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La Maraîchine Normande
17 août 2012

LES AVENTURES DU BONHOMME QUATORZE - 1ère partie

Chroniques et légendes de la Vendée Militaire

LES AVENTURES DU BONHOMME QUATORZE

1ère partie

 

Jamais pilote au milieu des écueils, jamais ministre-dirigeant d'un gouvernement constitutionnel, jamais l'âne fantastique de Buridan lui-même ne furent plus embarrassés que ne l'était maître Michel Oliveau qui tenait en 1792 l'auberge de la Croix d'Or, dans la petite ville de M***.

Comme homme public - c'est ainsi qu'il aimait à se qualifier - il se devait à tous ses clients ou, pour emprunter le langage de ces temps de ténèbres et d'ignorance, à toutes ses pratiques ; mais, hélas ! malgré l'attention la plus scrupuleuse dans la distribution de ses complaisances et de ses sourires, malgré des efforts continuels pour nager entre le vin bleu de la patrioterie et le petit vin blanc du pays, si cher aux gosiers royalistes, le pauvre homme s'était déjà aperçu, à son grand détriment, qu'en temps de révolution, ce système de bascule est le plus décevant de tous les systèmes.

Ce qu'il y avait de poignant pour lui, c'est que, dans son for intérieur, il n'était nullement indécis sur le chapitre des opinions politiques ; mais il était aubergiste avant tout, et son amour du gain l'entraînait de plus en plus à des capitulations de conscience dont il gémissait tout bas. Il fallait voir avec quel air de componction il se résignait à allonger ses doigts crochus pour ramasser l'écot des buveurs patriotes qui hantaient sa maison ! De même que tous les pécheurs novices, il soupirait, roulait des yeux effarouchés, toussait légèrement pour se donner une contenance ... c'était une véritable comédie ! Mais le diable n'y perdait rien - comme on dit, - et le bonhomme, fort avancé pour son temps, laissait peu-à-peu sa vertu politique s'endormir au doux bruit des espèces tombant chaque jour dans les abîmes de son comptoir.

Jusque-là il n'y avait pas grand mal, et on lui eut pardonné volontiers d'empocher un argent qui - suivant sa judicieuse expression - ne se connaissait pas de celle des autres ; mais l'homme sait-il jamais s'arrêter dans ses voies !

Le besoin d'un club s'étant fait généralement sentir dans la ville de M***, les patriotes - ou pour leur conserver leur nom vendéen - les patauds avaient décidé qu'il était urgent de se réunir chaque soir, en un lieu déterminé, - pour aviser, disaient-ils, aux moyens de combattre les ennemis du peuple et opposer une barrière aux intrigues de la Cour, - mais, par le fait, pour faire une guerre à mort au clergé et à la noblesse, ce qui était, à vrai dire, toute la politique de ces sauveurs de la patrie.

Cependant, quand il fallut trouver un local convenable pour installer l'assemblée, il s'éleva mille difficultés. Des gens d'ordre et de savante économies comme étaient ces Messieurs, devaient naturellement désirer que l'on pût trouver un lieu de réunion qui ne coûtât rien, et, pour cela, il fallait que l'un d'eux voulût bien faire chaque soir à la patrie le sacrifice de son salon ou d'une chambre quelconque ; mais le moyen d'y arriver ! L'épouse de M. le Maire était brouillée avec celle du Commandant de la garde nationale ; celle-ci était en délicatesse avec la dame de l'ancien procureur fiscal de la châtellerie, en un mot, de sourdes inimitiés couvaient au fond de tous les coeurs féminins de la petite ville. Il y avait bien encore la femme du notaire qui était née à Nantes - la Jolie - comme disent nos vieilles chansons du Bocage, mais, "Comme un ange tombé qui se souvient des cieux," cette vénérable duègne, enterrée jadis par les exigences de l'hyménée "au sein de ce pays de sauvages," avait conservé toutes les délicatesses de la ville, et, à aucun prix, elle ne voulait entendre parler de prêter "sa belle salle" à des "gensses" chaussés en sabots les trois quarts de l'année et qui lui portaient sur les "nerfes", à cause de leurs allures grossières et du peu d'égards qu'ils montraient pour le beau sexe. En outre elle avait un faible pour la haute société et n'était pas femme à compromettre, pour les beaux yeux de ces Messieurs, ses bonnes relations avec Mme la Subdéléguée et Mme la Lieutenante de la maréchaussée, qui étaient naturellement du parti de la Cour. Force fut d'établir ailleurs la tribune populaire d'où allaient s'élancer les philippiques des Démosthènes de l'endroit.

