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La Maraîchine Normande
28 juin 2012

GOSNAY ou L'HEROISME INUTILE

L'HEROISME INUTILE

Le jeune Gosnay, après avoir servi quelque temps en qualité de simple grenadier dans un régiment d'infanterie, sous l'ancien régime, était rentré dans sa famille. Encore dans l'âge de la réquisition, il avait été obligé de s'enrôler sous les drapeaux de la république ; mais, malheureusement pour lui, il détestait le nouvel ordre de choses, et n'en parlait qu'avec dérision et mépris. Dans le temps que les Lyonnais étaient aux prises avec les troupes de la Convention, Gosnay, était à Châlon-sur-Saône, se trouva engagé dans une rixe sérieuse avec les républicains, qui, au milieu des cris de : Vive le Roi ! reçurent des coups de sabre ; mais le parti des royalistes eut bientôt le dessous, et Gosnay, le plus déterminé de tous, fut envoyé au tribunal révolutionnaire par je ne sais quel représentant du peuple. Bosnay savais qu'il était destiné à mourir, et sa gaieté naturelle n'en était pas altérée : il ne manifestait, à cet égard, aucune espèce d'inquiétude, et disait en riant : "Je serai guillotiné demain ou après-demain," comme il aurait pu dire : "J'irai demain à telle partie de plaisir."

Gosnay était fait au tour, d'une charmante figure, plein d'aisance dans toutes ses manières, avait beaucoup d'esprit naturel, et ne manquait pas d'une certaine éducation. Obligé de coucher au cachot, faute de moyens pour payer un lit, dès qu'il en sortait il se déshabillait et se lavait, au milieu de l'hiver, depuis les pieds jusqu'à la tête, sous un robinet d'eaufroide qui était dans la cour de la prison. Ainsi approprié, il endossait un habit de hussard, d'un drap assez fin, sous lequel se dessinait sa belle taille, et venait, dans cet état, causer à travers les barreaux du guichet avec les femmes et autres parentes des royalistes détenus, à qui la cause qu'il avait défendue le rendait encore plus intéressant. Toutes l'écoutaient avec plaisir. Une demoiselle très-jolie en fut tellement éprise, qu'elle ne put cacher la passion qu'il lui avait inspirée. Gosnay s'en aperçut bientôt, et en obtint facilement l'aveu. La demoiselle avait de la fortune dont elle était maîtresse ; toute son ambition était d'épouser le pauvre prisonnier. Mais il fallait le tirer de ce gouffre ; elle crut pouvoir y réussir. Gosnay n'avait point par lui-même d'influence politique ; il pouvait tout au plus faire le coup de sabre dans un mouvement : c'est à cela que se bornaient ses moyens. D'ailleurs, il n'avait pas de fortune, et n'inspirait aucune tentation de ce côté-là.

La jeune personne va donc solliciter au tribunal pour son cher Gosnay, depuis le commis greffier jusqu'à Fouquier-Tainville, et apprend d'eux que personne ne lui en veut personnellement, ni parmi les juges, ni parmi les jurés ; qu'en général, on attache peu d'importance à son absolution ou à sa condamnation, et qu'il peut espérer de se sauver s'il se conduit avec prudence, point essentiel auquel on savait bien qu'il manquait souvent dans la prison.

Gosnay, instruit par son aimable défenseur des dispositions des juges, lui promit tout ce qu'elle exigea de lui, et ne tint aucune de ses promesses. Le guichetier lui ayant apporté une première liste de jurés, il la prit avec un sourire dédaigneux, la présenta à la lumière et en alluma sa pipe. Les guichetiers, qu'il avait intéressés malgré leur barbarie, firent croire qu'on avait oublié de remettre cette liste, et le jugement fut renvoyé à un autre jour. Il en reçut bientôt après une autre, et n'en fit pas beaucoup plus de cas. Je ne sais quelle raison fit encore différer le jugement. Enfin on lui en envoya une troisième, et elle servit encore à allumer sa pipe. Cependant plusieurs prisonniers se réunirent pour persuader à Gosnay que ce serait une extravagance de sa part de ne pas chercher à se conserver pour une femme charmante qui l'aimait pour lui-même, plutôt que de persister à courir à une mort inutile même à ceux dont il avait embrassé la cause, et dont aucun n'était à même d'apprécier un tel sacrifice, qui vraisemblablement leur serait inconnu.

Gosnay parut nous écouter, et nous promit de faire tout ce qui dépendrait de lui pour se rendre les juges favorables. Nous l'engageâmes à venir déjeuner avec nous le lendemain, avant de monter au tribunal. Il ne devait y paraître qu'à onze heures. Je n'ai vu de ma vie de gaieté plus franche : Gosnay ne cessa de faire des folies ; mais tout était naïf, il n'y avait rien de forcé. Quand l'heure fut arrivée, il nous embrassa tendrement et nous dit en riant : "Vous m'avez donné un bon déjeuner dans ce monde, je vais vous faire préparer à souper dans l'autre ; donnez-moi vos ordres." Il suivit les gendarmes qui l'attendaient.

Ni l'accusateur public ni le président du tribunal ne parurent suivre à son égard le système de persécution qui leur servait de règle dans la plupart des affaires ; mais Gosnay, au lieu de nier aucun des faits dont il fut accusé, au lieu de saisir aucune des réponses qui lui furent indiquées, s'accusa de tout, donna à tous les délits qu'on lui reprocha une intention positive. Lorsque son défenseur voulut prendre la parole en sa faveur, il lui dit : "Monsieur le défenseur officieux, il est inutile de me défendre ; et toi, accusateur public, fais ton métier : ordonne qu'on me mène à la guillotine."

Il y fut effectivement conduit. Nous le vîmes repasser dans la cour avec un air triomphant. Comment expliquer cette manie dans un homme de la plus grande gaieté, dans un homme qui avait trouvé l'espoir le plus heureux au sein de la plus affreuse misère ? La trop sensible personne que Gosnay avait si cruellement intéressée était présente à son jugement, et jouissait d'avance du bonheur de lui voir conserver la vie pour lui dévouer la sienne. Quand elle entendit la manière dont il répondait au tribunal, elle s'évanouit ; on l'emporta sans connaissance. Quand Gosnay fut attaché sur la charrette, il appela un guichetier nommé Rivière, qui avait eu beaucoup de complaisance pour lui dans sa prison, et le pria de lui donner un peu d'eau-de-vie et de boire le reste dans le même verre. "Je croirais, lui dit-il, que vous m'en voudriez, si nous n'aviez pas cette complaisance." Sa constance, sa gaieté même ne se démentirent pas un instant. (Beaulieu, Essais historiques)

Anecdotes du temps de la Terreur

L. Hachette (Paris) 1863

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