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La Maraîchine Normande
19 mai 2013

BELVOIR (25) ♣ L'ABBÉ ROBERT, MIS A MORT A BELVOIR EN 1794

BELVOIRL'ABBÉ ROBERT
MIS A MORT
A BELVOIR
EN 1794

Le chanoine Seguin s'était assis, le 30 avril 1792, sur le siège archiépiscopal de Besançon, abandonné deux jours auparavant par Mgr de Durfort, qui, sur les pressantes injonctions de la municipalité, avait pris silencieusement le chemin de l'exil. Le premier soin de l'évêque, nommé par la révolution, fut d'ordonner qu'un Te Deum serait chanté le dimanche, à vêpres, dans toutes les paroisses du diocèse.

Il y avait alors à Guyans-Vennes, pour soutenir la vieillesse d'un vénérable prêtre, le jeune et courageux abbé Robert, né à Mont-de-Vougney, vers 1760. Il annonça le dimanche, après la réception du mandement, qu'un grand scandale venait d'affliger l'Eglise de Besançon, qu'un évêque intrus y avait pris la place de l'auguste et vénéré pontife, arraché à son troupeau par l'impiété triomphante. En conséquence, il ajouta que pour faire amende honorable et détourner la colère de Dieu, après un pareil crime, on chanterait à vêpres le Miserere. Il le chanta, en effet, au milieu de la consternation des fidèles. La nouvelle s'en répandit le soir même dans le voisinage, où les clubs commençaient à se former.

A Fuans, des forcenés passèrent toute la nuit à concerter son arrestation. Le matin, une troupe tumultueuse arrivait à Guyans pour le saisir au presbytère. Il venait d'y rentrer lui-même, après avoir été longtemps au chevet d'un mourant. Averti à temps, l'abbé Robert monte au clocher, sonne la cloche, puis redescendant, il revêt les habits d'un paysan, et s'avançe au-devant de ceux qui le cherchent. "Que faites-vous, leur dit-il, ne voyez-vous pas que toute la paroisse de Guyans se rassemble pour secourir son vicaire ? n'avez-vous pas entendu la cloche ? Une lutte va s'engager, le sang coulera : fuyez au plus vite." Tous aussitôt de prendre la fuite en laissant le jeune prêtre au milieu du village.
Lorsque les fougueux patriotes apprirent qu'ils avaient été dupes de l'abbé Robert lui-même, la honte et le dépit les fit jurer qu'ils auraient bientôt raison de lui. Ils revinrent peu de jours après. Cette fois, il était au presbytère ; mais, au bruit de leur arrivée, il s'échappa sous leurs yeux, traversa, rapide comme l'éclair, les prés qui sont au nord de Guyans-Vennes, franchit d'un bond le mur qu'il rencontra et, arrivé sur les hauteurs, il se retourna pour rire de ceux qui le poursuivaient. Il gagna les vallées de Consolation et ne tarda pas à revenir à Guyans. Le déchaînement toujours croissant des passions révolutionnaires, les dangers qu'il ferait courir aux bons habitants d'une paroisse décidée à défendre courageusement sa cause, ne lui permettaient cependant pas de braver plus longtemps les hommes de sang. il se cacha dans le clocher pendant six semaines ; de là, il se rendait dans les hameaux pour visiter les malades et célébrer la messe, au milieu d'une foule toujours nombreuse, que le régent d'école, H. Busson, prévenait de l'heure et du lieu du rendez-vous. Ce digne instituteur pourvoyait à sa subsistance et veillait sur ses jours avec une sollicitude et une discrétion qui défièrent toutes les recherches, et lui méritèrent l'honneur de porter sa tête sur l'échafaud de Maîche.

Pendant qu'il se dérobait aux regards, la cure de Guyans fut livrée au prêtre constitutionnel, dont les déboires et le délaissement contribuèrent à la condamnation des 24 chefs de famille, qui furent comptés parmi les victimes d'Ornans, de Maîche et de Besançon ; car il ne cessait de se plaindre au directoire du district et au directoire du département, des outrages de la population et du mauvais vouloir de la municipalité. Celle-ci ayant à sa disposition les clefs de l'église, de la cure et de la sacristie, on allait enlever les vases sacrés, les ornements sacerdotaux, pour le mettre hors d'état de célébrer l'office divin, tandis qu'on procurait à l'abbé Robert tout ce qu'il demandait et qu'un silence absolu cachait sa résidence. Le 9 juin, l'intrus requérant la municipalité d'intervenir pour arrêter les vols commis à l'église et à la sacristie, elle se transporta sur les lieux pour constater les délits. On trouva les buffets remplis d'ornements, "l'argenterie, calices et reliquaires en fort bon état," à la grande confusion du prêtre, qui avait manqué de tout les jours précédents.

