NANTES ♣ L'ENTREPOT DES CAFÉS
Au lendemain de Savenay, les prisons de Nantes, déjà bien garnies, s'emplissent en quelques jours de Vendéens. A cette époque les geôles nantaises ne font pas défaut et les autorités révolutionnaires en ont ouvert aux quatre coins de la ville. Il y a le Bouffay, L'Entrepôt, le Sanitat, Luzançay, les Petits-Capucins, plus spécialement réservées aux hommes ; les Saintes-Claires, prison mixte, le Bon Pasteur, l'Eper¤nnière, la Marière où l'on enferme surtout les femmes et les enfants. Il y en a d'autres encore de moindre importance. On en est même venu, faute de places disponibles, à utiliser, comme prisons, les cales des galiotes hollandaises, navires marchands amarrés près du quai de la Sècherie.
C'est surtout à l'Entrepôt qu'on entasse "les brigands de la Vendée", ramassés chaque j¤ur par centaines dans les pays des bords de la Loire, d'Ancenis à St-Nazaine, débris errants et misérables de ce qui fut la Grande-Armée.
L'Entrepôt est un ensemble de bâtiments situés non loin du quai de la Fosse, à l'angle des rues actuelles Lamoricière et Dobrée, où l'on emmagasinait avant la Révolution, les stocks de cafés que les bateaux marchands ramenaient "des Iles". Propriété privée appartenant aux sieurs Crucy et Duparc, elle a été, en Octobre 1793, réquisitionnée par les autorités révolutionnaires de Nantes pour servir de prison.
Longue bâtisse lépreuse et triste, aux pierres rongées par les embruns d'ouest, noircies par toutes les crasses du port, avec son porche obscur, ses étroites fenêtres, sa cour intérieure aux pavé inégaux, elle a vraiment l'air d'une prison bien plus que d'un magasin et il semble qu'en la réquisitionnant, les révolutionnaires Nantais n'ont fait que la rendre à sa destination normale de maison maudite.
A partir de la fin de décembre 1793, on y empile tous les rebelles de la Vendée, amenés à Nantes. On les parque dans les différentes salles comme des bêtes, sans lit, ni paille, ni eau, ni feu, en une promiscuité abominable. Parmi ces pauvres gens beaucoup sont atteints de dyssenterie, de petite vérole ou de typhus, épidémies qu'ils ont contractées au milieu des misères et des fatigues de ces deux mois de vie errante. A peine nourris, à peine vêtus de quelques guenilles, réduits à la plus répugnante malpropreté, ils se contagionnent très rapidement les uns les autres et l'Entrepôt devient bien vite un enfer, un foyer de pestilence, vraiment dangereux pour toute la ville de Nantes.
Nous croyons utile de reproduire ici, pour l'édification du lecteur, quelques extraits des rapports établis par des témoins oculaires, des médecins pour la plupart, sur l'état sanitaire de l'Entrepôt.
"En mettant le pied dans l'escalier, écrit le Dr Pariset, je sentis une odeur fade et douce ... Je traversai lentement les salles ; elles avaient perdu dans la nuit plus de cent de leurs tristes habitants, spectres pâles, décharnés, couchés abattus sur les planchers ...
Le matin, on jette les cadavres par les fenêtres ; on en fait des tas qu'on couvre de voiles ; puis on en charge des charrettes qui les portent aux carrières du faubourg de Gigant ..."
Le Dr Noël a trouvé un jour, couchés pêle-mêle dans les salles, "cent vingt-deux vivants et quatre-vingt-onze morts dont plusieurs étaient depuis longtemps trépassés".
Thomas, officier de santé déclare avoir vu "des cadavres d'enfants tombés dans des baquets remplis d'excréments humains".
Dans son rapport, le chirurgien Darbefeuille fait, de sa visite à l'Entrepôt, le compte-rendu suivant :
"Les portes et les fenêtres étaient fermées ; des baquets de bois placés çà et là contenaient de l'urine et des matières fécales ; d'autres étaient au quart ou à moitié remplis d'eau que les détenus buvaient ... Quelques morts placés de distance en distance ; une femme, entre autres, qui était accouchée sans être délivrées ; la mère et l'enfant étaient d'une couleur violet noirâtre. Les autres morts étaient en état de putréfaction ... etc."
Il ajoute que plusieurs des infirmiers qu'il avait emmenés avec lui tombèrent malades et que deux moururent.
Dans l'espace de quelques semaines se succédèrent dans ce cloaque, huit à dix mille prisonniers vendéens. Beaucoup d'entre eux y moururent, emportés en quelques jours par cette terrible épidémie de typhus qui les décimait.
Pour ceux qui échappèrent à la contagion et sortirent vivants de l'Entrepôt, il n'y eut que deux alternatives : les uns descendirent vers la Fosse, vers la Loire. Les autres remontèrent, par le bois de Launay, vers les carrières de Gigant.
On aurait pu, au-dessus du porche de cette sombre bâtisse, inscrire les vers fameux "Vous qui entrez ici, laissez toute espérance !"
De fait, nul n'ignorait à Nantes que suivant la terrible expression de Carrier "l'Entrepôt était l'antichambre patriotique de la mort" et qu'on en sortait seulement pour le peloton d'exécution ou pour "la déportation verticale".
La détresse morale des prisonniers est peut-être pire que leur misère physique. Ils n'ignorent point le sort qui les attend et végètent, au jour le jour, dans l'angoisse du lendemain. Il suffit de l'apparition dans les salles d'un officier de la compagnie Marat empanaché de tricolore, pour que la vie soit comme suspendue et que la terreur étreigne les coeurs et serre les gorges.
Et pourtant, l'espérance est une flamme que, si petite soit-elle, il est bien difficile d'éteindre complètement. Il est des jours où l'on espère qu'on échappera peut-être. On sait, par exemple, qu'aux femmes enceintes est accordé un sursis de quelques mois ; aussi beaucoup de prisonnières déclarent-elles être dans cette position. Il en est qui doivent la vie à ce pauvre mensonge. D'autres n'en sont pas moins comprises dans les fournées qu'on expédie aux noyades.
Beaucoup de prisonniers trouvent, dans l'excès même de leurs souffrances, l'occasion de hausser leur âme jusqu'à ces sommets tranquilles de la foi ou rien désormais ne peut plus les troubler. Il y a, dans ces prisons, des paroles et des gestes dignes des premiers siècles de l'Eglise.
Une jeune fille de Cholet, Marie Boisdron, est surprise un jour par un de ses geôliers, dans la cour de la prison, à chanter un cantique.
"Tais-toi, bougresse !"
lui crie brutalement l'homme.
- Vous avez mon corps en votre pouvoir, réplique la jeune fille, sans se troubler, vous n'avez pas encore ma langue. Tant qu'elle sera libre elle chantera les louanges de Dieu !"
(Marie Boisdron, qui était probablement à l'Eperonnière, eut la chance d'échapper à la mort.)
Extrait
La Guerre de la Vendée
Cholet 1793-1794
Docteur Charles Coubard