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La Maraîchine Normande
7 janvier 2013

RESPONSABILITÉ DES COMMUNES EN MATIERE D'ATTROUPEMENTS : LE CAS DU DOCTEUR MELJEU DE SAINT-MALO-DU-BOIS (1833)

 

LE CAS DU DOCTEUR MELJEU

DE SAINT-MALO-DU-BOIS (1833)

L'époque de la Monarchie de Juillet a été marquée en Vendée par de nombreuses agressions tant diurnes que nocturnes de la part de bandes armées, sans qu'on ait jamais pu établir d'une façon certaine, quelle en était l'inspiration. Paysans à la solde de chefs légitimistes, réfractaires à la conscription, déserteurs de l'armée, constituaient ces attroupements, parcouraient le pays en quête d'armes et de munitions, se ravitaillant chez l'habitant, semant la terreur dans les campagnes et principalement dans les bourgs où leur action visait surtout les autorités constituées, les bourgeois convaincus partisans du gouvernement. Nombreuses sont les localités où l'on relève de ces faits de "chouannerie", selon l'expression consacrée dans nos départements de l'Ouest, en 1831 et dans les années postérieures, période de troubles contemporains du soulèvement légitimiste de la duchesse de Berry.

Une fois le danger passé certaines victimes de ces agressions tentèrent d'utiliser la législation en vigueur pour demander des indemnités et des dommages-intérêts aux communes tenues pour responsables. Ce fut une source de procès entre particuliers et maire dont on a assez peu parlé, mais intéressants cependant pour les arguments invoqués de part et d'autre par les plaideurs et l'attitude des tribunaux. Un exemple, emprunté à la juridiction de Bourbon-Vendée, concernant Saint-Malo-du-Bois, localité située entre Châtillon et les Herbiers, dans le canton de Mortagne-sur-Sèvre, donnera une idée de ces sortes de procédures.

Dans la nuit du 1er février 1833, le docteur Meljeu, ancien adjoint au maire de Saint-Malo, "à qui les chouans portaient une haine mortelle à cause du zèle et du patriotisme avec lequel il remplissait les fonctions publiques qui lui avaient été confiées", écrit son avocat , fut attaqué, chez lui, par une bande armée qui le tint assiégé pendant plus de deux heures, cherchant à pénétrer dans sa maison et à s'emparer de sa personne. Ne pouvant y parvenir, ni par ruse ni par force, les assaillants tirèrent dans les portes et les fenêtres, causant aux bâtiments et au jardin des dégâts et des destructions.

Pendant la durée de cette action, malgré le bruit des armes à feu, des vitres et des planches brisées, les cris poussés par les assiégés (le docteur vivait chez lui avec deux membres de sa famille), les habitants ne bougèrent point. En vain l'un d'eux les poussait-il à intervenir, ils refusèrent de le seconder et ce ne fut qu'après coup que des secours furent réclamés à Saint-Laurent-sur-Sèvre, à une lieue et demie de Saint-Malo. Le temps à la troupe d'accourir, les agresseurs étaient partis, bien entendu ; on ne put les prendre sur le fait.

Le 13 avril suivant, nouvelle expédition tentée contre le docteur Meljeu. Les chouans vinrent souper en armes au village de la Mesnie, chez le nommé Merlet, métayer, en proclamant leur intention d'en finir avec leur victime. Ils dînèrent "au pain blanc" dont ils étaient munis, attendant l'heure de leur forfait. Seul un contre-ordre retardant le départ des soldats, demeurés à Saint-Malo depuis le 2 février, en empêcha l'exécution. Personne ne s'émut de l'affaire, Merlet qui connaissait les agresseurs, se vanta même de les avoir reçus chez lui, déclarant que jamais il ne les ferait arrêter.