L'avenir se chargeait d'orages ; tous les conseils de la prudence engageaient l'habile vicaire à ne pas défier plus longtemps les actives et incessantes poursuites dont il était l'objet. Après six semaines passées dans le clocher de Guyans, il se rapprocha de Mont-de-Vougney, son pays natal, parce que, connaissant bien toute la contrée et les familles auxquelles il pourrait se confier, il aurait moins de dangers à courir. Il craignait de compromettre les bonnes gens qui se dévouaient pour lui offrir un abri dans leurs maisons : sa demeure habituelle pendant l'automne de 1793 fut une caverne de Gigot, peu éloignée du confluent du Dessoubre et de la Reverotte, et située sur la rive droite de celle-ci. Un habitant du pays, nommé Verdant, lui apportait de la nourriture. La nuit, il se rendait dans les hameaux et les fermes écartées, où les paysans se réunissaient en foule pour assister aux Saint-Mystères, entendre ses paroles d'encouragement et l'informer des pièges tendus à son infatigable activité. Il passa plusieurs jours à Lautrot, dans la maison de Jean-François Burnequez, au-dessus des côtes de Rosureux. Là, il rencontrait l'abbé Roch, l'abbé Boucon, l'abbé Capon, au milieu desquels il se distinguait par sa gaîté et son empressement à faire les courses les plus longues et les plus périlleuses. A son retour, était-il obligé de prendre quelques heures de sommeil, il se mettait au lit coiffé du bonnet rouge, de peur que des espions, venant à glisser un regard à travers les fenêtres de sa chambre, n'eussent des soupçons en le voyant. D'une agilité vraiment extraordinaire, il parcourait les montagnes à dix lieues à la ronde. On le voyait aux Bréseux, chez Cl.-Ignace Delachaux du Préparis ; à Ferrière dans la famille de Cél. Cartier de Romboz ; au Bélieu, chez Cl.-Etienne Cuenot, qui fut lui-même prisonnier de la révolution.
C'était avec un pieux empressement que ces laboureurs lui offraient un asile et partageaient avec lui la nourriture grossière, le pain noir, qu'il savait toujours assaisonner de joyeux entretiens. Plus d'un enfant de ces maisons aimées du prêtre fugitif, dirait encore la chambre, la cachette où il se retirait.

Au commencement du mois d'août, la petite Vendée se leva. Sancey, Flangebouche, Loray, Guyans-Vennes, Plaimbois-du-Miroir et les hameaux d'alentour, grossissant la faible armée qui gagnait les frontières de la Suisse, avaient donné le branle à toutes les montagnes de Pierrefontaine, de Maîche et du Russey. Partout l'on courait aux armes pour ou contre la Vendée. Le mouvement bientôt comprimé eut de terribles suites : les patriotes redoublèrent de violences pour rester maîtres de la position si gravement menacée. Ils multiplièrent les dénonciations, les visites domiciliaires, les emprisonnements. Il n'y avait pas d'homme honorable qui ne tremblât pour lui-même ou pour un de ses proches ; environ cent prisonniers attendaient un arrêt du tribunal au château Malseigne de Maîche, sans compter les 19 qui allaient payer de leur vie leur fidélité à la religion chrétienne, et la plupart étaient de Guyans, de Flangebouche, de Plaimbois-du-Miroir, c'est-à-dire des lieux habituellement fréquentés par l'abbé Robert.

A force d'instances et de prières on parvint à lui faire adopter le projet de s'enfuir, car son activité et son adresse qui l'avaient dérobé deux fois aux satellites de la révolution, le signalaient à leur espionnage. Il partit pour la Suisse, et demeura plusieurs jours au Cerneux-Gaudot, près du Noirmont, avec l'abbé Briot, ancien curé de Clerval. Mais ce repos de l'exil lui était à charge ; il avait voulu rester à la frontière, afin de savoir tout ce qui se passait, de porter secours aux moribonds qui réclamaient ses services, et d'être le premier à venir fermer les plaies de l'impiété, dès que le calme commencerait à se faire dans sa patrie. Quelques jours après les exécutions de Maîche, il se disposait à repasser le Doubs pour se rendre auprès d'un malade ; son ami M. Briot, s'efforça de l'en dissuader, de lui représenter vivement sa témérité, puisque la tourmente révolutionnaire était à son comble, et que les pourvoyeurs de l'échafaud rôdaient constamment sur les bords du Doubs. Rien ne put l'ébranler. "Il faut que j'aille, répondit-il ; je me dois à des âmes qui m'appellent." Puis, sur le ton de la raillerie, il représenta avec quelle intrépidité le contrebandier s'engageait dans les rochers des montagnes, et mettait cent fois en défaut ceux qui l'épiaient le jour et la nuit. N'aurait-il pas honte d'être moins courageux ?

