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La Maraîchine Normande
21 juillet 2012

GACE PENDANT LA TERREUR

Avant 1789, Gacé formait un comté, fief de la famille des Matignon, et passé par mariage à Anne de Montmorency, des Montmorency-Luxembourg. Il dépendait, pour l'ordre judiciaire, du Parlement de Rouen ; pour l'ordre financier, de la Généralité d'Alençon. Lorsque, sur le conseil de Necker, Louis XVI se décida à convoquer les Etats généraux, une assemblée se tint à Lisieux pour l'éclection des délégués de la région. Les représentants de Gacé vinrent y porter les voeux de leurs compatriotes : c'étaient François Esmont, prieur-curé de Montfort, délégué du Clergé ; le comte de la Pallu, des Lettiers, délégué de la Noblesse ; et Beauperrey, de la Chapelle-Montgenouil, député du Tiers. Ce qu'ils demandaient, c'était, comme partout, une diminution des impôts, ou du moins une plus juste répartitions des charges ; c'était la suppression de l'odieuse gabelle ; c'était même, chose qui étonnera peut-être de la part de normands, la simplification des opérations de justice, dont les complications et les lenteurs prolongeaient indéfiniment les procès.

Les premiers évènements de Paris et de Versailles, le Serment du jeu de paume, la prise de la Bastille, les émeutes des 5 et 6 octobre, ne paraissent pas avoir surexcité les esprits à Gacé. La population reste calme, plus occupée de récolter ses pommes et de vendre ses boeufs que de s'échauffer pour la politique. Mais il n'en est pas de même aux environs.

 

Une lieue plus loin, à Cisai, on s'agite ferme au contraire. Non seulement on pérore et on déclame, mais on passe des paroles aux actes. Le curé de la Chapelle-Montgenouil ayant refusé de reconnaître l'évêque constitutionnel du département, les gardes nationaux de Cisai se firent fort de l'y contraindre. Conduits par leur officier, le sieur Barthélémy Gobard, ils se portent vers son presbytère, puis cernent l'église, en chassent quelques personnes qui se disposaient à entendre la messe, ferment les portes et emportent les clefs. Le sieur François Verdry proteste contre ce coup de force. Ils le saisissent, le font monter sur un âne et le conduisent à Gacé pour le donner en spectacle et le tourner en ridicule. "Mais les citoyens du bourg, dit le procès-verbal rédigé en cette occasion, n'ont eu que des regards de compassion pour le patient outragé". Quand je vous disais que les Gacéens ont l'humeur bienveillante et douce ! De leur côté, les officiers municipaux blâmèrent très vivement les violences des gens de Cisai et rendirent au curé de la Chapelle-Montgenouil les clefs de son église.

Peu de temps après, ce malheureux prêtre, s'était vu de nouveau molester, leur écrivit la lettre suivante :

"Messieurs, je viens de demander à M. le curé de Gacé la permission de dire la messe dans votre église, ne pouvant plus paisiblement faire mes fonctions dans celle de la paroisse de la Chapelle, vu les violences et les menaces qu'on m'y fait continuellement, et ce, contre les dispositions des lois, auxquelles je veux toujours me conformer. Je vous prie, Messieurs, de confirmer la permission de M. votre curé et de l'appuyer de votre autorité et de votre consentement, que je réclame. Je n'habite pas dans votre paroisse, j'ai loué une maison dans le village des Champs pour me rapprocher de vous, dans la persuasion que j'ai de trouver un asile assuré contre ceux qui me persécutent. Je vous prie de m'accorder cet asile, et de me croire avec les sentiments les plus respectueux votre très humble et obéissant serviteur, Desmares, curé de la Chapelle."

A cette touchante requête, les officiers municipaux de Gacé répondirent en accordant l'autorisation demandée. Preuve nouvelle de leur modération et de leur esprit accueillant. Il est vrai que l'abbé Desmares ne profita pas longtemps de la permission qu'on lui avait octroyée ; il renonça lui-même, au bout d'un mois, à dire la messe à Gacé, pour ne pas choquer, dit-il humblement "ceux qui ne me voient pas d'un bon oeil."

