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La Maraîchine Normande
14 juin 2013

LE COMPLOT DES CLIQUETTES ET DES CRÉCELLES A ELVEN EN 1793

ELVEN

LE COMPLOT DES CLIQUETTES ET DES CRÉCELLES
A ELVEN, EN 1793

Par M. le Dr de CLOSMADEUC

Nous savons tous qu'un des jeux favoris de l'enfance consiste à produire du tapage au moyen de crécelles, sorte de moulinets de bois, ou au moyen de cliquettes, c'est-à-dire de deux ardoises, qu'on tient entre les doigts et qu'on fait claquer l'une contre l'autre. Il n'est pas rare de voir, dans nos bourgs et même dans nos villes, les bambins se réunir en groupes, aux heures de récréation, et parcourir les rues, assourdissant ainsi les oreilles des passants de leur peu harmonieuse musique.

Pendant la Révolution, comme il était interdit de sonner les cloches, les jeunes enfants d'Elven y suppléaient en choquant bruyamment leurs cliquettes, dans une course échevelée autour de l'église. Ils appelaient cela : Sonner l'Angelus.

Le 25 septembre 1793, vers le milieu de la journée, ils se livraient à leur jeu habituel. Peut-être étaient-ils surexcités plus que de coutume. On avait vu, dans la matinée, arriver sur la place une voiture, chose rarissime, qui avait fait halte à l'auberge du Cheval Blanc. Du véhicule étaient sortis deux personnages : un homme âgé et une femme, habillés à la mode de la ville.

Par une coïncidence fâcheuse, un zélé patriote de Lorient, cocarde au chapeau, se trouvait à Elven, ce jour-là. Il y a même lieu de supposer qu'il ne fut pas étranger aux incidents qui allaient suivre.

Les gendarmes entrèrent en scène à leur tour. Il devait y avoir un rapport mystérieux quelconque entre le roulement de cette voiture et le bruit des cliquettes. Ils se rendent à l'auberge et interpellent les voyageurs : Votre passeport ? - Ils n'en ont pas ; mais ils déclinent leurs noms. Ils sont d'inoffensifs citoyens de Vannes. - Le vieillard, le sieur Cruchon, est teinturier de son état, presque octogénaire. - La femme est Mme Champagne, sa fille. Pour un si petit parcours, ils n'ont pas cru qu'il fût besoin d'un passeport. De Vannes à Elven, quatre lieues de pays.

Ce qui rendait l'affaire scabreuse, c'est que le sieur Champagne, fils, très mauvais sujet, avait abandonné sa femme, depuis deux ans, la laissant dans la misère. - On ne savait ce qu'il était devenu et, naturellement, il était qualifié d'émigré dans les papiers du district.

Les braves gendarmes, rapprochant toutes ces circonstances : une voiture à Elven ; le bruit des cliquettes ; Cruchon et Champagne, beau-père et femme d'émigré, pensèrent de suite qu'ils étaient sur la trace d'un ténébreux complot. Le sacristain lui-même était compromis ; car les enfants, interloqués, avaient répondu qu'ils jouaient des crécelles, sur l'invitation du bedeau.

Sans plus tarder, les gendarmes se saisissent des deux personnages suspects. On réattelle la voiture, et fouette-cocher pour Vannes, avec la gendarmerie pour escorte.

Les gendarmes étaient porteurs d'une lettre du patriote Mancel, datée d'Elven, qu'il adressait au procureur-syndic du département, le citoyen Gaillard. - Cette lettre préparait la voie à une formidable accusation.