On était alors au coeur de l'hiver ; le froid rigoureux l'obligeait à renoncer aux cavernes qui l'avaient abrité quelques mois auparavant. Après un séjour de courte durée dans la paroisse de Guyans et la vallée du Dessoubre, il monta de Rosureux à Mont-de-Vougney, non sans crainte d'éveiller des soupçons par la trace de ses pas marqués dans la neige. L'aube commençait à poindre lorsqu'il arriva dans la maison de son oncle Noroy. Celui-ci le reçut avec une joie mêlée de frayeur, car il savait quels regards étaient là constamment fixés sur la demeure qui abritait les parents du jeune prêtre, voué à la mort. Effectivement, un membre de la municipalité l'avait aperçu à son entrée dans le village, ou peut-être n'avait-il que des indices, en apercevant la neige récemment foulée devant la porte que l'on observait : quoi qu'il en soit, il courut porter la nouvelle au conseil municipal réuni dès le matin aux Longchamps. Aussitôt toute délibération cessant, le maire et les conseillers déclarèrent d'un accord unanime qu'il fallait arrêter cet homme qui troublait la république. Ils se rendirent au lieu indiqué et procédèrent à la perquisition. Trompés d'abord dans leur attente, ils commençaient à désespérer de saisir leur proie, et s'emportaient déjà contre le dénonciateur, quand un de la troupe, nommé Jean de Maîche, s'avisant que la cabane voisine dépendait de celle qu'on battait en vain dans tous les sens, y pénétra seul et alla surprendre l'abbé Robert, blotti dans un réduit obscur au fond d'une écurie. Au nom de leur ancienne connaissance, l'abbé Robert le supplia de ne rien dire et de le sauver ; il voulait lui donner sa montre. "Ne craignez pas," lui répondit Jean de Maîche, et, sortant au plus vite, il s'écria : "le voici ! je l'ai trouvé !" Entraîné brutalement à la cuisine, il fut renversé par terre au milieu des injures et des sanglantes railleries, et ces compatriotes, parmi lesquels il avait des amis d'enfance, lui arrachèrent ses vêtements, sans lui laisser autre chose qu'un vieux manteau pour couvrir ses épaules. On n'avait point de cordes pour le lier ; quelqu'un de la troupe dénoua les cordeaux d'une scie, et lui serra si fortement les mains que l'enflure ne tarda pas à recouvrir et à cacher la corde.

Ainsi garrotté il fut emmené à St-Hyppolyte avec son vieux parent, qui malade et effrayé de la scène qui venait de se passer, marchait à grand'peine. Au Friolais, des femmes bravèrent les imprécations et les menaces pour se présenter sur son passage, en versant des larmes. Il était calme, résigné, cherchait à fortifier son oncle, dont le sort paraissait plus le toucher que le sien. Les paroles qui lui échappèrent de ce hameau annonçaient de tristes pressentiments sur la paroisse qui lui avait donné le jour : il s'affligeait en pensant à l'avenir du Mont-de-Vougney.

C'est près de la Lizerne que les conseillers municipaux remirent leur compatriote entre les mains des gendarmes de Maîche, qu'ils avaient en toute hâte informés de son arrestation. Le cortège fit halte chez l'officier municipal de Mancenans. Là, une pauvre servante supplia son maître de venir en aide au prisonnier, ce qu'il fit en protestant "qu'on ne traitait pas ainsi les hommes," et on lui délia les mains pour échanger ses cordes contre des chaînes. Comme le sang, longtemps arrêté par les noeuds, reprenait son cours, il s'évanouit. A St-Hippolyte, il comparut devant le directoire de cette ville, qui lui assigna pour prison le château de Belvoir. Son voyage de St-Hippolyte à Belvoir excita une vive émotion dans les villages qu'il traversa. On savait par quelle trahison il avait été livré, et la vue du jeune prêtre, connu de bien des familles, arrachait des paroles d'attendrissement à la foule qui se pressait sur la route. Il marchait à pied entre les chevaux des gendarmes, la chaîne au cou et les mains liées derrière le dos. Quelquefois il interrompait sa prière et distrayait des ennuis du chemin les deux cavaliers qui le tenaient enchaîné. Il leur demandait vingt pas en avant, et les défiait de l'atteindre avec leurs chevaux. A Lagrange on s'arrêta ; il y avait des parents ; mais ayant appris qu'ils étaient patriotes, il refusa d'entrer dans leur maison.

