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La Maraîchine Normande
9 novembre 2015

PARIS (11ème) - LA GRANDE ROQUETTE ET LA GUILLOTINE / HISTOIRE DE PETIT-GRIS

LA GRANDE-ROQUETTE ET LA GUILLOTINE

LA ROQUETTE GRAVURE


La rue de la Roquette, qui commence place de la Bastille pour aboutir au cimetière du Père-Lachaise, s'élargit vers le dernier tiers de son parcours en une sorte de place carrée, célèbre dans la population parisienne, car c'est là que se font les exécutions capitales.

De chaque côté de ce lugubre emplacement s'élèvent les hautes et tristes murailles de deux prisons : à gauche, c'est la maison d'éducation correctionnelle des Jeunes-Détenus de la Petite-Roquette ; à droite la Grande-Roquette ou le Dépôt des condamnés (1).

Sous l'ancienne monarchie et jusqu'aux premiers jours du XIXe siècle, on exécutait à Paris les criminels un peu partout, au hasard de certaines convenances, dont le mobile nous échappe aujourd'hui, à la Croix du Trahoir, place de la Bastille, souvent dans un carrefour et parfois même dans les rues.

La place de Grève, exclusivement adoptée sous le Consulat, vit jusqu'à la Révolution de Juillet toutes les exécutions capitales dont Paris fut ensanglanté. Elles étaient à cette époque précédées par des préliminaires d'une lenteur désespérante. Le condamné amené, dès le matin, de Bicêtre où il était enfermé depuis qu'il avait signé son pourvoi en cassation, était conduit à la Conciergerie pour y passer son dernier jour. Quelques minutes avant quatre heures il était extrait de la prison ; hissé sur une charrette découverte et dirigé ainsi à travers la foule, qui encombrait les quais, jusqu'à la place sinistre où il devait mourir. Du haut de l'échafaud tourné vers la Seine, il pouvait voir le Palais de Justice et Notre-Dame. Cet usage profondément immoral d'exhiber ainsi le condamné et de le montrer au peuple tomba avec la dynastie des Bourbons.

 

remise guillotine place St-Jacques

 

 

A la place de Grève on substitua la place de la barrière Saint-Jacques qui fut inaugurée le 3 février 1832 par Désoudrieux. Au lieu de faire l'exécution à quatre heures après-midi, à ce moment trop bien choisi où toute la population sur pied peut accourir au lieu de laisser les crieurs arpenter les rues en annonçant le moment du supplice, on imposa aux agents de l'autorité une discrétion absolue, et l'on fixa l'heure de l'expiation de grand matin, au petit lever du jour. Mais un acte barbare subsistait encore le trajet de Bicêtre à la barrière Saint-Jacques. Il avait cependant été rendu rationnel et plus humain. La charrette lente, lourde et à clairevoie avait été remplacée par "le panier à salade" plus rapide, complètement clos et où du moins le condamné assis près du prêtre pouvait cacher à la foule gouailleuse ses dernières expansions et son repentir suprême ; mais la nécessité de faire cette longue route sur des chemins souvent défoncés par l'hiver, au milieu des arrivages des maraîchers se rendant aux Halles, constituait à elle seule une redoutable aggravation de peine. L'inauguration du Grand Dépôt sur la place de la Roquette, le 23 décembre 1836, amena une modification essentielle dans l'incarcération des condamnés à mort ; on ne les conduisit plus à Bicêtre ; on les enferma à la Roquette dans un quartier spécial.

 

PETITE ROQUETTE CIMETIERE 1850

 

Ce fut quelque chose de bien curieux que ce pittoresque déménagement, a raconté l'abbé Touzé, dans ses Souvenirs :

"Quatre cent vingt-sept honorables locataires, qui partaient sans avoir donné congé et sans avoir préalablement payé leur terme. Aussi, la veille, il en était question sur le grand préau de Bicêtre, où l'on se promenait vite, je vous assure, car c'était le 22 décembre, et 7 degrés au-dessous de zéro accéléraient la marche des promeneurs, divisés par bandes de dix, quinze, vingt interlocuteurs. Tout en courant, on se lâchait quelques mots spirituels, quelques plaisanteries de société à société.