Elven, 2 septembre 1793.
AU PROCUREUR-SYNDIC DU DÉPARTEMENT.
"Citoyen, le nommé Cruchon père, teinturier à Vannes, et la femme Champagne, sa fille, femme d'émigré, sont arrivés ici, ce matin, en voiture.
A une heure de l'après-midi, des enfants ont fait différentes courses autour de l'église, avec des "raquettes", qui retentissaient au loin. Interrogés par les gendarmes, ils ont répondu que c'était par ordre des bedeaux. - Ceux-ci ont nié. - Les gendarmes ont arrêté Cruchon et Mme Champagne.
Faites-les bien interroger, mon cher ami. Ces Messieurs ne sont pas venus à Elven sans raison - Et puis les raquettes !!"
Salut et amitié,
J. MANCEL

Bien entendu que les gendarmes, amenant les deux criminels à l'administration, firent un rapport corsé.

Le directoire, influencé par ces dénonciations, mit sur le champ en état d'arrestation les deux malheureux, qui furent écroués à la maison de détention.

"Tout annonce, dit l'arrêté, que ce voyage (de Cruchon et Champagne) avait des motifs secrets ... Par une enquête, on pourra acquérir des connaissances importantes au salut de la Patrie et propres à déjouer les menées de ses ennemis."

Le procureur-syndic écrivait, en même temps, au maire d'Elven, une lettre à cheval. Il se trame chez vous d'horribles complots contre la nation. Une voiture a traversé le bourg d'Elven et s'est arrêtée à l'auberge. Deux individus ayant l'allure de conspirateurs en sont descendus. Dans quel but ? - Des bandes d'enfants, ayant reçu le mot d'ordre des bedeaux, ont fait le tour de l'église, en agitant des crécelles, comme pour provoquer des rassemblements populaires ; et vous ne vous êtes pas rendu compte des motifs de cet appel ! et vous avez gardé le silence ! et vous n'en avez pas informé l'administration, ce qui était votre premier devoir !
Nous vous chargeons d'enjoindre aux bedeaux, aux enfants qui ont, par le bruit des crécelles, convoqués le peuple, et la veuve Couedel, de se rendre samedi prochain au département, pour y donner des explications ; faute de quoi la gendarmerie est requise de les arrêter et les conduire à l'administration."

Qui fut étonné ? Ce fut le maire. - Il s'empresse de réunir son conseil, - qui n'en sait pas plus long que lui. On s'informe ; et on s'assure qu'il ne s'est rien passé à Elven, qui justifie les mesures prises par l'administration centrale, - et son algarade à l'égard d'une municipalité qui n'a aucun reproche à se faire.

Après délibération, on rédige une réponse. - La pièce est tout entière de l'écriture du citoyen Gambert, maire, et signée des officiers municipaux. - C'est un petit chef-d'oeuvre de bon sens et d'ironie, de nature à mettre les rieurs du côté de la municipalité d'Elven.

Ecoutez plutôt :

Elven, 27 septembre 1793.
LES OFFICIERS MUNICIPAUX A L'ADMINISTRATION DEPARTEMENTALE.

"Citoyens administrateurs, surpris des évènements singuliers qui vous ont été dénoncés, et dont nous n'avons eu connaissance que par votre lettre, que nous avons reçue hier 26, à six heures du soir, nous nous sommes assemblés pour découvrir l'horrible complot dont on veut rendre quelques-uns de nos concitoyens coupables. - Nous avons découvert que ce complot était imaginaire et n'a pu être inventé que par des malveillants, jaloux de l'ordre et de la tranquillité, qui ont toujours régné dans notre paroisse.
Il ne peut y avoir qu'une malice noire qui ait pu inventer que le bruit (des crécelles des enfants), tendait à rassembler les habitants. - Ce bruit n'est pas rare dans notre bourg. Les enfants l'ont fait plusieurs fois, entre autres, pour sonner l'Angelus, depuis que nous avons interdit le son des cloches ; et c'en était le motif.
Nous ignorions l'arrivée de ces étrangers et les soupçons qu'a pu vous faire naître leur conduite. - Nous ne pouvions regarder ce jeu d'enfant comme un appel au peuple. - La gendarmerie a entendu ce bruit plus de cent fois, sans qu'il y ait eu de rassemblement. - Mais elle a voulu se donner les violons ...
Ce rassemblement est supposé. On ne peut rien imaginer de plus faux.
Si les enfants ont répondu qu'ils avaient reçu l'ordre des bedeaux, ils ont eu tort et la crainte seule leur a extorqué cette réponse.
Nous admirons ici la conduite de la gendarmerie, qui eut dû nous communiquer les motifs de ses frayeurs et ne pas tant clabauder.
Les gendarmes ont fait leur devoir, en arrêtant des personnes non pourvues de passeport. Nous n'avons qu'à les louer. Elles étaient arrivées publiquement. Elles descendirent à la vue de tout le monde, au Cheval Blanc. Un des gendarmes les y avait vues et saluées. Leur voiture était à la porte. Ils pouvaient donc aller les prendre sans tant de fracas.
Il ne nous reste plus, citoyens, qu'à vous prier de rapporter les dernières dispositions de votre lettre, qui ne sont appuyées, comme vous le voyez, que sur des malentendus et de faux rapports. - Ce voyage de Vannes serait très fatigant pour une femme âgée et des enfants, et même inutile.
Nous sommes, Citoyens administrateurs, avec un profond respect, vos très humbles et très obéissants serviteurs.
Les officiers municipaux d'Elven,
Gambert, maire. - Ruaud - Gatinel - Larousse.
Ruaud, procureur-syndic de la commune."