Une proposition fut faire à l'hôte de la Croix-d'Or qui, affriandé par l'espoir d'un profit considérable, leur afferma une chambre dans son auberge, sans songer aux suites que devait avoir cette condescendance dans l'opinion du pays et jusque dans l'intérieur de son ménage.

Depuis ce temps, il voyait les paysans de la campagne, ses amis d'autrefois, bien plus, ses camarades de première communion eux-mêmes, passer le dimanche soir, après vêpres, sans s'arrêter devant sa porte, et se diriger avec un ensemble désespérant vers un méchant cabaret borgne qui n'avait seulement pas d'enseigne et qui n'avait jamais logé que des Bohémiens ou des marcellots (colporteurs). Depuis quelque temps, on remarquait que ce misérable bouchon commençait à se requinquer ; déjà, au lieu de la simple croix badigeonnée au-dessus de la porte d'entrée, on avait blanchi la maison d'un bout à l'autre, et le messager de M*** à Nantes confiait à tous ceux qui voulaient l'entendre, qu'il était chargé par le propriétaire de commander dans la grande ville une magnifique enseigne peinte en bleu-ciel avec une touffe de lis ornés de banderoles sur lesquelles on lirait en lettres moulées : A la Fleur de Lis, réunion des Bons-Enfants.

Tous ces symptômes indiquaient, à n'en point douter, qu'il s'agissait d'un complot formé contre la Croix-d'Or ; car évidemment, - "à moins d'avoir la poule noire en sa possession, il eut été impossible à ce failli gas de Sicot d'entreprendre d'aussi folles dépenses, s'il n'avait eu la certitude d'avoir à l'avenir la pratique de tous les royalistes."

C'est en parlant avec cette irrévérence de son heureux rival que maître Oliveau cherchait à se consoler de sa disgrâce ; mais quoiqu'il se plaignît amèrement du caprice des consommateurs, il ne pouvait dissimuler la cause de l'éloignement qu'on lui témoignait. Aussi était-il quelquefois tenté de faire un coup d'état et d'envoyer les clubistes pérorer ailleurs ; d'un autre côté, les patriotes, qui s'égosillaient à parler des heures entières, buvaient sec d'ordinaire et parfois de gros vins. Il est bien vrai qu'ils chicanaient toujours sur le prix ; mais, en surfaisant beaucoup, il y avait toujours moyen de s'y retrouver ; et, à tout prendre, c'était une excellente pratique que celle de ces messieurs bourgeois ! il eut été bien dur d'y renoncer ; et puis, que savait-on ? la bourgeoisie commençait à avoir les bras longs et il n'était peut-être pas prudent de la choquer.

Toutes ces réflexions tourmentaient cruellement l'esprit du brave homme, et au lieu du joyeux compère au teint fleuri que l'on voyait autrefois s'avancer au-devant de la pratique avec un air ouvert et de bonne humeur, ce n'était plus qu'une espèce d'ours grognon se traînant paresseusement autour de l'auberge avec son bonnet abaissé sur ses yeux, comme pour ne pas voir les avanies journalières faites à sa maison.

Ce qu'il y avait de pis, c'est qu'il ne pouvait faire confidence à personne de ses perplexités et de ses bouleversements intérieurs. Sa femme, royaliste déterminée et qui était si bien la maîtresse dans le ménage qu'elle avait conservé son nom de fille même après son mariage, sa femme, lasse de maugréer inutilement contre le club, avait tout récemment déclaré que - "après tout, la maison, l'écurie, la grange et tout le bataclan lui appartenaient et qu'elle y mettrait plutôt le feu que de souffrir plus longtemps de pareilles assemblées dans la maison de son père." Et une fois que Jeanne Giraudelle avait la tête montée, qui pouvait dire où elle s'arrêterait ?

Le malheureux aubergiste semblait encore plus abattu que d'ordinaire, un matin qu'il était assis à la porte de son écurie, regardant nonchalamment panser un vieux cheval de renfort qu'il avait coutume de louer aux conducteurs de roulage plus ou moins accéléré, pour les aider à gravir la côte longue et pénible qui mène à la ville de M***.