CHATEAU DE BELVOIRA son arrivée au château de Belvoir, il était toujours accompagné de son oncle, qui demeura quelques jours en prison et s'en alla mourir à Mont-de-Vougney. Lui-même fut enfermé au bas de la tour du nord, dans une cave à demi enfoncée sous terre. La fenêtre garnie de barres de fer s'ouvrait sur la cour intérieure du château, et lui permettait de converser avec ceux qui s'approchaient. Il usa largement de cette facilité, lorsqu'on lui amena des compagnons de captivité. Il en arriva bientôt plus de soixante, envoyés de Baume. C'étaient, pour la plupart, des habitants du val de Sancey, coupables d'avoir assisté à la messe de l'abbé Roch dans les fermes du Châtelart. Joseph Barret, maire de Sancey, déjà compromis pour s'être tenu à l'écart au moment où l'on avait installé l'intrus, s'était, peu de temps après, trouvé sous le coup d'une accusation plus grave aux yeux des patriotes. Ses trois enfants avaient assisté la nuit à la réunion du Châtelart. Le matin, leur mère ne les voyant pas revenir, l'envoya au devant d'eux ; une femme le suivit du regard, le dénonça comme ayant fait partie de l'assemblée avec ses enfants, et il fut arrêté, conduit dans les prisons de Baume. Quand on le ramena en compagnie d'Armogaste Pézeux, des deux frères Mercier, de Marie-Joseph Roussel, de Marguerite Suchaux, d'une dizaine d'autres habitants de Sancey, de l'instituteur Perrot, qui fut déporté à la Guyanne, et d'environ cinquante chefs de famille des alentours, il passa enchaîné, la corde au cou, devant sa maison, sans pouvoir y entrer, et recommanda instamment à son épouse de donner deux mesures de blé à la malheureuse qui l'avait réduit en cet état ; ce qui fut religieusement exécuté.

Cette troupe nombreuse, en arrivant au château de Belvoir, défila devant l'abbé Robert, qui s'avançait pour les voir et les encourager à mesure qu'ils entraient dans la cour. Ils furent aussi renfermés dans la tour du nord, aujourd'hui démolie. Ouvrant leur étroite fenêtre, ils pouvaient l'apercevoir et converser avec lui ; mais comme il n'y avait de place que pour un seul à cette fenêtre, on s'y succédait à tour de rôle, et il attendait de longues heures pour donner à tous quelques mots de consolation. Ces entretiens avaient pour eux beaucoup de prix ; tous étaient avides de l'entendre, lorsque les soldats qui faisaient sentinelle au pied de la tour ne s'y opposaient pas, ou ne cherchaient pas à les troubler par des injures et d'insolentes railleries. Quand ils étaient obligés d'y renoncer, à certaines heures du jour et de la nuit, ils chantaient en choeur des hymnes de l'Eglise ; lui-même entonnait des cantiques et l'on y répondait avec effusion. Du reste, bien des soldats se prêtaient complaisamment à ses désirs, touchés qu'ils étaient de sa bonté, de l'attention qu'il avait de les entretenir agréablement, de leur faire de petits présents, et de s'intéresser discrètement au bien de leur âme. S'il eut à essuyer des avanies et des rebuts, ses douces paroles en gagnèrent plusieurs, qui se plaisaient ensuite à raconter dans quels pièges ingénieux sa charité savait les prendre.

