AUMONT-AUBRAC (48) - 1764 - UNE BÊTE FÉROCE EN HAUTE-AUVERGNE
L'abbé Frocellier, curé de la paroisse d'Aumont-Aubrac raconte dans ses registres l'arrivée d'une "bette féroce" dans sa région :
En la présante année mil sept cens soixante quatre, dans les mois de juin ou juillet, il parut tout à coup du cotté de Mercoire et de Langogne, une bette féroce qui dévora dans les environs une quinzaine de personnes. On donna la chasse à ce cruel animal et il passa icy dans le mois d'octobre de cette même année 1764 ; elle tua une jeune fille, le 11.8bre.1764, au village d'Apcher dans la paroisse de Prunières. Fort peu de tems après une femme dans la paroisse de Saint-Germain, un garçon au village du Contrandes dans la paroisse de Sainte-Colombe, une fille dans la paroisse de Saint-Alban, une pauvre femme au lieu de Bafarettes dans cette paroisse appellée la Sabrande, une jeune fille au lieu du puech dans la paroisse du Fau, une femme à St-Jarry dans la paroisse de Saint-Germain, une fille de Monclerque paroisse de Morines, une fille dans le village de Mouchet (?) paroisse de Rieutort, une fille dans le village de Rieutort d'Aubrac, trois ou quatre enfants dans la paroisse de Chanatielles (?) ou du cotté de Faugues.
Cette bete féroce s'est répandu dans la Haute-Auvergne ou elle a dévoré quatre ou cinq personnes dans le Rouergue jusqu'à Saint-Cosme ou elle a dévoré entre trois ou quatre personnes et présantement elle est venue dans ce pais où elle exerce toujours quelque cruauté.
Tellement que depuis le mois d'octobre dernier 1764 qu'elle apparu au lieu d'Apcher, elle a dévoré dans les environs, en Auvergne ou en Rouergue environ une trentaine de personnes et elle en a blessé presque tout autant et parmy le nombre de ces blessés, il y en a qui ont perdu l'esprit et d'autres qui auront beaucoup de peine à s'en relever.
Il faut remarquer que cette vilaine et dangereuse bette est d'une agilité sans égale tantôt on la voie d'un cotté tantot d'un autre. Dans le même jour on la voit à sept à huit lieues de ce premier endroie et c'est ce qui à fait croire à plusieurs qu'il y en avoit nombre de cette même espèce ; d'autant mieux qu'elle se démontre de différentes façons, tantot elle paroit fort grande tantot très petite, elle se redresse sur les deux jambes de derrière et dans cette position, elle badine de ses deux pattes du devant. Pour lors elle paroit de la hauteur d'un homme d'une taille médiocre, elle présente un poitrail extrement large, elle fait dans cette posture de petites singeries, ou connoit qu'elle n'est pas en faveur du moins elle feint de le pas être ; j'ai conféré avec des personnes qui l'ont observée d'assés près ; cela a fait présumer à certaines que cela pourroit bien être quelque gros singe avec d'autant plus de fondement que quand cet animal passe quelque rivière, elle se redresse sur les deux jambes de derrière et gaye (?) comme une personne, pourvu toutefois que cet animal ne soit pas pressé, car quand il est pressé, il franchit la rivière dans deux ou trois saults. Il est cependant scur que ce n'est pas un singe par tout ce que l'on a remarqué de la piste et de son corps. Dans d'autres occasion, cet animal paroit petit et pas plus gros qu'un renard surtout lorsqu'il veut surprendre quelqu'un.
Cet animal est timide de lui meme, il cherche sa proie dans la partie faible, comme les enfans et les femmes, car rarement il attaque les hommes ; cependant il en a attaqué quelques uns, meme des gens très vigoureux et il y en a qui ont avoué à moi meme que s'ils n'avoient pas été secourus, ils auroient été dévorés tant ce cruel animal est effraiant ; en effet lorsqu'il attaque quelqu'un, il paroit avec la gueulle ouverte ; il a une houppe de poil sur les yeux qu'il redresse de meme que le poil, qu'il a fort long sur une bande noire qu'il a le long de l'échine, ses yeux qu'il a à peu près comme ceux du loup étincelent sous les ... (illisible) de feu et de rage. On entend un bruit sourd comme celui du chien qui veut aboyer, il traine le ventre contre terre, il bat ses flancs de la queue extrement longue et touffue d'une force horrible, plus il se presse de se battre ainsi les flancs, plus on connoit qu'il l'anime pour sauter sur la personne qu'il attaque.
Cet animal est si leste que j'ai parlé à plusieurs personnes qui ont combattu avec lui n'avait qu'un baton, qui m'ont assuré n'avoir jamais pu lui appliquer un coup de baton que l'animal l'évitoit avec tant d'adresse qu'au moment qu'il croisoit que son coup de baton auroit dû lui tomber dessus. L'animal d'un sault et par un mouvement subit se trouvoit d'un autre coté et l'un d'eux m'a raconté que voyant que cet animal évitoit tous les coups qu'il lui portoit eut la présence d'esprit de faire le moulinet de son baton et ce fut pour lorsqu'il toucha cet animal à la tete et qu'il le fit un peu écarter et cela donna lieu à deux enfans qui étoient auprès de venir à son secours, heureusement l'un de ces enfans avoit une petite halebarde et dès qu'ils approchèrent la bette s'éloigna et décampa. Cela se passa à un endroit qu'on appelle la Besseliade dans ce terroir d'Aumont, la susdite pièce appartient à M. Bout.