Avant d'aller plus loin, il faut que nous présentions au lecteur le garçon déguenillé qui étrillait, en sifflant entre ses dents, la rosse attachée à la muraille ; car ce personnage joue un grand rôle dans notre histoire.

Auguste Faucheron, plus connu sous le nom de Gusty, était âgé d'environ seize ans. Ce n'était pas précisément un palefrenier ; c'était un jeune drôle fort indépendant de sa nature et de l'humeur la plus vagabonde. Il avait perdu ses parents de bonne heure, et le sort de ses premières années eut été un problème pour quiconque n'aurait pas connu l'inépuisable charité des dames du château de Montbriant, sur les terres duquel il était né. Mais quoiqu'il eût conservé pour les habitants du château une reconnaissance et un dévouement à toute épreuve, quoiqu'il aimât à se vanter, et non sans raison, du bon accueil qu'il y recevait chaque fois qu'il lui plaisait d'y aller, il n'avait jamais pu s'habituer à la monotonie d'une domesticité régulière, et on ne le voyait guère paraître au logis que dans ses moments de suprême détresse, ou les jours de grande chasse. Dans sa petite enfance, il avait été grand dénicheurs de merles, il connaissait à merveille les sentiers les plus solitaires des bois, il avait étudié à fond toutes les musses et les passées des lièvres et des renards ; maintenant, il était capable de mener rondement une chasse, et c'était une véritable fête pour lui chaque fois que le vieux piqueur se trouvait incommodé et qu'il était mandé pour faire l'intérim.

Le reste du temps, il le passait à glaner çà et là quelques pièces de douze sous, rendant mille petits services aux gens de la ville, et se chargeant volontiers de toutes les besognes pénibles ou dangereuses qui sont ordinairement le lot des enfants perdus de la société. Ainsi c'était lui qui grimpait au haut du clocher toutes les fois que le coq, rouillé par les longues pluies d'automne, ne pouvait plus tourner sur son pivot de fer. Quand on entendait retentir dans les métairies ce cri qui fait rentrer au plus vite les femmes et les enfants, ce cri sinistre et si connu : "Arraïte ! arraïte ! toquez-lou bé là-bas, toquez-lou bé !" (Arrête, arrête ! guettez-le bleu !) il était toujours le premier à sauter sur son fusil, et il était rare qu'il abandonnât la partie avant que le chien gâté (chien enragé) ne fût tombé sous ses coups. C'était aussi un grand destructeur de martes, de belettes, de putois et autres ennemis des basses-cours, dont il faisait un commerce assez lucratif. Il commençait par les promener dans les villages pour obtenir quelques oeufs de la générosité des ménagères, puis il vendait leur dépouille aux marchands de peaux de lapins qui couraient le pays, ce qui faisait dire au gros meunier du bas de la rivière que - "ce diable de Gusty s'entendait merveilleusement à tirer d'un sac deux moutures".

Certainement, il n'était pas un de ces rudes travailleurs au milieu desquels il menait cette existence de bohème qui eût souhaité voir de pareilles allures à ses enfants ; mais quoique la vie patriarchale eût peu de charmes pour lui, on lui pardonnait facilement en songeant qu'il n'avait plus de famille, et qu'après tout, il ne nuisait à personne. Il est même à présumer que cette vie précaire et aventureuse n'avait pas fait trop grand tort à ses sentiments religieux ; car, bien qu'il eût fait sa première communion un peu tard, comme toutes ces natures incultes et quelque peu désordonnées, M. le Curé lui parlait amicalement, et lui donnait de petites tapes sur la joue, toutes les fois qu'il le rencontrait. Le pauvre Gusty n'était pas moins fier des honorables familiarités du Curé à son endroit que des bonnes dispositions des seigneurs de Montbriant qui "lui avaient toujours été amis," comme il le disait avec un certain orgueil ; en sorte que cet illustre personnage était tout dévoué à la noblesse et au clergé, qui ne s'en doutaient guère assurément.