CHATEAU DE BELVOIR 2On était au mois de janvier : par le froid rigoureux des montagnes, il n'avait pas de feu dans sa chambre humide ; sa nourriture était misérable. Cependant sa présence avait éveillé bien des sympathies à Belvoir. Malgré la terreur qui planait encore sur toutes les familles, on lui faisait parvenir des adoucissements à ses maux jusque dans sa prison. Jean-Jacques Roy envoyait ses enfants lui présenter des pierres chaudes ou une cassolette de charbons devant sa fenêtre, et il passait les mains entre les barreaux pour se réchauffer. D'autres lui apportaient des aliments. Il ne refusait aucune de ces marques de pieux attachement, voulant associer toutes ces bonnes gens à la gloire de son martyre, dont il paraissait bien assuré, et dont, au dehors, on doutait moins encore. Il consola ses trois frères qui étaient venus le voir et qui ne lui apportaient que de tristes nouvelles. Le curé intrus se rendit à son tour dans la prison pour lui offrir les secours de son ministère. A sa vue, les prisonniers indignés ne lui épargnèrent pas les sanglants reproches. Ils allèrent jusqu'à lui dire qu'il n'était pas digne d'approcher M. Robert. Celui-ci le reçut avec bonté, mais avec beaucoup de réserve, cherchant bien plus à réveiller en lui les remords qu'à le laisser parler. L'entretien fut bref : il ne pouvait qu'être à charge au prêtre infidèle, accablé de honte en présence du généreux captif, qui se préparait joyeusement à la mort. Quand il sortit, on remarquera l'émotion qui se trahissait sur son visage.

La captivité ne fut pas longue ; son arrestation avait eu trop d'importance aux yeux des patriotes, les comités révolutionnaires l'avaient saluée avec trop d'enthousiasme pour que l'on différât l'heure du châtiment. Les Jacobins de Besançon tressaillirent d'une joie féroce, en apprenant qu'il était prisonnier. Un jeune homme du Bélieu, Claude-Etienne Cuenot, dit Ganerot, qui se souvenait de l'avoir vu chez son père N. Cuenot, travaillait à l'arsenal de Besançon, en qualité de soldat de la république, au moment où l'heureuse nouvelle commençait à se répandre. Le directeur de l'arsenal l'envoya le soir à la séance du club des Jacobins dans l'église attenante aux jardins du séminaire. La chaire évangélique était changée en tribune ; il y vit monter quelques-uns des principaux membres, qui se tenaient rangés en cercle au fond du sanctuaire ; mais ils ne passionnaient que médiocrement la foule amoncelée derrière les grilles de cet ancien couvent de capucins. Tout à coup il se fit un profond silence ; un orateur allait annoncer un évènement grave : l'abbé Robert était enfin arrêté ! Un tonnerre d'applaudissements couvrit sa voix et l'on ne distingua plus, au milieu du bruit, que les trépignements de joie et les qualifications les plus outrageantes prodiguées à l'intrépide défenseur de la foi.

Une proie si belle et qui faisait éclater tant de transports, devait être exposée aux regards de tous les habitants des montagnes. L'abbé Robert comptait parmi eux tant de complices ! Des juges spéciaux furent envoyés à Belvoir pour lui faire son procès sur les lieux, et pour donner du retentissement à sa condamnation. C'était un vendredi, 25 janvier 1794. La nuit qui précéda cette journée, Claude-Joseph Boillon du Mont-de-Laval s'étant échappé des prisons de Maîche, arriva au château de Belvoir, corrompit les gardiens de la tour, et pénétra dans la chambre de l'abbé Robert. Il apportait des ornements sacerdotaux et des vases sacrés, et il fut donné au prisonnier de célébrer une dernière fois le saint sacrifice. Quand le matin fut venu, pressentant que son heure était proche, il dit à ses compagnons qu'il allait bientôt les quitter, et il entonna la préface des morts, qui fut écoutée en silence, et suivie de pleurs et de sanglots.

A neuf heures, on vint le chercher pour le conduire au bourg de Belvoir, dans la maison actuelle de M. Garnier, où ses juges étaient réunis. Il y avait un mois qu'il attendait au fond de son cachot. Ses compagnons le virent passer et se mirent en prière, pendant qu'il s'avançait d'un pas ferme et d'un air profondément recueilli. Sa vue produisit une vive impression sur la foule et sur les membres du tribunal. Ceux-ci comprenaient quelles sympathies lui portaient les populations accourures de toutes les parties des montagnes pour être témoins de ses derniers instants. Sa jeunesse, son sort fixé d'avance, les touchaient aussi, et les exécutions sanglantes de Maîche et d'Ornans, que tout le monde avait encore présentes à la pensée, refroidissaient de plus en plus les âmes à l'égard de la révolution, et semblaient inviter à la clémence. Un des juges essaya de le sauver ; de concert avec le notaire Pézeux de Sancey, il le prit à part, l'engagea vivement à feindre d'avoir prêté serment à la constitution civile du clergé, l'assurant que toutes les poursuites allaient tomber d'elles-mêmes. Il fut touché de cette marque d'humanité, en témoigna sa reconnaissance ; mais il ne laissa pas espérer un instant qu'il serait possible de l'amener à cet acte de dissimulation. Son refus et sa fermeté les déconcertèrent ; ils le virent avec douleur aller au devant de la mort, et l'interrogatoire commença. Il était dix heures et demie. Deux témoins étaient venus pour le charger.