La réponse de la municipalité d'Elven fit l'effet d'une douche d'eau froide et dessilla les yeux des administrateurs du département, hommes intelligents d'ailleurs.

Le même jour, Mme Cruchon, teinturière, adressait une supplique au directoire. La pauvre femme manifestait son étonnement et son chagrin de l'arrestation de son mari et de sa fille, qui n'étaient allés à Elven que pour un pélerinage, qu'ils avaient promis. - "Elle espère que l'imprudence de voyager sans passeport a été suffisamment punie par deux jours de détention. Son mari, dit-elle, qui est âgé de 78 ans et infirme, a toujours été soumis aux lois et a toujours rempli ses devoirs de bon citoyen. - Une plus longue détention ne ferait qu'augmenter la douleur qu'ils ressentent tous les deux de se voir séparés. Elle redoublera ses voeux pour la prospérité de votre administration."

On avait donc fait un pas de clerc et commis une grosse méprise, comme en commettent parfois les pouvoirs publics, grâce à l'excès de zèle de leurs agents, gendarmes ou autres. - Les prisonniers furent mis en liberté, et on en resta là.

Le procureur-syndic du département en informait le maire d'Elven, par une lettre en date du 1er octobre. Le nuage était dissipé. Plus de complot. - "Il paraît, disait-il, que le voyage de la Champagne n'avait aucun motif suspect, pas plus que les enfants n'en avaient de faire bruire leurs cresselles !" - Le patriotisme des officiers municipaux était hors de cause. - Il n'y avait plus qu'à passer l'éponge.
Et la lettre se termine par des compliments et un nouvel appel à la vigilance des autorités constituées d'Elven.
"Réunissons-nous pour sauver la Patrie. Vous avez d'autant plus de facilité à contenir les malveillants de votre canton que vous avez à votre disposition une brigade de gendarmerie."

Ainsi s'évanouit la grande conspiration des cliquettes, autrement dit des crécelles ou des raquettes, car ces trois mots, s'appliquant à la même chose, se trouvent dans les pièces du dossier.

N'est-ce pas le cas de s'écrier : beaucoup de bruit pour rien. Mais un rien peut être gros de conséquences, en temps de révolution.

NOTA : Le citoyen Gambert, maire d'Elven, en 1793, est probablement Le Gambert (Guillaume) qui, au printemps de 1795, quitta sa commune et devint un des principaux chefs de chouans, sous les ordres de Georges Cadoudal.
Quand à l'émigré Champagne, il périt en mars 1796, avec 5 de ses compagnons, surpris, dans les marais de Dol, par une colonne républicaine, au moment où ils venaient de débarquer d'Angleterre.

Bulletin de la Société polymathique du Morbihan
1898

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