Mais il faut bien convenir que, malgré l'honnêteté de ses sentiments, il avait l'air du plus grand bandit qui fût au monde. Ses bas, - quand par hasard il avait des bas, - étaient toujours en courcaillet, c'est-à-dire tombés sur ses talons, et je ne sais par quelle fatalité les vêtements encore propres dont lui faisaient cadeau les jeunes Messieurs du château, prenaient, dès qu'ils étaient sur lui, un air de délabrement qui les rendait méconnaissables. On ne se souvenait pas de lui avoir jamais vu de coiffure quelconque, et si on lui en faisait parfois l'observation, il avait coutume de dire, en passant les doigts dans son épaisse chevelure - "qu'il fallait être bien nince pour mettre vingt sous dans un chapeau, quand on avait une si bonne perruque qui ne coûtait rien." Joignez à tout cela un grand corps maigre et fluet, mais agile et nerveux, deux petits yeux gris, fins et perçants, le buste légèrement penché en avant lorsqu'il marchait, enfin un nez explorateur qui semblait toujours flairer quelque proie, et vous aurez un portrait fidèle de Mons Gusty.

Tous les jeudis, jours de marché dans la ville de M***, il allait assez régulièrement à l'auberge de la Croix-d'Or, où il faisait les fonctions de valet d'écurie, attrapant quelques gros sous à tenir l'étrier aux voyageurs, et faisant tout au moins ses quatre repas, bonheur inappréciable pour un garçon qui passait pour le plus gros mangeur des environs et qui était toujours affamé comme un loup de quatre ans. Quelques-uns l'accusaient même de manger des hérissons, des grenouilles et autres animaux immondes, qui ne sont pas faits pour des chrétiens, - comme chacun sait - et un bon appétit n'est pas un péché."

Quoi qu'il en soit, cette faim canine, qu'il décorait modestement du nom de bon appétit, lui causait des tentations fatigantes pour sa vertu et les préoccupations de son estomac jouaient un grand rôle dans sa vie.

Ce faible, bien connu dans le pays, aurait pu devenir un point d'abordage commode pour entamer sa foi politique ; mais, outre que personne ne s'en souciait, Mons Gusty était ferme dans ses croyances. Il détestait la bourgeoisie patriote qui, disait-il, "allait toujours à l'épargne, payait mal ses commissions, était dure au pauvre monde, n'allait jamais à la messe et ne chassait qu'au chien couchant ; pour ce qui était de lui, s'il avait été obligé de brouter toujours dans le même patis, il aurait mieux aimé rester d'une Saint-Jean à l'autre chez les nobles, que non pas huit jours chez le plus huppé de ces patauds."

On ne comprendra guère qu'avec de pareilles dispositions, il eût continué son service hebdomadaire à la Croix-d'Or, qui avait été mise au ban de l'opinion royaliste ; mais notre jeune gas y trouvait son compte, de toutes manières. D'abord, il aimait naturellement ce va-et-vient continuel de voyageurs circulant sur la grande route qui existât alors dans tout le Bocage, et cette vie comparativement bruyante des auberges de petite ville ; mais ce qui était bien plus important, c'est que son contact fréquent avec les sommités révolutionnaires qui se rassemblaient au logis de son patron, le mettait à même d'apprendre souvent des nouvelles qui n'étaient point à dédaigner en ces temps de troubles, et qu'il portait immédiatement au château, où les inquiétudes croissaient à chaque instant.

Il tenait donc essentiellement à cette position, et voilà pourquoi nous le trouvons encore, l'étrille à la main, dans la cour de la Croix-d'Or, au moment où commence notre histoire.

Quand il eut bien brossé, lavé et frotté le bidet qu'il avait entre les mains, il déposa sur l'appui d'une fenêtre sa brosse et son étrille en disant : - Là ! ... voilà qui est fait ! et bien fait, je m'en flatte ! car au jour d'aujourd'hui, ce n'est pas le temps qui nous manque.

Cette réflexion faite d'un ton de bonhomie que démentaient les regards en dessous et l'air narquois du personnage, cadrait trop bien avec les douloureuses préoccupations de l'aubergiste pour que le cher homme la laissât tomber sans y prendre garde. - Non, dit-il en secouant tristement la tête, ce n'est pas le temps qui nous manque ! et je veux bien que tout mon vin devienne bisaigre à la fois, si je sais pourquoi le guignon s'acharne comme çà après moi depuis quelque temps ! - Dam, qui sait, bourgeois, vous avez peut-être été enjomine (ensorcelé) ? - Ma foi, ça pourrait bien être tout de même qu'on m'aurait jeté un sort ? Car enfin, que leur ai-je fait, moi, à tous ces faillis gas qui ont déserté ma maison ? N'ai-je pas toujours eu à leur service le meilleur vin du pays ? et quand il y avait un brin de querelle entre les paroisses, et que les bâtons jouaient la grand'salle, ai-je jamais envoyé quérir la maréchaussée ? leur ai-je jamais dit un mot plus haut que l'autre ? Qu'ont-ils donc à me reprocher ? le sais-tu, toi, voyons ?