Aussi bien les évènements se précipitent à Paris. A la Constituante a succédé l'Assemblée législative. Le Roi est bafoué au 20 juin, renversé au 10 août, arrêté, jeté au Temple. Un mois plus tard d'affreux massacres ont lieu dans les prisons, à l'Abbaye, aux Carmes, partout. Ces violences ont leur répercussion dans les départements, et Gacé est ensanglanté par un crime, dont ses habitants ne sont d'ailleurs pas responsables, car les auteurs étaient étrangers au pays.

Le 9 septembre 1792, quatre prêtres insermentés qui, en exécution de la loi du 26 août précédent, sortaient du royaume et se rendaient en Angleterre, furent arrêtés à leur entrée dans le bourg. On brisa leur voiture, et, bien qu'ils fussent munis de passeports réguliers, on les égorgea dans les fossés du château. Quelques exaltés poussèrent la cruauté jusqu'à leur couper les oreilles, dont ils se firent des cocardes. Ces malheureux se nommaient Gabriel Loiseau, vicaire de Saint-Pater, Pierre Lelièvre, vicaire de Saint-Rémi-des-Monts, Pierre et Etienne Martin, l'un curé de Chalange, l'autre vicaire de Saint-Denis. Telle était la terreur inspirée par les fanatiques qui s'étaient rendus coupables de ce meurtre, que les parents des victimes n'osèrent les poursuivre en justice. Ils se contentèrent d'adresser au directoire du département une lettre très respectueuse et très soumise où, après avoir rappelé les faits, ils ajoutaient :

"Comme en pareil cas, Messieurs, il n'est guère possible de justifier d'extraits mortuaires et qu'il importe essentiellement aux familles d'avoir des actes supplémentaires, nous vous prions instamment de vouloir bien nous procurer une copie en forme du procès-verbal qui a dû être dressé de cette émeute et de ce qui en est résulté, soit par vos soins ou par ceux, de M. le Juge de paix de Gacé, et, par suite de vos bontés et justice, vouloir bien nous indiquer ce que nous avons à faire pour recouvrer ce qu'on a dit que vous aviez sauvé."

Ainsi, des actes de décès en bonne et due forme et les bagages des décédés, voilà tout ce que réclament ces parents à la résignation facile, auxquels le chagrin ne fait pas oublier le souci de leurs intérêts.

J'ignore s'il fut fait droit à une demande aussi modérée. Mais j'en doute un peu, car déjà à ce moment les confiscations ne se comptaient plus. On avait d'abord mis sous séquestre les biens d'Anne de Montmorency, coupable d'émigration. Puis on en avait fait autant pour un très grand nombre d'habitants du canton, arrêtés comme suspects et écroués à la prison de Gacé.

Nous possédons la liste des détenus et l'exposé des motifs de leur arrestation. La plupart sont convaincus d'être en relations avec les chouans de Bretagne et de préparer un soulèvement. D'autres sont simplement des ci-devant comme Burgault et de la Rouvraye, ou des prêtres réfractaires, comme l'abbé Roussel, de Ticheville, l'abbé Grigy, d'Aubry-le-Panthon, l'abbé de France, de Camembert. Il en est qu'on accuse d'espionnage en faveur des brigands, c'est-à-dire des royalistes. Celui-ci avait un faux passeport. Chez celui-là on a trouvé des armes cachées. Toutes les raisons paraissent suffisantes, même les plus futiles. Louis Robin, par exemple, est écroué parce qu'on le soupçonne "d'être dévôt", et le nommé Pille, parce qu'on déclare qu'il est "un homme dangereux". Ainsi ce n'est plus sur ses actes, mais sur ses idées, moins encore, sur ses tendances, que chacun est jugé. Nul ne peut se croire à l'abri de poursuites, et l'on ne sait jamais le matin en se réveillant si l'on ne couchera pas le soir en prison.