- Eh bien ! Toulousain, as-tu emballé ton mobilier ?

- Oui, Bourguignon, oui. Toi, tu n'auras pas de peine à emporter ta boîte aux finesses, elle n'est pas conséquente.

- Tu n'as pas besoin d'écrire "fragile" sur l'enveloppe de ton cerveau, toi, n'y a pas de danger, ça peut casser, sans que tu aies rien à perdre.

Au milieu de ce feu roulant d'esprit perdu, quatre personnages avaient une conversation plus intéressante.

C'étaient Pipe-Noire, vieux pilier de prison, intrépide fumeur ; Dolent, ainsi appelé à cause des sempiternelles doléances que lui arrachaient ses rhumatismes, acquis par vingt-cinq ans de bagne et de prison ; Colle-Pâte, honnête détenu, condamné à trois ans, et dont les instants étaient employés à façonner avec de la mie de pain, artistement manipulée, des corbeilles, des calvaires, des fleurs, qu'il vendait pour se donner des douceurs et pour venir au secours de sa mère et de sa petite Jenny ; puis Grand-Doyen, âgé de soixante ans, dont quarante ans effectifs en différents bagnes, et récidiviste, et enfin Petit-Gris, son inséparable.

- Oh ! Chère pipe ! ... culottée depuis 1819 ... interdite depuis trois mois pour m'être attribué un kilo de tabac à la cantine ; chère pipe ! Comment te cacher à l'oeil du visiteur et te transporter dans notre nouvel hôtel ? Ainsi parlait le sybarite Pipe-Noire.

- Peux-tu te plaindre comme ça, disait le pauvre Dolent, pour la perte d'un objet de luxe ? Ne pas fumer c'est se priver d'un plaisir ! ... Et moi qui suis en proie à mes douleurs de reins, et avec ça habiter une maison neuve en plein hiver ... J'ai bien envie de porter plainte au megs des megs (président du tribunal). Qu'en dis-tu, Colle-Pâte ?

- Mes pauvres amis, je vous plains et j'oublie de me plaindre ; moi, hélas ! je suis bien inquiet ...

- Pour ton commerce ? reprit vivement Grand-Doyen.

- Eh oui ! ma pauvre femme, ma mère, ma petite Jenny, viennent ici tous les dimanches, et la vente va bien à Bicêtre ; les paysans m'achètent mes jolies chapelles, mes petits calvaires, mes gentils tableaux, et le produit de tout cela aide ma pauvre femme à nourrir ma mère et à payer les mois de nourrice de Jenny.

- Tu vas à la capitale, ton commerce aura plus d'extension.

- On sait ce que l'on perd, on ne sait pas ce que l'on trouve ; enfin, à la volonté de Dieu !

- Vous voilà trois drôles bien insupportables avec vos lamentations. Que dirais-je donc, moi, qui tremble pour la vie de tout ce que j'ai de plus cher au monde ? Ainsi parlait Grand-Doyen.

- Dame ! dit Pipe-Noire, a-t-on jamais vu pareille audace ? ... Pourquoi t'avises-tu, toi, prisonnier de vouloir dans une prison, cacher, soustraire un détenu ... un condamné à mort ?

- Pourquoi n'ai-je que lui d'ami sur la terre ?

- Pourquoi es-tu si hargneux ? et crois-tu que celui que tu as refroidi pour sauver Petit-Gris, n'ait pas eu à se plaindre de ta cruauté ?"

A tout cela Petit-Gris ne disait rien et pour cause.

Petit-Gris était un rat, et ici nous parlons sans figure ; ce n'était pas un rat d'église, un rat de théâtre, un rat de cave. On pouvait dire à la manière de Boileau.

Petit-Gris est un rat, Grand-Doyen un fripon.