Qu'allait faire le docteur Meljeu ? Peu de temps, après les faits ci-dessus relatés, considérant qu'il lui était impossible désormais d'exercer son métier, de jour comme de nuit, sans exposer son existence, il résolut de déménager et de venir habiter Cholet. Mais, prétextant que son départ résultait de l'attitude hostile des habitants, il assigna le Maire de Saint-Malo-du-Bois devant les juges de Bourbon-Vendée en paiement de douze mille francs de dommages-intérêts pour perte de sa situation, réparations à sa maison et frais de réinstallation ; invoquant à l'appui de cette réclamation la loi du 10 vendémiaire an  IV ainsi conçue :

- Chaque commune est responsable des délits commis à force ouverte ou par violence sur son territoire par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit envers les personnes, soit contre les propriétés nationales ou privées ainsi que des dommages-intérêts auxquels ils donnent lieu."

Maître Moreau de Bourbon-Vendée, son avocat dans cette affaire, déclarait dans ses conclusions déposées le 18 juillet :

"Attendu que la loi du 10 vendémiaire an IV sur la responsabilité des communes est toujours en vigueur, qu'elle n'a été abrogée par aucune loi postérieure, qu'elle n'est point tombée en désuétude et que la mesure de l'état de siège, le désarmement qui en a été la suite et la non-organisation de la garde nationale dans certaines communes de Vendée, ne sont point des obstacles à son application, n'élèvent point de fin de non-recevoir contre ceux qui sont dans le cas de l'invoquer, ainsi d'ailleurs que le tout résulte de la jurisprudence du tribunal lui-même ...

"Attendu que les habitants de St-Malo ne sauraient invoquer avec fruit l'article 5 de la dite loi, parce qu'il est évident, d'après les faits de la cause, qu'au lieu d'avoir pris toutes les mesures qui étaient en leur pouvoir pour empêcher le mal ou en connaître les auteurs, au lieu de s'être réunis à l'instant même, comme ils pouvaient si bien le faire, pour imposer à ces derniers, au lieu de les avoir signalés, ils se sont, par la lâcheté, l'indifférence et l'impassibilité qu'ils ont montrées envers leur concitoyen, en même temps que par la sympathie et la protection que les brigades ont trouvées en eux, rendus complices des violences et des crimes de ces misérables ;

"Attendu que ces violences et ces crimes ont causé au Sieur Meljeu un immense préjudice, non seulement par les dégâts assez considérables que les balles ont fait à ses propriétés, mais encore en le forçant à abandonner son foyer et à chercher avec des dépenses et des pertes, un asile ailleurs, à quitter sans retour un pays devenu pour lui un vrai coupe-gorge et qu'il n'avait continué à habiter quelques temps encore après l'attentat du 2 février, que grâce au détachement de troupe que l'on y plaça peu de jours après ; un pays où il exerçait la profession de chirurgien depuis sept ans, où il avait une clientèle nombreuse, bien établie, et que son grand-père, médecin comme lui, lui avait laissée ; un pays dans lequel il lui était désormais tout à fait impossible, sous peine de la vie, d'exercer un état qui exigeait des voyages à toute heure de la nuit comme de jour ; ce qui est si vrai qu'après l'attentat du 2 février, sollicité de prêter les secours de son art pour quelques cas pressants, il ne pût sortir de chez lui que sous l'escorte de la force armée ;

"Attendu que ces pertes sont le résultat nécessaire, immédiat et direct des tentatives homicides des chouans contre sa personne, dès lors qu'après ces tentatives le sieur Meljeu ne pouvait plus rester à St-Malo et y exercer sa profession et que ces mêmes pertes ne sont point un préjudice moral ... qu'elles sont au contraire réelles, pécuniaires et appréciables ;

"Attendu que les guerres civiles sont sans doute de grandes calamités funestes et désastreuses pour tous ceux qui se trouvent habiter le pays ou elles éclatent ; mais qu'il ne faut pas confondre le cas d'une insurrection générale, de la guerre civile désolant toute une contrée, faisant taire les lois devant le droit du glaive et causant aux citoyens des pertes que les communes ne sauraient être tenues de réparer, avec le cas qui est celui de la cause, d'entreprises et de violences isolées commises par une bande de brigands sur le territoire d'une commune dont les habitants n'ont rien fait pour prévenir et empêcher les crimes ou en assurer la punition ; avec le cas tout spécial enfin dans lequel se trouve le Docteur Meljeu à qui les brigands, qui lui avaient voué une haine toute particulière, qui en voulaient à sa vie qu'ils avaient déjà menacée et attaquée, ont fait perdre un état et une clientèle composant toute sa fortune, sans qu'il ait obtenu ni recours, ni protection de la part des habitants de la commune pour lesquels, dans un pareil cas, bien loin d'être injuste et tyrannique, la loi n'est pas assez dure ni assez rigoureuse ;