 

Ces procédés violents portent leurs fruits. Gacé regorge de prisonniers. Ils encombrent l'ancien château des Matignon, transformé en maison d'arrêt, et comme leur nombre s'accroît chaque jour, il s'y trouvent bientôt fort à l'étroit. Et puis ils sont mal nourris ; la municipalité ne consacre en dix-huit mois que 2 882 livres 15 sols à leur subsistance, ce qui représente pour chacun environ trois sous par jour. Aussi beaucoup tombent malades. Un vieillard de quatre-vingt-douze ans, la Houssaye, est atteint, dit un certificat du Dr Blondel, de "largeresse" de poumon avec mouvements fébriles". Les souffrances sont telles que les prisonniers organisent une tentative d'évasion. Le 5 frimaire an II, sur les 9 heures du soir, le sieur Saint-Clair, détenu à la maison d'arrêt, demande à sortir dans la cour intérieure. La nuit est obscure. Il tombe sur une voiture qu'il n'a pas vue, se blesse ... ou fait semblant, et pousse des cris de douleur. Gardiens et prisonniers accourent. Tumulte, désordre. C'est l'instant. Quelques-uns franchissent le mur, d'autres sautent par les fenêtres, escaladent les grilles et prennent le large. Les sentinelles, soit négligence, soit complaisance, ne voient rien. Les gardiens s'affolent, font une battue. Peine inutile, les prisonniers sont loin, on ne les reprendra pas. Le lendemain, le concierge de la prison, le citoyen Michel Beaumont, vient faire sa déclaration aux officiers municipaux. Voilà des gens bien ennuyés ! Ils tiennent conseil, et, après mûre réflexion, envoient un rapport circonstancié au directoire du district, à Laigle. Devant lui, ils cherchent à dégager leur responsabilité. Si l'évasion a eu lieu, c'est cause du mauvais état de la prison, pour laquelle ils ont maintes fois réclamé des réparations. "Nous demandons, ajoutent-ils, qu'il soit décidé d'une manière authentique, pour éviter toute difficulté, si c'est à la municipalité ou au comité de surveillance de ce lieu qu'appartient la direction et la police de la prison". La réponse ne se fait pas attendre : elle est envoyée d'Alençon par le directoire départemental. C'est la municipalité qui aura la haute main sur la maison d'arrêt, c'est à elle à ordonner les travaux de réparations nécessaires. Ils sont entrepris aussitôt, et il n'en coûte pas moins de 20 316 livres à la commune.

Pendant que les ci-devant, les prêtres réfractaires, les dévôts, les chouans, les suspects, tous ceux en un mot qui ne s'étaient pas ralliés à la Révolution, gémissaient dans les cachots ... ou s'en esquivaient adroitement, que faisaient les sans-culottes, devenus les seuls maîtres et détenteurs de l'autorité ?

Pour bien marquer le triomphe de l'égalité, ils commençaient par brûler solennellement sur la grand'place tous les titres féodaux. La municipalité en corps assistait à cette exécution et ne se retirait qu'après avoir vu le dernier parchemin entièrement consumé. Puis le "tyran" ayant été détrôné et mis à mort, il fallait effacer jusqu'aux vestiges de son règne. Pour la modeste somme de 14 livres, le citoyen Mauger se chargeait, sur l'ordre du maire, d'enlever les fleurs de lys qui ornaient le grenier à blé.

Après les emblèmes royaux, les emblèmes religieux. D'abord, interdiction formelle est faite à tout prêtre de revêtir en public le costume ecclésiastique, et cela sous peine d'amende la première fois, et d'arrestation en cas de récidive. Puis on décrète d'abattre la croix du cimetière : le citoyen Dechpes exécute cet ordre au prix de 30 livres et 3 sols, et aplanit avec soin la place occupée par cette croix. Mais ce ne sont encore là que de timides essais. Pour détruire la "superstition" il faut couper le mal dans sa racine et supprimer l'église elle-même. Déjà le 12 ventôse an II, elle a été visitée par des fanatiques qui ont commis toutes sortes de dégâts. Trois jours plus tard, c'est la municipalité elle-même qui s'y transporte afin de procéder à sa désaffectation.

Le procès-verbal de l'opération est trop curieux pour ne pas être cité intégralement.