Et un fameux !

Grand-Doyen était un de ces hommes cruels, hargneux, ne pouvant vivre avec personne. Condamné d'abord pour escroquerie, ensuite pour vol à main armée, puis pour meurtre, avec circonstances atténuantes, sa vie, dès l'âge de dix-neuf ans, s'était écoulée dans les prisons et dans les bagnes.

Son insupportable caractère l'avait rendu odieux à tous les détenus ; et ne pouvant se faire aimer d'aucun être humain, pas même de ceux à qui ses crimes n'inspiraient pas d'horreur, il voulut s'attacher une bête et en faire son compagnon de chaîne, sa société. Une nuit, qu'il passait dans les cachots du bagne pour avoir mordu l'oreille à l'un de ses codétenus, il aperçut un nid de rats. L'idée lui vint d'élever un des petits, de l'apprivoiser et d'en faire son ami. Il y réussit ; et depuis longtemps Grand-Doyen portait, pendant le jour, Petit-Gris, au cou duquel était fixée une chaîne qui venait s'attacher à la boutonnière de Grand-Doyen. La nuit, Petit-Gris, après avoir couru, sautillé près de la couche de Grand-Doyen, allait se blottir près de lui, et tous deux se livraient au repos !!!

Ce rat fut mis en liberté avec son maître, et jouit pendant un an, du confortable qui était advenu à Grand-Doyen ; mais, hélas ! un horrible assassinat avait ramené à Bicêtre, où il attendait, en société de Petit-Gris, son départ pour les galères, auxquelles il était condamné, cette fois, à perpétuité. Petit-Gris, accoutumé à plus de liberté, trouvait sa chaîne trop courte. Pour compatir à ses exigences, Grand-Doyen le déchaînait quelquefois, et alors Petit-Gris, prenait ses ébats, serpentait entre les jambes des promeneurs du grand préau. C'est dans l'une de ces excursions que Matou-Noir, chat de Bicêtre, suivant son instinct naturel, s'élança sur Petit-Gris ... Grand-Doyen, l'oeil en feu, les cheveux hérissés, saisit son sabot, frappe Matou-Noir, et l'étend raide mort à ses pieds. C'était là l'être infortuné dont Pipe-Noire lui reprochait le refroidissement. Grâce à l'éloquente plaidoirie de Grand-Doyen, Petit-Gris avait été absous pour cette fois ; mais hélas ! un jour, ou plutôt une nuit, que l'ami auquel il était lié passait à l'infirmerie, Petit-Gris s'avisa de ronger le pantalon d'un détenu ... Dénonciation, jugement, sentence et condamnation à mort, tout cela fut l'affaire d'un quart d'heure ; mais, Petit-Gris s'était prudemment échappé, et l'exécution fut remise, par le surveillant, au lendemain.

La nuit porte conseil. Grand-Doyen se lève et va dans un lieu bien connu de lui et très fréquenté par les rats, parvient à se rendre maître de l'un de ces animaux, et le lendemain il le portait triomphant, attaché à la chaîne du vrai Petit-Gris, qui pendant ce temps, était caché tantôt dans le bonnet, tantôt dans le pantalon de Grand-Doyen.

"Pourquoi n'as-tu pas tué ton rat ? lui dit le surveillant.

- Je n'en ai pas eu le courage !

- Eh bien ! je l'aurai, moi, lui répond-on, en tuant d'un coup de clef la bête innocente, trouvée en mauvaise compagnie.

Et voilà comme quoi Grand-Doyen, la veille du déménagement, était si justement inquiet sur le sort de Petit-Gris, - qui fut pourtant heureusement déménagé, et voici comment :

A l'instant de la visite, qui devait être la plus détaillée, la plus scrupuleuse de toutes les visites, on avait remis à chaque prisonnier un énorme morceau de pain pour sa nourriture de la journée. Une idée lumineuse arrive à Grand-Doyen, il creuse un asile à Petit-Gris, le renferme dans le pain, avec une cloison formée par la croûte, et au moment des plus minutieuses investigations, passant le pain sous le bras droit, puis sous le bras gauche, il arracha ainsi à la vigilance et à la fureur des visitants le pauvre Petit-Gris, qui arriva sain et sauf avec Grand-Doyen et les autres détenus à la porte de la nouvelle prison.

