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La Maraîchine Normande
8 octobre 2012

UNE GREVE DE NOURRICES A NIORT EN 1781

 

 

Dans l'ancienne France, la législation hospitalière concernant les enfants trouvés fut de tout temps variable et incertaine. Déposés primitivement à l'entrée des édifices religieux, ils furent élevés d'abord aux frais des églises par les soins de l'archidiacre. A partir du dixième siècle, des évêques, de pieux fidèles, des confréries fondèrent des hospices pour les recueillir ; dans les villes qui ne furent pas dotées de ces établissements charitables, l'usage prévalut généralement de laisser les enfants trouvés à la charge du seigneur haut justicier du lieu.

A Niort, le seigneur haut justicier avait été longtemps le prieur de Niort, personnage possédant la ville un fief considérable. Depuis deux siècles environ, le prieur n'avait plus qu'un titre sans fonctions religieuses, mais non sans revenus, lorsque, en 1737, à l'occasion d'un conflit de juridiction, le sénéchal de la ville, juge royal, puisque Niort faisait partie du domaine de la couronne, rendit une sentence qui dépouilla le prieur de la haute justice qu'il avait exercée jusqu'alors. Le prieur était à cette époque messire de Brou, chanoine de Saint-Martin de Tours, en résidence dans cette dernière ville. Il ne tenait que médiocrement sans doute à ses droits de haute justice sur les bords de la Sèvre, car il n'appela point de la sentence du sénéchal, qui passa en force de chose jugée.

Ce n'était pas d'ailleurs le prieur, même haut justicier, qui avait pourvu jusque là à l'entretien des enfants trouvés de la ville. Le domaine, qui appartenait au roi, en acquittait la plus grosse part, à laquelle contribuai aussi la commune depuis la réunion au patrimoine communal du revenu des aumôneries de Saint-Jacques et de Saint-Georges.

Jusqu'en 1781, les enfants trouvés de Niort étaient donc élevés partie aux frais du roi comme seigneur de Niort et partie aux frais de la commune. Tout enfant exposé et recueilli était remis, jusqu'à l'âge de sept ans, aux soins d'une nourrice choisie en ville ; à sept ans, l'hôpital général s'en chargeait. D'après l'acte que nous avons sous les yeux, on comptait à Niort, au mois de juin 1781, trente-sept enfants trouvés en nourrice, dont 18 garçons et 19 filles ; la plupart avaient été recueillis à la porte de l'hôpital, d'autres place de la Brèche, d'autres rue Saint-Jacques, rue Trigale, rue Limousine, à l'auberge du Cygne, à Tartifume, place Saint-Gelais, etc. Chaque nourrice, dont le même état donne le nom et l'adresse, recevait un salaire, relativement élevé, de 21 livres par mois. C'était donc une dépense mensuelle de 777 livres, soit, par an, la somme respectable de 9 324 livres à inscrire, de ce seul chef, au budget de l'assistance publique.

En 1781, Niort faisait partie de l'apanage de Mgr Charles-Philippe, comte d'Artois, frère de Louis XVI, le même qui fut plus tard Charles X. Les incessants besoins d'argent de ce prince et ses folles prodigalités avaient réduit ceux que nous appellerions aujourd'hui ses intendants à la nécessité de faire rendre à ses domaines les plus gros revenus possibles, tant par une gestion meilleure et mieux surveillée des biens, que par une diminution des charges dont ils avaient été antérieurement grevés. Ne nous plaignons pas trop de ces mesures auxquelles nous devons, pour ne parler que de notre région, des mémoires fort curieux sur l'aménagement et l'exploitation des forêts de Vouvant et de Mervent, et l'inventaire à peu près complet des hommages et aveux rendus depuis le XIVe siècle à ces baronnies, qui faisaient également partie de l'apanage du comte d'Artois.

Lorsque le Conseil du prince procéda à l'examen des comptes du domaine de Niort, il ne manqua pas d'être frappé du chiffre élevé pour lequel y figuraient, en dépenses, les pauvres enfants trouvés. Cette charge lui parut excessive. Il n'eut pas de peine à trouver que, sauf des cas exceptionnels, la dépense des enfants trouvés incombait régulièrement au seigneur haut justicier, et M. Elie de Beaumont, intendant des finances de S.A.R., écrivit la lettre suivante à M. Hugueteau, procureur du roi de la sénéchaussée de Niort :

"Paris, 21 juillet 1781.

M. le lieutenant de police a dû vous faire part du parti que l'administration de Mgr a pris de ne plus payer les frais d'enfants trouvés, qui sont à la charge de M. le prieur en sa qualité de haut justicier. Et sur le conseil qu'il demandait pour faire payer les nourrices, j'ai été chargé par l'administration de lui indiquer la marche à suivre.

C'est à vous à pourvoir et à faire pourvoir à ce que M. le prieur remplisse son devoir, etc."