"Nous, maire et officiers municipaux soussignés, nous étant ce jourd'hui transportés à l'église de ce lieu, nous avons trouvé la partie supérieure du tabernacle dont différentes pièces sont dispersées dans l'église et d'autres qui ont été rapportées à la maison commune de ce lieu par la femme Mauger et la femme Coire ; au même autel, les statues des ci-devant St-Pierre et St-Paul ont été descendues et des deux côtés du dit autel les deux bras de bois servant auparavant de flambeaux ; aussi arrachés les rideaux du dit autel et replacés dans un autre endroit, pour servir à l'utilité des bureaux de la municipalité dès qu'il pourra y tenir ses séances. Nous étant ensuite portés dans la nef de la dite église, nous avons trouvé les devants des deux petits autels, avec une partie de la boisure ainsi que les tableaux, enlevés et déposés dans la dite église ; les statues des ci-devant saints et saintes placés à la partie supérieure des dits autels, dont celle de Saint-Sébastien en plâtre, pierre ou bois, ont été transportées dans la sacristie. Etant entrés ensuite dans la chapelle du Rosaire, nous avons trouvé tout l'autel enlevé ; nous avons ensuite aperçu que le tableau servant de retable au dit autel a été enduit d'une peinture blanche grossièrement travaillée et au milieu de laquelle est placée la statue de la déesse de La Liberté, surmontée du drapeau tricolore. Nous avons également trouvé un ex-confessionnal placé ci-devant dans la dite chapelle, qui a été aussi descendu dans la nef. Entrés dans la sacristie, nous y avons trouvé deux devants d'autel en soie ou autre étoffe, et dans le choeur nous avons aperçu un autre devant d'autel de la même espèce, et nous avons en outre aperçu le haut de la croix du ci-devant cimetière, dont les deux bras sont cassés. Nous avons trouvé l'aigle servant précédemment de pupitre au ci-devant choeur de la dite église cassé en plusieurs pièces. Toutes les pierres dites bénites ont été enlevées et ont disparu."

De tous ces objets, ainsi que des vases et ornements sacrés, et même des chaises, une vente aux enchères eut lieu par les soins du maire.

L'église ainsi désaffectée servit désormais pour les séances du conseil municipal.

Mais les exaltés ne se tiennent pas encore pour satisfaits. Malgré le soin avec lequel on procède à l'enlèvement de tous les emblèmes et attributs d'un culte proscrit, il en est, paraît-il, qui ont échappé à la destruction. Le 25 prairial un membre du club jacobin dénonce avec indignation "qu'il existe encore des croix sur le lieu de repos de la commune, et qu'aux termes de la loi il y a longtemps qu'elles devraient être détruites, ainsi que le ci-devant maître-autel." C'est là un abus intolérable. Et puisque la municipalité, quoique prévenue, ne se décide pas à le faire cesser, le club agira. Son comité de surveillance fera ôter ces croix et de maître-autel "de manière qu'il n'en reste aucun vestige pour décade prochain." On dressera à la place une statue à la déesse de la Liberté, et on chantera un hymne à l'Etre suprême.

En outre, sur la petite portion de terrain qui est derrière la prison on consacre un autel à la Patrie. L'édifice est d'ailleurs assez modeste. On y emploie les pierres de la ci-devant croix ; le citoyen Manger les transporte pour 18 livres 15 sols, et le citoyen Coel les assemble et les cimente pour 47 livres. Sur cette base en maçonnerie, on établit une table d'autel en bois, et le citoyen Fleury-Dubois, qui a fourni les planches et les écrous, reçoit en paiement 18 livres. Enfin le citoyen Daulin élève pour 22 livres, un obélisque, qui, à en juger par le prix, devait être fort loin de celui de Louqsor. C'est devant cet autel que sont célébrées les fêtes patriotiques. On s'y assemble, aux jours sans-culottides, pour y chanter des hymnes en l'honneur des Epoux, des Vieillards, de la Raison, etc. On brûle à ses pieds les attributs de la réaction et du despotisme. On y allume des feux de joie à l'occasion des victoires remportées par les armées républicaines. On y danse des danses patriotiques.

