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La Maraîchine Normande
21 juillet 2012

UN EPISODE DE LA TERREUR EN BASSE-NORMANDIE

 

 

La nuit allait tomber, et l'on n'entendait plus

Là-bas, dans le lointain, que des rumeurs confuses ...

Chants joyeux des vainqueurs, ou plaintes des vaincus,

Et les vainqueurs, hélas ! c'étaient les Bleus. Par ruses,

Ils avaient triomphé : les courageux Chouans,

Qui n'avaient pu trouver la mort dans la bataille,

Fuyaient de toutes parts, nobles et paysans,

Se faufilant sans bruit à travers la broussaille,

Comme le font les loups quand le chasseur les suit.

 

Mes aïeux Guillouard, race nombreuse et forte

De ces Normands fixés sur le sol qui les nourrit,

Se tenaient, ce soir-là, sur le pas de leur porte.

Le chef, un grand vieillard qu'avaient un peu courbé

Les durs labeurs et les soucis, François, son frère,

Debout près de lui, sa femme à son côté,

Et ses enfants, Joseph, le père de mon père,

Vincent, Jacques, Marie, et encore deux garçons

Contemplaient tristement l'oeuvre de leur victoire :

Car les bandits brûlaient les antiques maison.

La nuit, aux alentours, se faisait sombre et noire,

Tandis qu'au loin le ciel, comme aux feux de l'aurore

Parfois s'illuminant, quand la flamme montait,

Leur semblait révéler quelque affreux météore.

Ils étaient sans rien dire, et la femme égrenait,

Tout bas, son vieux dizain, en priant pour la France.

Ils restèrent longtemps à regarder le feu :

"Ca, dit mon bisaïeul en rompant le silence,

Il se fait déjà tard ; je vais point, par Dieu,

Passer toute la nuit à regarder la flamme.

Ce que je trouve dur, c'est de ne rien pouvoir ...

Allons." La tête basse, ils suivirent la femme

Qui venait de rentrer pour le repas du soir.

Lorsqu'il fut apprêté, le chef bénit la table ;

Mais ils mangèrent peu, même les tout petits,

Enervés et tremblants du spectacle effroyable.

Sur la fin du souper, l'on causa des proscrits,

Des deux frères cadets qui, tous deux, étaient prêtres,

Obéissant à Dieu, obéissant au Roi

Et, pour ces bons motifs, regardés comme traîtres.

L'un était à Munster, et l'autre, hors la loi,

Sous un déguisement parcourait le bocage,

Consolant les vieillards, baptisant les enfants,

Risquant ses jours sans cesse en héros d'un autre âge.

 

Sur sa tombe, l'on vient encore tous les ans ;

Plus d'un boiteux, dit-on, y laissa sa béquille.

"Hé ! dit mon bisaïeul, je ne soupçonnais pas

Qu'il fût déjà si tard. Regardez donc l'aiguille ;

Il est près de minuit, et les enfants sont las. -

Chut ! dit François, son frère. Entends-tu, sur la route,

Ce long bruit cadencé ... Seraient-ce des soldats ?

- S'en vont-ils ? - Je le crois ... Les voici - Non. - Ecoute."

La porte fut soudain heurtée avec fracas.

" - Qui va là ? - Des amis du peuple." - Une poussée

Fit gémir les vieux gonds ; le pêne se rompit,

Et l'on vit s'avancer une troupe masquée,

Douze hommes environ ; à leur tête, un bandit,

Le chapeau rabattu, l'aspect farouche et sombre,

Fit deux pas en avant : "Quel est le chef ?" Tout droit,

Vraiment beau, mon aïeul sortit de la pénombre

Et dit tranquillement : "C'est moi le chef, Benoît."

Puis il s'avança seul, protégeant sa famille.

Ma grand'mère devint pâle, mais ne dit rien.

A cette époque-là, fût-on femme ou bien fille,

On savait être brave : elle prit sur son sein

Leur dernier rejeton, la petite Marie,

Qui pleurait doucement, sans trop savoir pourquoi,

Puis, très simple, sans peur et sans forfanterie,

Elle vint aux côtés du père et se tint coi.

Le bandit répéta sa question : "Le chef ?"

C'est moi, que voulez-vous ? - Carrouge-la-Montagne

A les yeux, citoyen, sur les tiens, sur toi. Bref,

Tu nous parais suspect ... Connais-tu la campagne ?

- Oui. - Tant mieux pour toi. Viens, dit le républicain,

Ou tes enfants sont morts : tu vas nous conduire

Au carrefour de l'Ente à la Bête. En chemin,

Prends garde, ajouta-t-il, avec un affreux rire,

Que la Bête n'ait faim ; tu pourrais bien rester."

Mon bisaïeul comprit : se tournant vers sa femme,

"Adieu ma mie. Hélas ! il me faut vous quitter,

Et quitter les enfants. Priez tous pour mon âme,"

Dit-il à voix plus basse, en regardant le Ciel.

La femme, à ces seuls mots, de pâle devint blême ;

Et, sentant que l'adieu pouvait être éternel,

Perdit tout son courage en cet instant suprême.

Ardemment, elle jeta les bras à son cou,

Et se prit à gémir d'une voix rauque et sourde,

Comme un être qui va mourir ou comme un fou.