"Par ces motifs ; plaise au tribunal condamner les habitants de la commune de St-Malo-du-Bois, dans la personne du maire de cette commune, à lui payer la somme de douze mille francs, pour l'indemniser tant des dommages causés à sa maison et à ses propriétés mobilières par la bande armée qui l'a attaqué dans son domicile de St-Malo, dans la nuit du 1er au 2 février dernier, que des autres torts et pertes résultant pour lui de cet attentat ainsi que de la tentative faite à la Mesnie, par la même bande, le 13 avril suivant ; les condamner en outre aux intérêts de la dite somme et aux dépens, etc ..."

Le Maire de Saint-Malo-du-Bois ne se laissa pas impressionner par de semblables prétentions. Avant toutes choses, déclara-t-il, il faut établir la réalité de l'attroupement. Aux termes de la jurisprudence de la Cour de Cassation, on entend par ce mot une réunion de plus de 15 personnes. Le fait paraît douteux vu l'insignifiance des dégâts causés à la maison du Sr Meljeu. Il faut prouver, en outre, que la commune n'a rien fait pour prévenir cet attroupement, si tant est qu'il ait existé, ni en faire connaître les auteurs ; ce qui est faux puisque, dès le premier coup de feu entendu, le Sr Fournier fut dépêché pour requérir l'envoi de troupes. Enfin il convient d'établir que les dommages prétendus, abandon de maison, perte de clientèle, etc., sont bien la conséquence directe de l'attroupement dont il s'agit et non de simples contraintes morales étrangères à cet évènement ; la loi de vendémiaire an IV devant être, comme toute loi pénale, appliquée littéralement.

"Attendu, concluait pour la commune Maître Gouron-Boisvert, avocat à Bourbon-Vendée, que le docteur Meljeu n'articule aucun délit quelconque commis soit envers sa personne, soit envers ses propriétés, qu'il dit seulement avoir été obligé d'abandonner sa maison, sa clientèle, mais que ce fait lui est personnel, qu'il n'y a été contraint par personne ;

"Attendu que les guerres civiles sont des calamités dont chaque habitant a à supposer sa part, que la loi du 10 vendémiaire an IV est assez exorbitente du droit commun pour ne pas l'étendre à des cas qu'elle n'a pas prévus ; que, d'après ses termes, les communes ne sont responsables que des délits commis à force ouverte ou par violence sur son territoire ; que vouloir étendre son application à des dommages-intérêts moraux c'est sortir de son esprit, c'est vouloir étendre l'application d'une loi qu'on a appelée tyrannique ;

"Attendu que le Docteur Meljeu pourrait d'autant moins invoquer son bénéfice qu'il n'y a eu, pour son départ de St-Malo, aucune espèce de violence que ce soit, même de violence morale ; que la fusillade, que l'on dit avoir entendue, aurait eu lieu dans la nuit du 1er au 2 février et que le docteur Meljeu n'est parti pour Cholet que le 16 avril suivant, au moment où il n'avait plus rien à redouter, la Vendée étant pacifiée ..."

Et l'avocat de conclure en demandant au Tribunal d'écarter la demande d'indemnité à moins que le plaignant n'établisse non seulement l'existence d'un attroupement ; mais la relation de cause à effet entre ce dernier et les dommages dont il se plaint ; étant entendu que la loi est inapplicable en l'espèce, le dommage prétendu étant d'ordre moral.

