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La Maraîchine Normande
10 novembre 2014

HISTOIRE VENDÉENNE - 1793-1794 - LE VIEUX PIERRE OU LE BATELIER DE LA LOIRE

LE VIEUX PIERRE OU LE BATELIER DE LA LOIRE

HISTOIRE VENDÉENNE

 

Nantes noyades

 

Le long de la rive gauche de la Loire et à très-peu de distance des ponts de Nantes, il existait en 93 une petite maison couverte en roseaux, tellement cachée entre les saules qui bordent cette partie du fleuve, qu'elle était à peine connue de tous les gens du pays. C'était un grand bonheur, alors, que cette obscurité et cet isolement.

Plus d'un seigneur de paroisse, plus d'un propriétaire de château aurait bien voulu n'avoir jamais eu d'autre demeure et d'autre fortune que cette chétive cabane avec le petit verger entouré d'eau qui la bordait du côté du levant.

Les deux personnages qui, le soir du 15 décembre, étaient assis devant un feu bien nourri des débris d'une vieille barque, n'avaient cependant rien, en apparence, qui pût faire envie aux grands de ce monde. Leur physionomie ne respirait pas même cette sérénité, ce calme intérieur qui se peint ordinairement sur les bonnes et larges figures des paysans de la Vendée. L'un d'eux, vieillard aux longs cheveux gris, occupé à tresser des paniers d'osier, jetait de tems en tems du regard mélancolique vers une fenêtre basse et étroite d'où l'on apercevait la ville brillant le long du fleuve comme un large ruban de feu.

Quelque fois, mais à de rares intervalles, le vent impétueux des avents apportait jusqu'à lui, tantôt le bruit de la cavalerie de Westermann, passant au grand trot sur les ponts et traînant à sa suite les prisonniers vendéens ; tantôt le son incertain des orgies de Carrier et des saturnales révolutionnaires de la place publique. Alors, la vieille femme placée de l'autre côté de la cheminée, tressaillait tout-à-coup, et joignant les mains avec effroi, semblait murmurer une fervente prière.

Ce fut elle, cependant, qui rompit la première le silence de la cabane : "Pierre, dit-elle, à son mari, vous avez été à la ville aujourd'hui ? - Oui, femme" ; fut toute la réponse du vieillard. - "Mais quelle nouvelle avez-vous apprise ?" Son mari parut réfléchir un moment : "Bah ! dit-il enfin à demi-voix, i faut bien qu'elle le sache tôt ou tard" ; puis s'adressant à la vieille : "Tout est perdu ! femme, tout est perdu ! l'armée de M. Henri a été battue, dispersée, anéantie au Mans ! - Oh ! mon Dieu mon Dieu !" s'écria la pauvre femme ... Elle n'en put dire d'avantage et il se fit un nouveau silence, silence de désespoir et de consternation. Après quelques minutes d'anxiétés, elle releva vivement la tête et regardant son mari : "Pierre, lui dit-elle, il y aura bien des prisonniers à l'entrepôt ! ..."


Le vieillard parut la comprendre ; car il jeta promptement le panier commencé qu'il tenait à la main, et saisissant un aviron entouré de linge, il sortit de la cabane, avec plus de précautions que n'en prennent les sauvages de l'Amérique pour dérober à leurs ennemis le bruit et la trace de leurs pas ; le vieux Vendéen s'avançait lentement et presqu'à tâtons, de peur que les vertueux réformateurs de l'époque ne s'aperçussent qu'il allait faire une bonne action.

Il arriva enfin dans le plus épais des saules, et entrant dans un petit batelet amarré au pied d'un vieux tronc, il commença à s'approcher du milieu de la rivière, en glissant parmi les oseraies déjà dépouillées de leurs feuilles. Arrivé presqu'à découvert, il se coucha au fond de son bateau et écouta un instant. Des juremens, des blasphêmes et un bruit de rames qui s'éloignaient lui apprirent que la Loire avait encore reçu ses victimes accoutumées. "Il est tems" se dit-il à lui-même, en avançant au large, "Dieu veuille qu'il ne soit pas trop tard !" Alors, tâchant de donner de sa voix une inflexion un peu forte, sans éveiller l'attention des bourreaux qui se promenaient en ricanant, un peu plus bas sur la rive, pour guetter les cadavres et achever les mourans ; "Y a-t-il encore quelqu'un de vivant, s'écria-t-il ?"
Un gémissement étouffé lui répondit.


Le vieillard dont le coeur battait avec violence se dirigea du côté d'où était parti ce léger bruit et tout à coup, il découvrit au milieu de l'eau, un objet immobile, sur lequel la vague jetait, en passant, une écume légère et brillante. Hélas ! c'était une pauvre jeune fille, une petite aristocrate que les flots n'avaient pas encore engloutie ; le fatal bateau à soupape s'était entr'ouvert sur un de ces bancs de sables si communs dans la Loire, et seule, elle était là, attachée par le bras à un vieux prêtre déjà mort, et assise sur un monceau de cadavres que le courant commençait à ébranler. L'effroi, la rigueur de la saison l'avaient glacée, et pas un mot, pas un soupir ne s'échappa de sa bouche quand le vieux batelier, avec un sang-froid inspiré par l'imminence du danger, coupa la corde qui la retenait au cadavre et la plaça dans sa frêle embarcation. Avant de se retirer, le Vendéen dévoué répéta encore sa question dans l'espérance de sauver quelqu'autre infortuné ; mais pas une voix ne répondant à la sienne, il partit.


Ce fut avec un sentiment de bonheur incompréhensible pour ceux qui ne croient pas à la vertu, que le vieillard entra dans sa chaumière, portant dans ses bras, la jeune et charmante créature qu'il venait d'arracher à la mort la plus affreuse ; mais à peine sa femme eut-elle jeté les yeux sur cette figure pâle et livide, qu'elle se précipita sur elle, en la couvrant de baisers et de sanglots.


"Dieu nous a bénis ! s'écria-t-elle à la fin, Dieu nous a bénis ! c'est ma fille ! c'est mon Amélie !"


Alors le vieux Pierre levant les yeux au ciel demeura dans une sorte d'extase, tandis que la bonne femme, pleurant et souriant à la fois, réchauffait, à la flamme du foyer, les membres engourdis de celle qu'elle appelait sa fille, et qui l'accablait de ces noms si tendres qu'elle avait inventés pour elle autrefois, en la berçant au murmure des saules et des flots de la Loire.


La jeune Amélie de B., fille d'un des chefs les plus dévoués de l'armée vendéenne, recouvra bientôt la santé et la raison, que les évènemens avaient un peu altérées, et grâce aux soins de sa bonne nourrice, elle put rejoindre son père qui s'était réfugié auprès de Charette, après avoir échappé au désastre de Savenay.


Pendant le séjour d'Amélie chez lui, le vieux Pierre ne manqua pas une noyade, il eut encore le bonheur de sauver quelques victimes, puis il mourut peu de tems après, comme il avait vécu, pauvre et ignoré sur la terre ; mais plus grand, mais plus riche aux yeux de Dieu que tous les grands et les riches de ce monde.

A.B.
Le Vendéen
Le Journal du Poitou
7 mars 1834 - n° 89 - 3ème année

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