Outre le réquisitoire de St-Hippolyte, on avait saisi sur sa personne des recommandations écrites de sa main, pour des familles généreuses qu'il encourageait à persévérer dans leur attachement à l'Eglise. On les qualifia d'écrits tendant à provoquer le meurtre, la violation des propriétés, la dissolution de la représentation nationale et le rétablissement de la royauté, ou tout autre pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple. Ses réponses furent claires et sans détour. Il ne nia rien, n'essaya point de recourir à des moyens de défense qu'il savait inutiles, expliqua sa conduite avec le sang-froid d'un homme qui n'a rien à craindre ni à espérer, laissa parler ceux qui déposaient contre lui, ne témoigna ni surprise ni mécontentement, et l'accusateur public ayant conclu pour qu'il fût condamné à mort, le tribunal prononça l'arrêt en ces termes :
"Vu par le tribunal criminel révolutionnaire du département du Doubs, séant à Belvoir, district de Baume, en vertu de la réquisition des représentants du peuple en commission dans le dit département, à date du 23 nivôse dernier, pour y juger conformément à la loi du 19 mars 1793 (vieux style), les prévenus de délits contre-révolutionnaires.
Les pièces de la procédure instruite contre François-Joseph Robert du Mont-de-Vougney, prêtre déporté, prévenu d'être auteur d'écrits tendant à provoquer le meurtre et la violation des propriétés, la dissolution de la représentation nationale et le rétablissement de la royauté ou tout autre pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple, et d'être rentré sur le territoire de la république au mépris de la loi des 29e et 30e jours de la république (1r mois de l'an 2e).
Lesquelles pièces sont : 1° les procès-verbaux d'arrestation du dit Robert, les procès-verbaux d'interrogatoires subis par lui devant l'administration du district de St-Hippolyte ; 2° plusieurs écrits contre-révolutionnaires trouvés sur ledit François-Joseph Robert, tendant à troubler l'Etat par une guerre civile, en armant les citoyens les uns contre les autres, à provoquer le rétablissement de la royauté et la dissolution de la représentation nationale.
Ouï les deux témoins assignés à requête de l'accusateur public, et ledit Robert en ses défenses et réponses aux interrogats à lui faits avant et pendant le débat ;
Ouï également le résumé fait par l'accusateur public, ensuite du débat, et son réquisitoire pour l'application de la loi ;
Le tribunal considérant,
1° Que, de son aveu même, François Robert, prêtre, âgé de 33 ans, était fonctionnaire public, et qu'il n'a pas, en cette qualité, prêté le serment exigé par la loi du 26 décembre 1790 ; qu'il était sorti du territoire français en conformité de la loi du 26 août 1792, et qu'au mépris de la loi des 29 et 30 vendémiaire dernier, il est rentré sur le territoire de la république ;
2° Qu'il est constant qu'il est l'auteur d'écrits tendant à provoquer la dissolution de la représentation nationale et le rétablissement de la royauté.
Le tribunal révolutionnaire condamne ledit François-Joseph Robert à la peine de mort, conformément à l'art. 1r de la loi du 26 août 1792, à l'art. 1r de la loi du 29 mars 1793 (vieux style), et à l'art. 3e de la loi des 29 et 30 vendémiaire dernier.
Fait et prononcé à Belvoir le 5 pluviose, an II, de la république française (25 janvier 1794).