- Dam, bourgeois ! que voulez-vous que je vous dise, moi ? Si vous ne le savez pas, comment voulez-vous que je le sache, moi qui ne suit qu'un pauvre hère ?

- Allons, voyons, sois franc avec moi ! il y aura eu quelques diries n'est-ce-pas ?

Gusty, pressé de cette manière, appuya ses deux mains sur ses hanches et releva par un mouvement brusque son pantalon sans bretelles - manoeuvre qu'il ne manquait jamais de faire, soit par habitude, soit par manière de contenance, toutes les fois qu'il allait commencer un discours :

- Eh bien, écoutez, bourgeois ! lui dit-il enfin, il est sûr et certain que, depuis pas mal de temps, la Croix-d'Or est dans la langue du monde, je vous le cache pas ! Il y en a qui disent comme çà que vous êtes ... j'ose pas vous dire çà, moi !

- Si fait ! si fait ! dis toujours.

- Eh bien ! ils disent que vous êtes ... dam, vous m'excuserez toujours ?

- Oui, oui ! va donc !

- Ils disent que vous êtes ... que vous êtes barré (qui est de deux couleurs) !

A peine ce gros mot fut-il lâché, que maître Gusty baissa les yeux vers la terre et se mit à dessiner sur la poussière de capricieuses arabesques avec la pointe de ses pieds nus, comme un homme embarrassé de la hardiesse de ses paroles et qui s'attend à une explosion terrible.

Mais il fut bien surpris, quand, ayant levé timidement les yeux vers l'aubergiste, il le vit le coude appuyé sur son genou, la mâchoire inférieure emboitée entre le pouce et l'index, et qu'il l'entendit répondre tranquillement : - Ah ! ils disent que suis barré ! et pourquoi donc cela, s'il vous plaît ?

Le calme avec lequel maître Oliveau avait entendu cette révélation prouvait évidemment qu'elle n'avait rien de nouveau pour lui, et le rusé Gusty ne s'y trompa point. - Si le bourgeois ne se sentait pas morveux, se dit-il à part lui, il aurait fait plus d'esquenards que çà. C'est rien qu'histoire de me faire jaser, je vois bien çà. Eh bien ! puisqu'il en veut, je vas lui en donner, moi, qu'il ne s'inquiète pas ! je vas lui dégoiser toute son affaire, comme il faut !

Puis, s'adressant à son patron : - Que voulez-vous, bourgeois ! ils disent que vous affiez (implanter, attirer) chez vous tous les patriotes de la ville et que vous faites bon ménage avec eux ; ils disent que vous avez tout à fait viré, que vous dénoncez les nobles et les prêtres, et que c'est vous mêmement qui avez vendu le pauvre curé de Saint-Hilaire ... que sais-je, moi, un tas d'affaires enfin que tous les villages en bouillent !

- C'est une abomination ! - s'écria tout à coup l'aubergiste, outré de ces accusations et se redressant de toute sa hauteur - c'est une abomination ! et ceux qui ont dit cela en ont menti comme des chiens, entends-tu ?

- C'est bien ce que je leur ai dit, moi, reprit Gusty d'un ton hypocrite ; - mais ils m'ont répondu que si vous ne l'avez pas fait, vous avez aidé à le faire ; que si vous n'êtes pas le mitron, vous avez toujours bien un doigt dans la pâte ; que c'est chez vous que se dressent et se manigancent toutes les chétivères, qui bouleversent le pays, et que c'est une vilénie de votre part que de prêter votre maison à des assemblées de patauds qui ne cessent d'aguigner (exciter) le pauvre monde, et qui nous rendront tous fous ou enragés, si çà continue.

Maître Oliveau s'était tout à l'heure fièrement élevé contre des accusations outrées ; mais, en ce moment, le reproche tombait si juste, que toute sa vaillantise l'abandonna. Il baissa la tête sans répondre un seul mot et parut plongé plus que jamais dans l'amertume de ses pensées, tandis que Gusty, enchanté comme tout valet qui a découvert le côté vulnérable de son maître, rentrait à petit bruit le cheval à l'écurie et s'esquivait par une autre porte.

... à suivre ...

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