du corps de ses camarades accrochés aux échelons comme des noyés aux branches.
- A moi, les amis, criait-il, gardez bien l'entrée du moulin !
Et, plantant le fanon de la compagnie au pied de la girouette, il pratiqua un trou dans la couverture et y passa le canon de sa carabine.
Pan, pan, pan ! trois coups de feu retentirent dans le moulin - trois coups mortels qui semèrent la panique parmi les assiégés.

La résistance devenait impossible, et les Vendéens levaient déjà la crosse en l'air, quand la meunière jeta d'un coup d'épaule l'échelle en bas pour leur couper la retraite.
- Mourir pour mourir, dit-elle, sachons mourir en braves !
Alors recommença un véritable massacre. Canardés par en haut, fusillés par en bas, les Vendéens ne savaient à qui répondre et se débattaient dans le moulin comme des lions prisonniers dans une cage, au milieu de la fumée qui les aveuglait.
Leurs munitions épuisées, ils jetèrent en bas les sacs de blé et de farine, après quoi, saisissant leurs fusils par le canon, ils se précipitèrent, tête baissée, parmi les bleus qui les reçurent au bout de leurs baïonnettes.

Quel horrible spectacle ! le sang des morts et des mourants avait jailli de tous côtés, en flaque sur le sol, en étoiles sur les murs et sur la meule brisée du moulin. Et c'étaient des cris, des gémissements à donner du coeur aux pierres. Mais les hommes n'ent ont plus dans la bataille.
- La meunière ! il nous faut la meunière ! criaient les hussards.
- La voilà, citoyens, dit-elle, en se laissant glisser à terre le long de l'arbre du moulin. Je ne vous ai point fait de quartier je ne vous demande point de grâce.
- C'est bien, répartit l'officier, nous allons te régler ton compte. Va t'adosser à ce mur.

La meunière sortit la tête haute, avec quelque chose de souverainement fier dans la démarche et dans le coup d'oeil. Ses cheveux dénoués flottaient sur ses épaules ; elle les ramena pudiquement sur sa poitrine, de manière à cacher les déchirures indiscrètes de son corsage, et s'adossant à la muraille :
- Quand vous voudrez, citoyens !
Cette crânerie féminine fit hésiter un instant l'officier.
- Quel âge as-tu ? lui demanda-t-il.
- Vingt-cinq ans.
- Ton nom ?
- La meunière du Bernardeau.
- Veux-tu vivre ?
- J'aime mieux mourir !
- Crie seulement : Vive la République et je te rends la liberté.
- Vive le Roy ! cria-t-elle d'une voix vibrante.
Une minute après, on entendit le bruit roulant d'une décharge.
La meunière avait vécu.
- C'était tout de même une luronne, dirent les soldats.
Les hussards de Westermann avaient perdu dans cette attaque, vingt-deux hommes dont huit blessés.

Depuis lors le moulin était resté abandonné. Ouvert à tous les vents du ciel, sans toiture, sans vergues, les mendiants, qui passaient dans le pays y élisaient domicile avec les hirondelles et les chauves-souris. Suivant son habitude, le lierre, amoureux des ruines, en avait fait peu à peu le tour et le rajeunissant sous ses touffes tombantes. De loin, cette tour découverte avait l'aspect d'un donjon démantelé.
Que de fois me suis-je égaré par là, cherchant à reconstituer d'après les lieux et les témoignages, la scène dramatique que je viens de raconter ! J'interrogeais les vignerons, les laboureurs, tous ceux qui remuaient la terre aux alentours du vieux moulin : personne n'en savait rien que la légende. La meunière du Bernardeau avait une si mauvaise réputation de son vivant, que sa mort héroïque n'a point fait oublier ses fautes galantes aux gens de l'endroit. Aujourd'hui le moulin est rasé : la charrue a bouleversé cette terre sanglante et c'est la chair des morts qui engraisse le blé dont les paysans font leur pain.

LEON SÉCHÉ
La Revue illustrée
de Bretagne et d'Anjou - 1885

 

Bernardeau

Afin de dissiper toute confusion avec Juigné-sur-Loire (49), précisons qu’il s’agit du château de Juigné à l’Est duquel se trouve le lieu-dit du Bernardeau, longeant la Loire et dépendant de Saint-Herblon (44). Sans être allé sur place pour l’instant, nous avons constaté par vue aérienne Géoportail, la présence de ruines dont une tour. Le cadastre de 1812 des ADDL (section M de Méron) n’indique pas pour sa part la présence de possibles de ruines d’un moulin à vent.

Le Loup

Février 2013

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