CHATEAU DE BELVOIR 3Ramené dans la tour après midi, il leva les yeux vers les prisonniers, leur annonça qu'il allait mourir à trois heures et les bénit avec ses chaînes. Quelques instants furent consacrés à écrire ; après quoi il demanda instamment qu'on fît venir la municipalité de Mont-de-Vougney, ou au moins deux ou trois de ses membres, pour recevoir de sa bouche une importante communication : cette grâce lui fut refusée. L'on avait hâte d'en finir ; on se sentait environné d'une foule nombreuse dont l'attitude morne et silencieuse inspirait de la crainte. On redoutait même un coup de main pour le délivrer ; les gendarmes en arrivant à Sancey, avant l'exécution, s'assuraient si personne n'était caché dans les maisons. Quand le bourreau lui eut coupé les cheveux, il fut ramené par les gendarmes vers l'extrémité sud-est des halles : c'est là que s'élevait l'échafaud. Dès qu'il l'aperçut, hâtant le pas, il témoigna par l'animation sereine de son visage le consentement qu'il éprouvait. Ses yeux restèrent un instant fixés en haut ; ils avaient rencontré l'abbé Roussel de Sancey, qui, d'une fenêtre élevée de la maison Pâris, lui envoya un dernier adieu, une dernière prière. Il ne cessa d'être absorbé dans son oraison qu'au moment où il fut monté sur les degrés, près de l'instrument du supplice. Là, regardant la multitude, il voulut parler ; mais un soldat lui porta brutalement la poignée de son sabre sur la bouche en proférant des menaces. Il donna sa montre au bourreau et le pria de lui tourner la face contre le ciel ; mais n'obtenant pas cette consolation, il s'abandonna entre ses mains, et sa tête tomba sous le couteau. L'exécuteur la prit par les cheveux, la montra au peuple au milieu d'un roulement de tambours, des cris de quelques forcenés et des larmes d'un grand nombre. Pendant qu'il la tenait encore palpitante, un homme s'avança et lui asséna un coup de bâton en vomissant des blasphèmes. Un autre vint la rouler par terre et lui crever les yeux, pendant que des enfants se glissaient auprès de ses dépouilles, et trempaient des linges dans son sang pour les reporter à leurs mères.

Les prisonniers du château, en le voyant sortir pour la dernière fois, étaient restés saisis de douleur : ils craignaient pour eux le même sort. Tout à coup ils éprouvèrent tant de joie intérieure qu'ils recommencèrent spontanément leurs cantiques, et ne doutèrent pas que ce ne fût le moment du martyre.

Le curé intrus vint chercher le corps, afin de l'inhumer sans honneur dans le cimetière de Sancey. Ce fut à grand'peine qu'il arrêta la fureur de ceux qui continuaient à l'outrager. En descendant Gellon une femme le frappa de verges et lui adressant la parole comme s'il eût été vivant, l'accabla de malédictions. Par une remarquable permission de la Providence, la fosse fut tournée obliquement, de manière à croiser la ligne ordinaire des sépultures, et ceux qui la creusaient n'écoutèrent point les observations qu'on leur fit assez tôt. Ses restes furent ainsi distingués, et une tombe les signala dans la suite à la vénération des fidèles.

Des vieillards ont assuré que le soir même un globe de feu s'élevant de Belvoir, était venu s'éteindre sur l'endroit où il reposait ; mais les témoignages ne sont pas assez précis maintenant pour que le fait puisse être affirmé.

Néanmoins le remords importunait les coupables ; pour effacer la trace de ce sang innocent, on organisa le lendemain la fête de la Raison. A l'endroit où avait expiré la victime, et près du chêne de la liberté, un autel remplaça l'échafaud. Le matin, une troupe nombreuse, en habits de fête, vint se ranger à l'entour ; bientôt l'on vit apparaître le char que tous attendaient. Il était traîné par quatre boeufs et suivi d'un choeur de soldats et de patriotes chantant les hymnes de la liberté. La déesse, jeune fille de Belvoir, trônait au milieu du char. Conduite en triomphe à travers le bourg, elle fut assise sur l'autel patriotique et y reçut des voeux et de l'encens.

On aurait pu croire que tout était fini, que Dieu était demeuré tranquille spectateur de la scène sanglante de la veille ; mais le temps vint où l'attention publique se reporta sur les grands coupables un instant oubliés ou méprisés ; et, quoiqu'il ne faille pas plonger dans les secrets de la vengeance divine, chacun fut effrayé de ce qui se passa.

L'année suivante, le même jour et à la même heure où l'abbé Robert avait expiré, le farouche patriote qui avait frappé sa tête à coups de bâton, était monté sur un toit (c'était un couvreur) ; il tomba sur le pavé de Belvoir, et se cassa les deux bras, ces bras qui s'étaient levés contre le martyr. C'était près de l'endroit même où il avait applaudi à son supplice. Dans la suite on le vit dénué de tout, allant mendier de porte en porte, et ne pouvant pas même porter à sa bouche le morceau de pain qu'on lui donnait.