L'affaire vint devant la justice le 18 août 1833. Une enquête fut ordonnée pour faire la preuve par témoins des faits articulés par le Docteur Meljeu. Celle-ci dura près d'une année. Le 25 juin 1834, le tribunal de Bourbon-Vendée rendit le jugement suivant qui réglait cette contestation :

"Considérant qu'il résulte de l'enquête la preuve suffisante du fait de l'attaque de la maison de Meljeu dans la nuit du 1er au 2 février 1833 par un attroupement armé et de dommages causés à sa maison par le bris d'un contrevent à une chambre basse, de vaisselle, de vitres, d'un tableau, de planches à ses latrines, d'un buisson dans son jardin et d'un contrevent à son écurie ;

"Considérant que ce délit donne lieu aux peines de la loi du 10 vendémiaire an IV, à la responsabilité de la commune de St-Malo-du-Bois envers Meljeu et, à défaut par la dite commune, d'avoir pris les mesures qui étaient en son pouvoir pour prévenir cet attroupement ou en faire connaître les auteurs ;

"Considérant, en effet, qu'aucune mesure n'avait été prise à cet égard et que, même pendant l'attaque, aucun individu de St-Malo-du-Bois ne s'est présenté pour secourir Meljeu ;

"Considérant que les dommages ... ne paraissent pas s'élever au delà de cent cinquante francs ;

"Considérant qu'il n'est pas prouvé qu'aucun des individus qui composaient ce rassemblement fût habitant de St-Malo ; qu'ainsi il n'y a pas lieu d'appliquer l'amende prévue dans le titre IV de la loi du 10 vendémiaire an IV ;

"Par ces motifs ; le tribunal condamne le Maire de la commune de Saint-Malo-du-Bois, comme représentant de la commune, à payer à Meljeu, à titre de réparations et de dommages-intérêts résultant du délit commis envers lui dans la dite commune dans la nuit du 1er au 2 février 1833 par un attroupement de gens armés, la somme de cent cinquante frs sans intérêts et aux dépens ..."

Ce jugement de Bourbon-Vendée pose une question intéressante, celle de la responsabilité civile des habitants en cas d'émeute ou d'attroupement ayant occasionné des pertes au préjudice de certains d'entr'eux. Question bien antérieure à la monarchie de Juillet, puisqu'on la trouve déjà posée, non seulement dans les lois franques et romaines, mais même avant l'ère chrétienne, aux dires de certains auteurs. De tout temps, en effet, le principe paraît avoir été admis d'une solidarité du groupe en présence du danger couru par l'un ou plusieurs de ses membres et d'une responsabilité collective à l'égard des calamités publiques. La commune-jurée en est, au Moyen-Age, un exemple caractéristique. N'est-elle pas une association, sur la foi du serment, entre habitants d'une même cité pour se défendre mutuellement contre les agressions et empêcher entre eux les désordres et les violences ; d'où l'établissement d'une justice locale, spéciale, extraordinaire, avec des chefs élus maires, jurés, échevins, chargés de la défense des personnes et des biens comme du châtiment des coupables ?

A plus forte raison l'institution s'imposait-elle dans les périodes troublées où l'autorité communale faiblissait au point de ne plus pouvoir garantir l'ordre. Ce furent alors les habitants, responsables de la police, qui furent déclarés coupables en cas d'insurrection, sauf à faire la preuve de leur intervention ou de leur impossibilité d'agir.

"Pendant toute la Révolution", a-t-on écrit très justement, "l'idée constante du législateur a été d'intéresser les citoyens à la conservation de la paix publique et de les amener à se charger eux-mêmes du soin d'assurer la police locale qui n'avait plus aucune organisation régulière en les rendant responsables des désordres qu'ils avaient le devoir d'empêcher ... Le premier texte qui ait fait application de cette idée ... est le décret des 23-26 février 1790 concernant la sûreté des personnes, des propriétés et la question des impôts. L'art. 5 déclarait qu'en cas de dommages par attroupements, la commune en répondrait et que sa responsabilité serait jugée par les tribunaux des lieux sur la réquisition du tribunal du district ; mais la commune n'avait alors qu'une organisation rudimentaire ; elle n'était guère à cette époque que la réunion des habitants et, en réalité, c'étaient ces derniers que la Constituante entendait rendre responsables. Le décret des 2-3 juin 1790 concernant les poursuites à exercer contre les individus qui sévissent, trompent et soulèvent le pays, admettait (art. 11) ; que tous les habitants de la commune qui n'avaient pu empêcher le dommage causé par la violence en demeuraient responsables. Dupont de Nemours, au cours de la séance de la Constituante du 22 février 1790 qui aboutit au vote de la loi du 23 février, disait : Cette garantie est juste car, ou la plus grande partie des habitants de la commune ont pris part au désordre et doivent, en conséquence, le réparer ; ou cette majorité a négligé de contenir la minorité et elle devient alors responsable de sa faiblesse."