Cependant la vie ne se compose pas que de réjouissances. Il faut songer aux choses sérieuses. Aussi bien le directoire de Laigle, chef-lieu du district, est là pour le rappeler. Ses demandes sont incessantes. Un jour il réclame les cordes des cloches de toutes les communes du canton. Plusieurs s'exécutent sans hésitation ; telles Gacé et Saint-Evroult. Mais il en est d'autres qui allèguent de bonnes raisons de refuser. La municipalité du Noyer-Ménard répond dans un style amphibologique : "Nous avons reçu la lettre par laquelle vous nous demandez les cordes des cloches que nous avons fait descendre de notre clocher. Nous vous attestons qu'il n'y en avait point (de corde) et quelques jours avant la loi elle ne sonnait pas (la cloche)." La réponse de Pomont est d'une forme plus naïve encore : "Nous n'avons donné qu'une cloche, dont la corde a été mise pour servir à l'autre cloche qui nous a resté vu qu'il n'y en avait point."

Une autre fois le district donne l'ordre d'envoyer de vieux linge et de vieux chiffons, car "les papeteries sont dans le plus grand besoin et il faut absolument mettre tout en activité pour subvenir promptement à leur approvisionnement." Puis il demande des peaux et prescrit de stimuler le zèle des tanneurs. Il lui faut aussi des canons : Gacé en fournit deux. Surtout, ce qu'il réclame à cor et à cris, ce sont des souliers pour les volontaires. Mais sur ce point, malgré toutes les instances, le directoire n'obtient qu'une maigre satisfaction.

Gacé, en tout et pour tout, envoie 25 paires de souliers, dont seulement trois paires neuves. Quant aux autres communes du canton leur contribution est insignifiante. Le maire de la Chapelle Montgenouil écrit :

"Citoyens, en réponse à votre invitation, je vous envoie deux paires de souliers pour les défenseurs de la République. J'ai eu beau représenter aux citoyens de notre commune la nudité de nos soldats, leur patriotisme compatissant s'est borné à une sensibilité stérile. Ils voudroient pouvoir secourir des malheureux, mais leur indigence s'y oppose."

Le maire des Atelles plaide la cause de ses administrés :

"Nous avons communiqué votre lettre à nos concitoyens, qui ont ressenti, ainsi que nous, la plus vive affliction et le plus tendre intérêt au récit que vous nous faites de l'état de nos frères et braves défenseurs de la patrie, dénués de souliers. Nos concitoyens, presque toujours en sabots, n'en sont pas munis. Quant à quelques individus qui en portent quelquefois, nous en avons fait le recensement, et nous leur avons trouvé (sic) qu'une paire de souliers à clous en assez mauvais état, que nous ne croyons pas de qualité à pouvoir servir à l'armée."

Le maire de Courmesnil au contraire ne songe qu'à lui-même : il charge ses administrés, qui sont, dit-il, des égoïstes et des avares, incapables du moindre sacrifice. Et pourtant leur maire leur donnait l'exemple car il se prive avec joie de ses chaussures pour le bien public, et il donnerait même volontiers de l'argent ... s'il en avait ! Au reste, voici la lettre elle-même, qui me paraît un pur chef d'oeuvre :

"Citoyens, j'ai fait tout ce qui était en moi pour procurer des souliers à nos vrais amis les volontaires. Malheureusement je n'ai pu réussir à souhait : l'avarice, l'égoïsme des gros particuliers les a retenus. Plusieurs d'entre eux ont des souliers dont ils pouvaient absolument se passer pour le moment. Si vous n'avez pas de moyen de faire faire des perquisitions chez eux en présence d'un commissaire ferme et rigide, vous ne réussirez pas plus sans doute dans les autres communes que dans la nôtre, qui ne vous envoie que trois paires, fournies, une par Aubin Desbuards, jeune homme peu fortuné, une par le citoyen Jules Morard, ci-devant maire, et celle ressemelée de neuf dont je fais présent avec bien du plaisir à la République, ainsi que le citoyen Morard, qui, comme moi, ne demande pas qu'on en tienne état. Il n'avait que cette paire en état de servir, et il ne me reste que celle que j'ai aux pieds, qui n'est pas bonne. Nous désirerions tout deux avoir chacun 20 francs, nous en ferions cadot (sic) avec grand plaisir ..."

Et en post-scriptum, il ajoute :

"J'aurais grand plaisir à leur voir enlever à chacun 10 ou 12 paires de souliers. Je les ai traités hier comme des nègres. Je leur ai dit que si j'étais maître je leur en ferais bien trouver, et cela n'a rien produit."