Celui qui avait roulé la tête sanglante avec un bâton et lui avait crevé les yeux, fit une mort lamentable. La femme qui avait frappé de verges ses dépouilles, eut besoin d'un prêtre à ses derniers moments. On alla chercher le curé de Sancey ; il était absent ; personne ne songea qu'il y avait là, pour le remplacer, l'abbé Vernier, ancien curé d'Ouvans, résidant à Sancey ; l'on y pensa quand elle eut expiré.

Mais le malheureux qui le livra dans la petite cabane du Mont-de-Vougney, devait porter entre tous les autres la marque de la vengeance divine à travers les montagnes instruites de sa perfidie.

Parvenu à un âge très-avancé, après avoir dissipé sa fortune, vendu son patrimoine, sans famille, sans ami pour soutenir sa triste vieillesse, il fut obligé d'implorer la pitié de ses compatriotes, et de recevoir de leurs mains une aumône qu'on ne lui donna maintes fois qu'en le faisant ressouvenir de l'abbé Robert. Enfin ne pouvant plus marcher, il tomba à la charge des habitants de Mancenans-les-Maîche, qui voulurent bien le nourrir, mais non le recevoir dans une chambre. Ce fut dans une écurie qu'on lui barricada un misérable réduit, qui rappelait bien celui de l'écurie où il avait pris traîtreusement le jeune prêtre de Mont-de-Vougney. Il y passa plus de trois ans, dévoré par une affreuse vermine, que toutes les inventions d'une femme charitable et courageuse, empressée à le servir et à mendier pour lui, ne pouvaient empêcher de pulluler sans cesse. Ceux qui étaient enfants au village de Mancenans, en 1840, se rappellent encore d'être allés se ranger en cercle autour du vieillard, quand il venait bien lentement reprendre un peu de chaleur aux rayons du soleil, et d'avoir considéré avec stupeur cette fourmilière qui le dévorait. Il ne disait rien à ces enfants, ne se fâchait pas, ne les chassait pas avec son bâton ; il était triste et il soupirait. La place où il se trouvait toujours assis, était précisément devant les ruines de la maison dans laquelle les gendarmes firent entrer sa victime et lui délièrent les mains.

S'il était affligé, l'on ne pouvait espérer que le regret de son crime l'eût ramené vers Dieu, car toutes les fois qu'on lui avait reproché la mort du prêtre livré par sa perfidie, il répondait "qu'il n'avait point fait de mal, qu'il obéissait aux lois." La nuit qui précéda sa mort, sa vigilante gardienne, Colombe Pierre, fut effrayée de l'entendre ; il poussait des cris de désespoir, disant qu'il apercevait les démons autour de lui et aussi la Sainte-Vierge. Une femme énergique, Marie-Thérèse Parent, qui avait la mission de le disposer à la venue du prêtre, lui rappela "qu'il ne s'était jamais avoué coupable pour avoir fait mourir l'abbé Robert, qu'il était temps de s'en repentir ... Dieu voulait lui pardonner, puisqu'il lui envoyait la Sainte-Vierge." Cette fois il se laissa fléchir, il pria et se confessa. Mr Faivre, curé de Maîche, sortit consolé d'auprès de lui, ne doutant pas que le martyr n'eût obtenu sa grâce. Il rendit l'âme délivré de ses frayeurs, le 22 janvier 1841, à l'âge de 86 ans.

Cependant après les orages de la révolution, les habitants du val de Sancey venaient s'agenouiller sur la fosse de l'abbé Robert. Mr Olivier, curé de Sancey, la couvrit d'une tombe, aujourd'hui remplacée par celle qui se voit près de la porte de l'église, du côté du levant, et sur laquelle on lit ces mots : "Ici repose Mr Robert, prêtre exilé pour la foi, et mis à mort à Belvoir, lorsque trompant la haine furieuse des persécuteurs, il était secrètement venu assister les fidèles." Les habitants des montagnes allèrent en pèlerinage à son tombeau, lui attribuèrent des guérisons extraordinaires. On en cite plusieurs dont les témoins sont encore en vie. Ses ossements retrouvés naguère, vont être déposés au pied d'un monument préparé par Mr Seidel, curé de Sancey, grâce au don qu'un élan spontané de foi et peut-être de reconnaissance à l'égard du martyr, a déjà inspirés et doit, sans doute, inspirer encore.

Épisodes de la persécution religieuse dans les hautes montagnes du Doubs
par Narbey (abbé)
Locle (Suisse) - Imprimerie Courvoisier - 1868

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La Maraîchine Normande
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