Un cri unanime se fit entendre à l'arrivée du convoi composé de tout ce que Paris avait pu fournir de voitures, dites paniers à salade.

Il y en avait une quarantaine, escortées par la gendarmerie. Tout cela s'arrêta un moment en face du nouvel édifice, et plus d'un oeil attaché aux fentes des voitures, aux portières grillées, examinait la nouvelle habitation ...

Une explosion d'interjections en tous genres, une gamme ascendante de jurons de tout style, se fit entendre :

"Quelle épaisseur de murailles, bon Dieu !
- Trois murs et deux chemins de ronde, criait un autre !
- En v'là une porte qui a une poitrine ferrée ! hurlait un troisième.
- L'air n'entrera pas du dehors, disait celui-ci d'un ton sarcastique.
- Et rien ne sortira du dedans, répondait froidement celui-là."


Le fait est que ce triste monument dû aux soins de l'architecte Gau, qui le fit élever en dix-huit mois, réunit toutes les conditions de sécurité et d'hygiène, qu'exige ce genre de construction.

 

LA PETITE ROQUETTE CINQ PIERRES

 

Dès lors le trajet de la prison au lieu du supplice devant s'effectuer à travers les rues de Paris, devenait bien plus cruel que le voyage matinal accompli sur une grande route ; on sentit l'inconvénient d'un tel système qui ramenait en quelque sorte aux errements abandonnés d'autrefois, et pour y remédier on prit un parti dont l'humanité a su profiter.

Au mois de juin 1851, après l'exécution de Viou, la place de la barrière Saint-Jacques fut délaissée et le 16 décembre de la même année, Humblot fut décapité au rond-point de la Roquette, à la porte de la prison, où il avait attendu qu'on prononçât sur son pourvoi en cassation et son recours en grâce. Depuis cette époque, les quarante et un condamnés à mort qui ont subi leur peine à Paris ont été décapités sur cet étroit emplacement, à un endroit qu'on peut facilement reconnaître à cinq dalles encastrées au milieu du pavage et destinées à supporter d'aplomb les chevalets de l'échafaud.

Ce sont ces cinq dalles, qu'en style d'argot, les prisonniers appellent l'abbaye de Cinq-Pierres, ou abbaye de Monte-à-Regret en souvenir du supplice de la pendaison.

Lacenaire

Pendant la Commune, le citoyen François, qui avait été nommé directeur de la Grande-Roquette, n'avait trouvé rien de mieux que de faire enlever et transporter chez lui ces cinq dalles. On les retrouva le 28 juin 1871, lors d'une perquisition opérée à son domicile, rue de Charonne, 10. Il déclara avoir eu l'intention de les faire vendre en Angleterre comme objets de curiosité. C'est à ces dalles que Lacenaire a dédié la strophe suivante :

Oh ! je vous connais bien, dalles qui faites place
Aux quatre pieds de l'échafaud.
Dalles de pierre blanche où ne reste plus trace
Du sang versé par le bourreau.

 

C'est sur ces cinq dalles que l'exécuteur des hautes-oeuvres fait installer les bois de justice.

Autrefois il y avait en France autant d'exécuteurs des hautes-oeuvres et par conséquent autant de bois de justice que de Cours d'appel. Cette multiplicité de bourreaux et d'échafauds s'explique par la multiplicité des peines autrefois en vigueur, peines qui n'ont été supprimées que sous la monarchie de Juillet et sous la deuxième République. La marque et le carcan furent abolies le 28 avril 1832, et l'exposition publique le 12 avril 1848. La torture avait été abolie par Louis XVI à son avènement au trône en 1774.