La Loi de Vendémiaire an IV, loi d'exception votée par la Convention nationale quelques jours avant l'émeute de l'église St-Roch, à Paris, en vue de parer à des nécessités spéciales d'ordre public et notamment de réparer les dommages causés par l'insurrection de la Vendée, alla même plus loin que les lois de la Constituante. D'après elle les victimes de troubles avaient droit à l'indemnité même lorsque la commune avait fait tout son devoir et elle condamnait les habitants, sans préjudice des réparations, dommages-intérêts, à verser aux victimes, au paiement d'une amende au profit du Trésor public, égale au montant de la condamnation ; le tout réglable d'avance par les 20 plus forts contribuables dédommagés ensuite par le moyen d'impositions ou d'augmentations de droits locaux. Sans doute, dans ce système, les riches payaient-ils pour les pauvres et la minorité pour la majorité, avec des garanties souvent aléatoires ; mais c'était sous la Convention.

Ne retenons que le principe. Les choses en restèrent là sous la Restauration et telle était encore la loi sous Louis-Philippe. Cette responsabilité de la commune étant admise, une fois pour toutes, on pourrait s'étonner de l'enquête prescrite par le tribunal de Bourbon-Vendée dans l'espèce précitée ; mais il fallait établir la relation directe entre les dommages et les troubles, les troubles et leurs auteurs, les auteurs et les habitants. Ceux-ci pouvaient s'exonérer en prouvant que l'attroupement était venu du dehors et qu'ils ne s'y étaient pas mêlés. L'enquête s'imposait donc pour éclairer ces points de détail, fixer le montant de l'indemnité. Quant à la responsabilité, à son caractère général, on le trouve consacré par le même tribunal. Les juges de Bourbon-Vendée admirent avec raison, le droit à l'indemnité d'un gendarme blessé par les habitants d'Ardelay escortant un prisonnier délivré par leur attroupement. En vain le maire soutenait-il que la blessure était le fait d'un autre gendarme de l'escorte. Même dans cette hypothèse plausible on ne pouvait contester que la blessure ne fut le fait du rassemblement, puisque, sans lui, il n'y aurait pas eu échange de coups de feu.

Que reste-t-il aujourd'hui de cette législation en matière d'attroupements et de responsabilité civile communale ? Sans entrer dans de longs détails, indiquons simplement pourquoi et dans quel sens elle a évolué sous la pression des circonstances et d'une nouvelle jurisprudence.

Le système juridique de la Révolution conduisait trop souvent à de réelles injustices, tant vis à vis du débiteur que du créancier de l'indemnité. Proclamer le droit à indemnité dans tous les cas au profit de la victime risquait d'entraîner des abus. Celle-ci pouvait, dans certains cas, avoir des reproches à se faire dont il était injuste de ne tenir aucun compte. Admettre la responsabilité générale de la commune, c'était aller trop loin, surtout quand celle-ci avait fait son devoir, compte tenu de ses moyens d'action qui étaient souvent faibles, surtout en temps d'insurrection. Et ceci nous ramène à l'époque de la chouannerie.

En 1831, le maire de Saint-Martin-des-Noyers, le Sr Cacaud, reçut la visite de chouans qui maltraitèrent sa famille ; sa femme mourut peu de temps après des suites des blessures reçues dans cette affaire. Les gens terrorisés par ces hommes armés, demeurèrent impassibles. Le maire, qui aurait pu s'en prendre à la commune, jugea inutile de plaider. Aussi la loi municipale de 1884, tout en maintenant le grand principe de la responsabilité communale, y admit-elle des exceptions ; fait de guerre, action de la force armée pour prévenir le désordre, absence de police quand elle est au mains de l'Etat (Art. 106 et suiv.).