Et pourtant ce n'est pas uniquement par avarice que les habitants du canton restaient sourds aux demandes que leur adressait le directoire de Laigle. La vérité, c'est que partout la misère était grande. L'argent avait émigré lui aussi, ou se cachait. Il avait fallu créer des assignats, qui, comme ailleurs, n'avait pas tardés à être dépréciés. Outre qu'il était difficile de les négocier, ce qui rendait leur valeur à peu près nulle, il en circulait un grand nombre de faux. La municipalité de Gacé en est informée par les graveurs eux-mêmes, les citoyens Coesnon et Pellerin, qui ont découvert la contrefaçon et indiquent dans le plus grand détail les différences qui séparent les faux billets des vrais.

Au manque d'argent vint s'ajouter le manque de pain ; une terrible famine s'abattit sur la ville au mois de germinal an II. Le directoire du district, informé des souffrances des habitants, leur envoya bien un quintal de farine. Mais qu'était-ce que cela pour une population de près de 2 000 âmes, sans compter les prisonniers ?

Gacé s'adressa alors aux communes voisines. Mais la plupart étaient dans une situation presque aussi mauvaise. Coulmer donnait trois boisseaux de blé et trois de seigle, mais à contre-coeur : "Je jure, écrivait le maire, qu'en le faisant je prive ma commune ; mais dans le malheureux moment où nous sommes, nous devons tous nous réunir et nous entr'aider. Je vous prie cependant de ne plus jeter les yeux sur notre commune pour vous soulager, car nous sommes absolument hors d'état de le faire." Mesnil-Vicomte était moins généreux encore : "il n'y a point de blé", affirmait le maire. Croisilles, loin de rien pouvoir fournir, sollicitait elle-même des secours, se trouvant "réduite à la dernière extrémité".

La faim est mauvaise conseillère. Elle poussa les Gacéens à se procurer par la force ce pain que leurs voisins leur refusaient. Le 7 août 1794, plusieurs d'entre eux se portaient en armes sur Mardilly, et, après en avoir chassé les habitants à coups de fusil, "nettoyaient entièrement les greniers". Cinq jours plus tard la grosse ferme de la Bouverie était pillée de la même manière. Enfin le 25, c'était le tour de Montfort. Sous prétexte de perquisitions nécessaires à la sûreté publique, une troupe de gens de Gacé envahissait ce bourg et enlevait une certaine quantité de blé. Les maires des communes lésées eurent beau protester ; ils en furent pour leurs plaintes.

Une réclamation qui fut mieux accueillie, ce fut celle que firent les bouchers. La loi du maximum leur avait porté un coup funeste. Elle les avait, assuraient-ils, "réduits à l'impossibilité de pouvoir faire leur boucherie sans qu'il en résulte une perte de plus d'un tiers sur chaque bête." Vous savez, citoyens, ajoutait leur supplique, que la viande sur pied revenant à 18 ou 20 sols la livre, il est absolument essentiel que vous déterminiez un prix où ils puissent se retirer, sans quoi ils vous déclarent qu'ils préfèrent absolument abandonner leur état que de se ruiner". Devant cette mise en demeure, la municipalité de Gacé, puis le directoire de Laigle jugèrent utile de donner satisfaction aux bouchers. Il fut convenu que deux commissaires s'entendraient toujours avec eux pour fixer le prix de la viande, mais en surveillant les fraudes et en ménageant l'intérêt des consommateurs.

Cette mesure ne fut hélas ! qu'un palliatif insuffisant. Les habitants de Gacé, durant cette période de disette, connurent de cruels moments, et les souffrances éprouvées exaspérèrent encore les passions populaires. Puis la tourmente passa. Robespierre abattu, les Thermidoriens ouvrirent les prisons. Les exécutions cessèrent. Une réaction se produisit contre les idées jacobines ; on ne parla plus que d'apaisement. Les Gacéens, après l'accès de fièvre révolutionnaire dont ils venaient d'être secoués, retrouvèrent leur naturel paisible et conciliant. Un petit nombre seulement restaient agressifs, cherchaient à semer la discorde. Le maire, Philairie, qui avait pourtant présidé aux plus violentes mesures prises depuis deux ans, invita alors ses administrés à oublier leurs anciennes divisions et à vivre désormais en bons termes les uns avec les autres. Il fit placarder sur les murs de la commune l'affiche suivante :

"Du 14 pluviose an III de la République française une et indivisible.