Les fonctions d'exécuteur des hautes-oeuvres n'étaient donc pas une sinécure. Il était rare, en effet, qu'une semaine se passât, sans que les bourreaux n'eussent à exercer leur triste ministère. Les fonctions subsistèrent après que les peines eurent été abolies. Ce fut un décret du Gouvernement de la Défense nationale qui modifia l'ancien ordre de choses.

"Le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, membre et délégué du gouvernement de la Défense nationale ...
Considérant que, même dans l'état actuel de la législation pénale, et avec le système des exécutions publiques, le nombre des agents est excessif ...
Considérant que l'entretien dans chaque ressort de Cour d'appel, de bois de justice, grève inutilement le budget et qu'aucune loi ne légitime l'usage de les dresser sur une plate-forme élevée au-dessus du sol, de manière à transformer en un hideux spectacle l'expiation légale, dont la publicité n'est pas mieux garantie, tandis qu'il en résulte les plus grands inconvénients pour le transport et l'érection des bois de justice ...
DÉCRÈTE :
ARTICLE PREMIER - A partir du 1er janvier 1871, les exécuteurs en chef et adjoints en exercice sur le territoire continental français seront relevés de leurs fonctions individuellement.
ART. 2. - Il ne sera maintenu qu'un exécuteur en chef et cinq exécuteurs-adjoints en fonctions. Leur résidence sera fixée dans la capitale, sauf ordre contraire émané du ministre de la justice.
ART. 3. - Deux machines ou instruments, avec leurs accessoires de rechange, établies sur le modèle adopté en Algérie, seront construites et entretenues à Paris, en état d'être immédiatement transportées partout où besoin sera.
...
ART. 7. - Il n'est rien modifié à l'organisation des services en Corse en Algérie.
Fait à Tours, le 25 novembre 1870.
Signé : AD. CRÉMIEUX.


Le premier exécuteur des arrêts criminels du continent français fut Heinderech, déjà Monsieur de Paris. Heinderech mourut le 20 mars 1872, un vendredi saint. Il avait soixante-dix ans et cinquante ans d'exercice.

Nicolas Roch, autrefois Monsieur d'Amiens, lui succéda le 6 avril 1872. Nicolas Roch était né à Mende (Lozère) le 7 janvier 1813. A l'encontre de son prédécesseur, qui était garçon, Roch était marié et père de plusieurs enfants : quatre garçons et quatre filles. C'était un homme plutôt petit que grand, à figure placide et douce ; un nez busqué, de petits yeux gris clair, des favoris grisonnants ; un visage des plus ordinaires, sans caractère aucun. Il mourut le 24 avril 1879.

DEIBLER

A sa mort il fut remplacé par Deibler, un de ses aides, l'exécuteur actuel. Louis-Antoine-Stanislas Deibler est né à Dijon en 1823. C'est un homme de taille très ordinaire. Il a les cheveux noirs, la barbe taillée en fer à cheval, peu fournie et presque ras. Il marche lentement et boite un peu. Il a épousé la fille de M. Raseneuf, exécuteur en Algérie.

Quand, après avoir gagné le boulevard Voltaire, on le remonte un peu, on atteint la rue de la Roquette, puis celle de la Folie-Régnault. Dans cette rue et vers le milieu, entre le passage de la Folie-Régnault et l'impasse Launay, se détache, séparée, de toute autre habitation, une maison sans numéro, de construction bizarre, à l'aspect triste et désolé : quatre murailles, auxquelles l'action du vent et de la pluie a imprimé une sorte de pâleur livide, un toit rouge et dégradé, un grand ovale ouvrant sur la rue, comme un oeil béant et fixe qui se détache dans le haut et sous l'auvent de la toiture. Le vitrage de cet oeil est à moitié défoncé, presque tous les gens du mauvais monde, ne passent jamais devant la maison maudite, comme ils l'appellent, sans y jeter une pierre. C'est une sorte de vengeance ou une manière de conjurer le sort. C'est dans cette habitation à l'aspect sinistre que son remisés les bois de la justice.