Les documents contenus dans le dossier que nous analysons ne nous donnent pas le nom du prieur ainsi mis en cause ; il est plus que probable qu'il ne fut pas même informé du danger qui le menaçait d'avoir tout d'un coup une moyenne de trente-sept nourrices à entretenir, car, à la réception de la lettre de M. de Beaumont, M. Hugueteau, placé entre le refus catégorique du conseil du prince et l'urgence d'assurer la subsistance des nourrices, adressa, dès le 29 juillet, non pas au prieur, mais au corps de ville, une réquisition à l'effet d'y pourvoir :

"Vous remontre le procureur du roi qu'il est informé que nombre de nourrices des enfants trouvés en cette ville et faubourgs ne sont point payées de leur salaire, et qu'il leur est dû jusqu'à quatre mois, ce qui est contraire à l'ordre ordinaire, en ce qu'elles avaient l'habitude d'être payées d'avance pour les deux premiers mois, et de même de suite jusqu'à ce que les enfants eussent attins l'âge de sept années, temps auquel l'hôpital s'en charge, à moins que la Providence en aye plutôt disposé, par mort ou autrement ; alors elles doivent en justifier.

Nous venons d'être informé qu'une question qui s'élève entre Mgr le comte d'Artois et M. le prieur de Niort donne lieu à ce deffaut de paiement.

Nous ne pouvons quant à présent entrer dans le mérite de l'objet qui souffre difficulté, mais nous ne dissimulerons pas la sensation que nous a causé le spectacle de ces mères de famille dans l'indigence qui se sont présentées ces trois dimanches consécutifs à notre porte avec les cris du besoin.

Nos pères y avaient pourvu en unissant au domaine de la commune les aulmôneries de Saint-Jacques et Saint-Georges. Mais ces revenus n'ayant pas été suffis, par les soins de MM. les maire et échevins on a obtenu en différent temps ; du conseil, un conseil, un supplément suivant les besoins. Ce secours manquant dans le moment présent, c'est aux revenus patrimoniaux à y suppléer, sauf à avoir leur recours contre qui il appartiendra.

Nous nous flatons de ne pas trouver d'opposition de la part de MM. les maire et échevins, administrateurs des deniers desdites aulmôneries et de la commune. Pères de la patrie, ils le sont aussi dans l'infortune.

A ces causes ..."

C'était aller au plus pressé ; mais M. Hugueteau trouvait au fond la question fort "déliquate", ainsi qu'il l'écrivait, le 31, à M. Joly de Fleury, procureur général du roi au parlement de Paris. Il remarquait fort judicieusement que la sentence de la sénéchaussée en 1737 avait privé le prieur de son titre de haut justicier ; que le conseil du comte d'Artois s'appuyait précisément sur ce titre pour lui colloquer les enfants trouvés, et que, d'autre part, si le prieur prenait ce titre, lui, Hugueteau, serait obligé de le poursuivre en usurpation. Et il demandait ce qu'il devait faire.

Le procureur du roi à Paris avant sans doute des préoccupations plus graves, car la lettre d'Hugueteau resta sans réponse. Ce dernier, étant allé à Paris dans les premiers moments d'octobre suivant, sollicita une entrevue de M. Joly de Fleury pour traiter de vive voix la question toujours pendante. Par une lettre du 13 octobre, datée de Fleury, le procureur général accusa réception à Hugueteau de sa requête, et ajouta : "En ce moment à la campagne jusque à la Saint-Martin, je vous prie de bien vouloir remettre après cette époque l'entrevue dont vous me parlez."

On voit que s'il y a beaucoup de traditions qui se perdent en France, les traditions administratives se conservent du moins avec un pieux et indéniable respect.

Et pendant ce temps les petits Niortais, ramassés place de la Brèche, à Tartifume et ailleurs, tetaient toujours, bien que leurs nourrices, moins fragiles sans doute que celles d'aujourd'hui, se fissent des pintes de mauvais sang. A la fin de septembre, elles n'y tinrent plus : il y avait sept mois qu'elles n'avaient pas été payées ! Le 4 octobre, au matin, les trente-sept nourrices, pas une ne manquait au rendez-vous, se présentèrent en corps chez le maire. Celui-ci leur donna ... de bonnes paroles, fit valoir les menus secours qu'il leur avait fait distribuer pour attendre le résultat du débat entre le conseil du comte d'Artois et le prieur de Niort ; il leur déclara formellement "qu'il était obligé de suspendre tout acte même de commisération".

Repoussées, mais non découragées, nos trente-sept commères se rendirent de là chez le lieutenant de police, M. Etienne de la Boutrie. Le refus du maire leur avait suggéré un argument nouveau qu'elles croyaient irrésistible : elles menacèrent le lieutenant de police d'abandonner les enfants et de déposer les trente-sept nourrissons, là, tout de suite, devant sa porte. Le magistrat, qui crut devoir dresser procès-verbal de cette émouvante visite, écrit à cet endroit, avec une indignation mal contenue : "Ce que nous leur avons expressément défendu, sous peine d'être procédé contre elles avec toute la rigueur des lois."

Pour s'en débarrasser, il promit "d'en référer d'urgence au conscrit de Monseigneur, et de mettre tout en oeuvre pour intéresser son humanité et sa justice."

Malheureusement le dossier conservé aux Archives Nationales, section R, carton 242, s'arrête là. Nous ne pouvons donc pas donner à nos lecteurs le dénouement de ce conflit, qui reçut sans doute une solution satisfaisante pour les intéressées, et dont les incidents, même non clos, nous ont paru ne pas manquer d'intérêt pour les curieux de l'histoire.

EDGAR BOURLOTON

Revue du Bas-Poitou

1893 (3ème livraison)

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