Le bureau de la police municipale de Gacé, après avoir entendu le rapport de différents faits qui se sont passés le jour décadi dernier.

Considérant que, suivant la disposition de l'article 50 de la loi du 14 décembre 1791, les principales fonctions des municipalités sont de faire profiter les habitants des avantages d'une bonne police, notamment de la salubrité, de la sûreté, de la tranquillité dans les rues, lieux et édifices publics ;

Considérant que, dans le Temple de la Raison, des citoyens et des citoyennes se sont permis d'afficher, de placarder et d'écrire sur les murs en gros caractères Mort à l'aristocratie, que le Conseil général assemblé avait réclamé dans la séance du 8 de ce mois contre ces sortes d'inscriptions tendant à élever des troubles dans la commune ;

Considérant que cette expression d'aristocrate et autres de cette nature dont on ne comprend pas assez l'étendue et les conséquences doit être proscrite, sagement abolies toutes ces qualifications insultantes, pour n'admettre d'autre distinction que celle de bons et mauvais citoyens ;

 Considérant que nonobstant l'enlèvement des premiers placards et affiches fait par le voeu du Conseil général il en a été substitué d'autres le jour de la dernière décade avec une affectation qui caractérise le mépris le plus formel des autorités constituées ;

Considérant qu'à la municipalité seule appartient le droit de faire des publications et proclamations, ainsi que d'ordonner ou permettre des affiches, et que tout ce qui se fait en ce genre sans sa participation et son aveu est un attentat à l'autorité qui lui est déléguée par loi ;

Considérant que, dans les rassemblements et promenades qui ont lieu en décadi dernier, il s'est trouvé des citoyens et des citoyennes assez indiscrets pour dire alors dans la rue "des aristocrates, les aristocrates ont la jaunisse, ils mourront au mois de mai", qu'on a même affecté d'y désigner plusieurs citoyens par des gestes et des coups d'oeil ;

Considérant enfin que ceux qui aiment la vertu et l'empire de la loi ne doivent rien se permettre contre les préceptes de l'une et l'autorité de l'autre, qu'il est temps de fermer les plaies de l'anarchie et de goûter les fruits de la paix ;

Après avoir entendu l'agent national, arrête en présence et de l'avis du Conseil général de la commune assemblé qu'il sera fait une adresse amicale et fraternelle aux habitants de cette commune.

 

En conséquence, tous les citoyens et citoyennes sont invités au nom de la Patrie à déposer tout esprit de parti, de haine et d'animosité, éloigner tout sujet de discorde, écraser tout germe de division, abandonner tout dessein tendant à provoquer ou injurier qui que ce soit, renoncer à tout projet d'inscription, de placard ou d'affiche, et regarder tous leurs concitoyens comme leurs égaux, les traiter en frères, ceux mêmes qui auraient eu le malheur de professer des opinions erronées, et les rappeler plutôt par la douceur et l'exemple à l'unité de sentiments qui doit composer une grande famille.

Déclare la municipalité qu'elle espère que les concitoyens trouveront dans cet avertissement amical le désir le plus pur de voir régner la paix et le bonheur de tous, mais elle déclare en même temps qu'elle verrait avec peine couvrir de mépris ses demandes salutaires, et qu'en cas d'infractions elle se verrait obligée d'user de l'autorité que la loi lui accorde pour la répression des abus."

 

Cet avis si sage, si modéré de ton, si paternel même, est en vérité caractéristique. On sent que la Terreur est bien finie. L'ère des troubles est close. Souhaitons qu'elle ne se rouvre jamais, que Gacé demeure la petite ville calme et heureuse qu'elle est aujourd'hui, et que l'on puisse toujours répéter avec La Bruyère : "Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux !".

JACQUES PORCHER

Société historique et archéologique de l'Orne

 

 

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