A droite et à gauche, derrière et devant vous, vous n'apercevez rien ; si vous prêtez l'oreille, vous n'entendez aucun bruit. Partout et de tous côtés des terrains vagues où se trouvent établis des chantiers de pierres tumulaires. A deux pas un cabaret ; plus loin des garnis d'ouvriers ; sur les hauteurs les mélèzes et les cyprès de la vaste nécropole du Père-Lachaise.

Sur un des côtés du bâtiment est pratiquée une porte à claire-voie donnant accès dans une cour peu spacieuse et qui contourne la construction. Après avoir franchi cette première porte et tout de suite à gauche, s'en trouve une seconde, basse et d'un seul battant, qui permet de pénétrer dans l'intérieur de la maison. L'ameublement est si complexe que c'est à peine s'il reste la place nécessaire pour s'y mouvoir : à droite, un établi de menuisier : à gauche, appuyée le long du mur lézardé, une meule de dimension colossale ; derrière cette meule et dans une excavation pratiquée dans le mur, des couperets de formes bizarres. En avant, deux voitures d'une construction massive et toute particulière ; plus loin une troisième plus élégante. Derrière la plate-forme du terrible et sinistre instrument, la planchette, les deux bras de couleur sombre qui se dressent immobiles attendant le couteau d'acier ; sur le côté droit de la bascule où l'on couche le patient, le panier destiné à recevoir son corps et sa tête.

garage de la guillotine

 

D'habiles modifications, que l'humanité approuve ont été faites à la guillotine par Heinderech. Le 17 juin 1872, Roch, son successeur, donna sur la place de la Roquette une exposition publique de la machine, nouveau modèle. Il amena sa machine, dans un élégant fourgon qui contient une chambre à coucher, un cabinet de toilette et une cuisine avec compartiments pour les deux bras, la bascule, le panier, le couperet et la provision de son.

Pour les exécutions en province, le fourgon est placé sur une prolonge du chemin de fer. "La guillotine, genre Heinderech, écrivait à cette époque Albert Wolff (Figaro juin 1872) avec une pointe d'ironie et de mauvaise humeur qui m'étonnent de la part de cet homme d'esprit, se transporte comme une clarinette dans un étui ; les différents morceaux s'ajustent avec une précision remarquable ... encore un peu, et elle tiendra dans un fourreau de toile cirée, comme un parapluie ... ce n'est pas beaucoup plus qu'une guillotine portative, qu'on peut emporter le dimanche à la campagne ..." J'avoue que je ne m'explique pas cette boutade d'Albert Wolff. Les perfectionnements apportés par Heinderech sont un progrès réel. Autrefois, cet effet, il fallait une légion de charpentiers pour installer le lugubre instrument que deux fourgons avaient peine à contenir, quelquefois les bois avaient joué, il fallait les rajuster ; une nuit n'était pas de trop pour mener à fin cette triste besogne.

M. Heinderech supprima la plate-forme élevée de deux mètres au-dessus du niveau du sol et les dix marches qui y conduisaient. Un aide et un mécanicien suffisent pour dresser rapidement l'échafaud. La couleur rouge des montants fut remplacée par une teinte jaunâtre, qui attire moins l'oeil, le couperet teinté en noir, afin qu'on l'aperçut moins. C'est à peine si au-dessus des gardiens de la paix on découvre l'extrémité des bras avec le couperet. L'abbé Crozes était préoccupé de le cacher encore plus à la vue du patient.