A la notion de faute "présumée" se substituait donc, peu à peu, celle de faute "établie" ; mais que reprochait-on au juste à la commune ? Etait-ce la faute de ses habitants émeutiers ou celle de la police négligente ? D'autre part, la loi aboutissait à des contradictions pratiques : elle laissait de côté les grandes agglomérations dont la police est à l'Etat et où précisément le danger d'émeute est le plus fort. En outre, les victimes elles-mêmes payaient leur part d'indemnité, ce qui était vraiment choquant. A la veille de la guerre de 1914, la loi du 18 avril vint réduire ces inconvénients en combinant ingénieusement les notions de "faute" et de "risque". L'émeute est un "risque social" dont la cause dépasse souvent le cadre communal pour devenir national et même international dans un monde syndicaliste. L'inertie ne peut être reprochée aux communes ; celles-ci, le plus souvent, étant privées de moyens d'action en rapport avec l'attroupement. D'où la nécessité d'un partage équitable entre la commune et l'Etat quant au paiement de l'indemnité, c'est-à-dire proportionnel aux responsabilités fixées en principe par moitié. Mais la part de la commune augmente ou diminue selon l'attitude de ses dirigeants, leurs possibilités d'action et leurs efforts pour s'en servir. Il en est de même de celle de l'Etat. L'idée de faute reparaît dans les rapports de groupe à groupe : elle s'étend même à la victime ; la loi n'entendant pas protéger les manifestants quand ils sont eux-mêmes émeutiers. Question de fait laissée à l'appréciation des juges et sur laquelle, d'ailleurs, ceux-ci sont loin de s'accorder. La tendance dominante de la jurisprudence penchant toujours de plus en plus vers la victime, même coupable d'une faute grave. Enfin celle-ci est dispensée du paiement de l'indemnité.

On voit, par cette esquisse rapide de la législation actuelle, le chemin parcouru, les efforts déployes pour perfectionner, assouplir, adapter la notion de responsabilité communale en matière d'attroupements depuis l'époque de la chouannerie jusqu'à celle des grèves et des occupations d'usines. Le problème demeure au fond toujours le même ; mais il a bien changé d'aspect dans notre société moderne. Il s'agit de resserrer des liens de solidarité que la vie tend à déplacer du plan de la politique sur le plan professionnel, par conséquent à dissocier ; de protéger des personnes et des propriétés privées dans un monde nouveau où leur importance diminue ; enfin de freiner l'emploi de la violence en laquelle on se plaît à voir, de plus en plus, l'instrument du progrès social, "l'accoucheuse des sociétés". Cela ne va pas sans contradictions préjudiciables à l'application de la loi. Mais, dira t'on, où est le remède ? De l'avis des jurisconsultes, une amélioration n'est guère possible, dans ce domaine, que par un effort parallèle dans celui du code pénal, par le renforcement des sanctions contre les fauteurs de troubles et d'émeutes, bien entendu sans distinction de parti ni d'étiquette politique, en vertu de ce principe de notre législation moderne que "personne n'a le droit de se faire justice lui-même". Mais il s'agit de le faire admettre et surtout de le faire respecter. Dans les circonstances présentes, il sera curieux de constater comment la législation et la jurisprudence s'appliqueront au cas de l'Algérie, après la pacification. En France les juges ne se font pas faute d'accorder des indemnités aux victimes de troubles sociaux comme le montre un arrêt récent de la Cour d'appel de Rennes. Le 4 octobre 1957, celle-ci, faisant application du principe de la responsabilité civile en matière d'attroupements, vient de condamner la ville de Nantes à verser au Sr. Grelet, conducteur, qui avait été frappé et dont la voiture avait été détruite par un piquet de grève, la somme de 408.000 francs plus les intérêts à dater du premier jugement pour appel abusif et préjudiciable à la victime.

MARCEL FAUCHEUX

Annuaire de la Société d'émulation de la Vendée. – (1957-1958), p. 13-23

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