"Crois-tu que ma douleur ne soit point assez lourde,

Femme ?" dit mon aïeul presque sévèrement.

Le bandit s'irritait : "Assez de simagrées,

Tu prêcheras plus tard : en route, et vivement !"

François, jusque alors, perdu dans ses pensées,

A ces mots s'avança, puis leur dit : Arrêtez.

Je connais le pays aussi bien que mon frère :

C'est un guide, après tout, Messieurs, que vous voulez,

Je partirai. Toi, Benoît, demeure : étant père,

Ayant six enfants, tu le dois. Je suis garçon,

J'ai les mêmes motifs d'être vu comme un traître.

Nos biens sont séquestrés. - Il a, ma foi, raison :

Bon sang ne peut mentir ; tu parles comme un prêtre ;

Viens donc, si tu le veux, et l'autre restera,

Cria le chef des Bleus : l'un des deux, peu m'importe.

- Je ne puis, dit Benoît, frère, souffrir cela ;

Je dois aller. Déjà il marchait vers la porte.

- Non." - Alors, pour savoir lequel devait partir,

Un combat s'éleva, combat vraiment sublime ;

L'enjeu c'était la mort, le gagnant, un martyr ;

Et même les bandits, comprenant mieux leur crime

Devant cet héroïsme, écoutaient étonnés.

Le capitaine, enfin, dit brutalement : "Trève ...,

Et partons, citoyens ; nous sommes demeurés

Déjà bien trop longtemps." Benoît, comme en un rêve,

Vaincu, tint embrassé pour la dernière fois

Celui qui simplement offrait ainsi sa vie.

Il fallait se quitter, et le brave François

Se mit au premier rang de la troupe ennemie ;

"Messieurs, je suis tout prêt." Ils partirent. La femme

Accourut sur le seuil, jetant ce dernier cri,

Dans lequel elle fit passer toute son âme :

"Adieu, François, adieu ; frère, soyez béni !"

La troupe s'éloignait au travers des ténèbres ;

Tant que l'on entendit sur le chemin les pas

Qui sonnaient lourdement, réguliers et funèbres,

Tel, pour ces malheureux, un véritable glas,

Ils demeurèrent tous, écoutant la cadence

Qui devint un murmure, et enfin s'éteignit.

Ils rentrèrent alors, mornes, puis, en silence,

Tombèrent à genoux devant le Christ bénit

Et l'on n'entendit plus que la voix fraîche et claire

Des plus jeunes enfants, qu'interrompait parfois

Un déchirant sanglot, cependant le père

Récitait les prières des morts pour François.

 

C'est un endroit sauvage et perdu dans la lande,

Le carrefour de l'Ente à la Bête ; la nuit,

Il y revient un loup, si gros, dit la légende,

Qu'un boeuf, à ses côtés, paraîtrait tout petit,

Avec cela, féroce ... Et le soir, au village,

Quand on parle de lui, c'est en baissant le ton ;

Et plus d'un qui souvent fit preuve de courage,

Plus d'un homme solide et plus d'un gros garçon,

Refuse obstinément de passer à la brune

Par ce lieu formidable, où se célèbre encor

Le sabbat des démons qui frappent sur l'enclume.

L'endroit est mal famé ; sombre en est le décor ;

La bruyère y périt, l'ajonc même y végète,

Et l'épi de la Vierge ou l'herbe de Saint Jean,

Hors le navel du Diable, à l'Ente de la Bête

Ne se rencontrent pas plus qu'en plein océan.

François savait cela, mais il n'y pensait guère :

Il pensait à la mort qu'il savait près de lui,

Et faisait en marchant sa dernière prière.

Il disait quelquefois : "Messieurs, c'est par ici,"

Mais le Bleu connaissait mieux que lui le bocage,

Et s'en apercevant, François ne dit plus rien ...

Las ! il songeait sans cesse à ceux de son village,

Les revoyant enfants, et lui, garçon lutin,

Qui s'en allait dès l'aube, à travers la rosée,

Courir les papillons ou dénicher les nids,

Puis se faisait gronder par sa mère irritée,

Quand il avait par trop abîmé ses habits ;

Mais Benoît était là qui prenait sa défense.

Et François souriait à ce vieux souvenir,

Qui le portait aux jours de son heureuse enfance.

Tout à coup, il songea qu'il lui fallait mourir ...

Il tressaillit d'orgueil, il mourait pour son frère.

Et ce fut tout joyeux qu'il cria : "C'est ici"

 

Le chef fit aussitôt déposer l'arme à terre,

Puis, marchant vers François : "J'ai beaucoup réfléchi

Depuis notre départ, dit-il d'une voix grave :

Tu nous as bien menés, citoyen, grand merci ...

Mais, sais-tu que, vraiment, tu t'es conduit en brave ;

Peu d'hommes, à ta place, en eussent fait autant.

Mes desseins sont changés : bien que je sois un Rouge,

Je t'admire. Va-t-en." Et François, s'inclinant,

Au travers de la nuit, s'en alla vers Carrouge.

 

JEAN GUILLOUARD

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Commentaires
D
Dieu le veult....<br /> <br /> Il a eu une sacrée chance...<br /> <br /> Quel récit!<br /> <br /> Merci<br /> <br /> Dona
Répondre
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
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