 

abbé Abraham-Sébastien Crozes

 

 

Lorsqu'on ouvre en effet la grande porte de la Roquette pour donner passage au lugubre cortège, c'est la première chose que le patient aperçoit : les cordes qui partent des épaules et viennent s'attacher, au plus bas à celle qui réunit les poignets, sont sanglées de façon à obliger le condamné à porter la poitrine en avant et à effacer les épaules. Une dernière ligature, partant des poignets, vient rejoindre l'entrave des jambes, de telle sorte que tout mouvement du corps en avant est impossible. Il faut que le malheureux marche droit comme un I, la tête rejetée en arrière ce qui l'oblige à porter les regards en haut. L'abbé Crozes alla voir M. Roch et lui demanda s'il ne pouvait pas inventer une pièce qui, sans gêner le fonctionnement du couperet, le dissimulerait complètement et le plus longtemps possible au condamné. M. Roch promit d'étudier la question et de la soumettre au Ministre de la justice. Voici la lettre par laquelle il donna avis à M. Crozes que ses études et ses démarches avaient été couronnées de succès.

"Paris, le 1er septembre 1878.
Monsieur l'Abbé,
Votre désir est tout à fait accompli, la demande a été approuvée et la bonne idée mise en exécution. Tout en vous remerciant de votre visite agréable et humaine,
Je suis le plus respectueux,
ROCH."

M. Roch avait simplement placé en haut, entre les deux bras, un panneau de bois brun rouge, qui masquait le couteau.

Le successeur de M. Roch, M. Deibler, a jugé convenable de supprimer ce perfectionnement de M. Roch. J'ignore pourquoi, et en vertu de quelle autorisation. Cela ne gênait en rien la marche du couperet, qui était complètement masqué, et dont la vue n'est agréable à personne, pas plus aux spectateurs qu'au condamné.

Un autre perfectionnement fut encore inauguré le 7 septembre 1878. Il s'agissait d'atténuer l'épouvantable bruit du couteau qui tombe. A l'exécution de Barré et Lebiez ce fut à peine si l'on entendit ce bruit. Cela tient à ce que le ressort à boudin, sur lequel s'opère la chute avait été et est encore remplacé par un ressort en caoutchouc qui rend le choc beaucoup plus sourd.

Je retrouve cette préoccupation constante de l'abbé Crozes à faire respecter les lois de l'humanité à l'égard des suppliciés, toutes les fois que la chose est possible, dans une autre circonstance.

 

guillotine à Paris exécution

 

Interrogé par le Préfet de police sur ce qui se pratiquait dans les inhumations des suppliciés, je lui répondit par la note suivante, dont je retrouve la minute dans ses papiers ;

NOTES RELATIVES A L'INHUMATION DES CORPS DES SUPPLICIÉS DEPUIS AU MOINS L'ANNÉE 1840.

"1° Le corps des suppliciés a toujours été conduit par les soins de l'exécuteur dans un des cimetières de Paris, au moins depuis 1840. Avant cette époque, j'ignore ce qui se passait.

2° De 1840 à 1860, me trouvant aux Jeunes-Détenus, j'ai toujours entendu dire aux aumôniers de la Roquette, à M. l'abbé Moniès et à M. l'abbé Hugon, que les corps des suppliciés étaient conduits par les soins de l'exécuteur d'abord au cimetière de Clamart, ensuite au cimetière Montparnasse.

3° Depuis 1860, je les ai accompagnés moi-même au cimetière Montparnasse et, après la suppression de ce cimetière, à celui d'Ivry.

4° Habituellement, on les dépose dans un endroit réservé du cimetière.

5° Quand les parents les réclament à temps, on les met soit dans la fosse commune, soit dans un terrain payé, mais leur nom n'est pas écrit sur la croix, afin de ne pas exciter la curiosité du public.

 

De la Pommerais - Troppmann

 

6° Je crois qu'Orsini a été réclamé par les ayants droit, j'en suis certain pour de la Pommerais, qui est inhumé au cimetière Montparnasse, et presque certain pour Troppmann.

7° Quand ils ne sont pas réclamés, le Préfet de police autorise la Faculté de médecine à les enlever sur la demande qui lui en est faite et dans l'intérêt de la science.

8° Rigoureusement, on ne devait les livrer à la Faculté qu'au bout de vingt-quatre heures, délai accordé aux familles pour les réclamer ; mais d'habitude on les livre presque immédiatement après l'exécution, quand on est certain qu'ils ne seront pas réclamés.

Dans les dernières années de l'Empire, la Faculté de médecine et M. Maxime Du Camp ont essayé d'obtenir la cession du corps immédiatement après l'exécution ou du moins sitôt après son arrivée au cimetière. Ils ont fini par l'obtenir. Ils auraient même voulu qu'on refusât absolument aux parents le droit de réclamer le corps des suppliciés ; mais M. le Préfet de police protesta formellement, et répondit qu'il regrettait sans doute de ne pouvoir favoriser autant qu'on le désirait les études anatomiques, pathologiques ou physiologiques de l'École, mais qu'il voulait d'abord respecter le droit des familles ; que l'on faisait d'ailleurs quelquefois beaucoup trop de bruit autour de certains cadavres ; qu'il y avait des exhibitions publiques de certaines têtes, qui étaient un scandale, et qu'il tenait à éviter tout ce qui pouvait ajouter à la triste célébrité de certains criminels."


Autrefois les corps des suppliciés étaient jetés dans le trou creusé pour les recevoir, tels qu'ils étaient retirés du panier. Le 25 octobre 1877, Albert fut mis dans une bière de sapin payée des deniers de la Préfecture de police. Cet usage est désormais en vigueur pour tous les suppliciés qu'on les enterre ou qu'on les emporte à l'amphithéâtre de Clamart.

L'abbaye de Cinq-Pierres est à l'entrée de l'avenue qui conduit à la prison. Elle en est distante d'une trentaine de pas. Quand on a franchi cet espace on est devant le portail.

A droite et à gauche (deux fois pour que nul sans doute n'en ignore) sont peints en noir ces trois mots Liberté, Égalité, Fraternité. J'avoue que cette attention administrative m'a paru d'un goût douteux. Je me demande, comment, sur le portail d'un monument érigé sous le vocable : Dépôt des condamnés quelqu'un a osé y faire peindre ces mots : Liberté, Égalité, Fraternité ! Je ne suis ni plus puriste, ni plus prude que qui que ce soit, mais je trouve qu'un bon coup de pinceau à droite et à gauche de la porte d'entrée ne serait pas de trop.


ABBÉ MOREAU
LA GRANDE REVUE - Journal de Variétés - 1ère année - 1er volume - 15 février 1888


(1) M. l'abbé Touzé donne l'étymologie suivante de ce nom de la Roquette :
"La prison des condamnés du département de la Seine est appelée la Grande-Roquette, parce qu'elle est située à l'extrémité de la rue de la Roquette. Pourquoi cette rue porte-t-elle ce nom ? Il paraît qu'un certain duc de la Roquette y avait un château au moyen âge, et que ce château était devenu un couvent d'hospitalières, qui s'applaient religieuses de la Roquette. Il a paru tout naturel de donner le même nom à la rue qui conduisait à cette maison. A peu près à la place qu'elle occupait se trouve la prison."
M. Maxime Du Camp donne une autre étymologie. Il pense que l'appellation de la Roquette, donnée au Dépôt des condamnés, à la prison des Jeunes-Détenus, à la rue et à tout le quartier, vient de la plante eruca sativa, qui croissait en abondance sur ces terrains autrefois déserts, ce qui laisserait à supposer, si l'explication de l'abbé Touzé est plausible, que le château du duc de la Roquette avait été rasé et non reconstruit ; et que le terrain sur lequel il s'élevait était demeuré à peu près inculte.
Quoi qu'il en soit, cette dénomination toute populaire de Petite et de Grande-Roquette est due surtout à l'abbé Crozes, qui la fit passer dans le domaine public pour éviter des malentendus. Administrativement, on ne connaît que le Dépôt des condamnés (Grande-Roquette), et la prison des Jeunes-Détenus (Petite-Roquette).

Voir également : http://pietondeparis.canalblog.com/archives/2008/11/22/11468753.html

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