Cet animal leur parut de la grandeur à peu près d'un ane. Le poitrail fort large, la tete et le col fort gros, les oreilles plus longues que celles du loup. Le museau à peu près comme celui d'un cochon.
Cette cruelle bette a été chassée par mille personnes qui sont venues de toute part.
En premier lieu par de chasses générales qui se font tous les dimanches et fetes généralement par presque tous les habitans des paroisses que l'on divise en bandes de manière que le meme jour toutes les paroisses du haut Gévaudan, de la Haute Auvergne et du coté du Rouergue, tout le peuple est à la chasse.
En second lieu par M. Duhamel, capitaine du régiment des volontaires de Soubize qui vint dans ce pais ci par ordre du ministre avec la Compagnie pour chasser cette bette ; il se donna beaucoup de soins et ne fit rien, il avoit divisé la troupe en plusieurs détachement à Vimeize, au Fau, à St Alban et à St-Cheli.
En troisième lieu par les MM. d'Enneval, père et fils, qui furent députés par M. de l'Averdi, Controlleur général ; c'étoit un gentilhomme normand que l'on disoit bon chasseur de loups ; ils menèrent ici six chiens, ils alloient et commandoient des chasses et ne faisoient rien ; ils grugèrent le pais, on les ... (?) beaucoup, ils emportèrent l'argent et s'en allèrent.
En quatrième lieu par M. d'Antoine, porte-arquebuse dans la maison du roi, il vint dans ce pais avec un de ses fils qui étoit Cheveau Léger ; il fixa sa demeure au château du Besset, et amena avec lui de grandes chasses du roy, de Monseigneur le duc d'Orléans, du prince de Condé, du prince de Conti ; il mena plusieurs chiens de diverses espèces. Ce qu'il fit d'abord de mieux fut de faire décamper les MM. d'Enneval. Ensuite il faisoit deux ou trois fois par semaine de chasses générale ; il en faisoit tous les jours de particulières. Le sindic du païs avoit ordre de lui fournir tout ce dont il avoit besoin. Il resta dans ce païs plusieurs mois ; on tua quelques loups dans le tems et en dernier lieu l'on en tua un d'une grosseur immense, il prétendit l'avoir tué lui meme, il fit faire des vérifications, on dresse le rapport et il voulut croire et persuader le public que c'étoit le loup qui dévoroit les gens ; il le fit embaumer et partit avec lui pour Paris, où ce gros loup fut montré à la Cour et ensuite exposé quelque part pour être exposé au peuple. On prétend qu'il leva un argent immense à cette occasion pour faire voir ce gros loup ; ce qui authorisa à croire que c'étoit en effet le loup qui avoit fait tant de ravages ; c'est que de quelque tems on n'entendit plus parler des désordres de cette espèce. Il faut ajouter ici que M. le marquis de Tournon vint à ses dépens joindre ses chiens à ceux de M. d'Antoine, de sorte qu'on faisoit des chasses bien ordonnées et dirigées.
Enfin dans le printemps de 1767, cette cruelle bette fit de nouveaux désordres du cotté de Sauques dans les paroisses de St-Privat Julianges et Chalier, on comptoit par douzaines le monde qu'elle avoit dévoré. MM. les commissaires du diocèse envoièrent de nouveaux chasseurs de la ville de Mende. Ils prirent encore le parti d'empoisonner beaucoup de chair de brebis que l'on répendoit partout mais rien ne pouvoit la détruire.
Monsieur le marquis d'Apcher, avec un zèle vraiment patriotique, avec bien de la dépense et pour mieux dire sans qu'il en coutat rien au païs puisqu'il a tout fait à ses propres dépens parvint enfin à tuer ce monstre. Dans la dernière de ses chasses au mois de juin dernier, sachant que la bette faisoit chaque jour quelque nouveau ravage, ce sage seigneur prit à son ordinaire tout ce qu'il avoit de bons tireurs dans ses terres, il se porta dans les bois du Cotté de Servières et après avoir bien armé des gens, il les plaça aussi avantageusement qu'il lui fut possible, il fit investir une grande étendue de païs sur les ailles afin d'empecher la bette de sortir et de la renvoier vers les gens postés, il se conduisit avec tant de sagesse et avec tant de prudence que la bette fut mise debout, elle fut poussée vers l'endroit où les tireurs étoient postés, et elle fut visée si bien et si à propos à vingt pas que l'un des balots lui traversa le col et sortit à l'épaule, les nerfs et les veines furent fracassées, la bette fit plusieurs saults en avant et en arrière, elle resta sur la place.
Elle ressemble à un loup mais ce n'est pas un loup.
Tant ceux qui l'avoient vue de près le disoient de meme, elle a les pieds du devant beaucoup plus courts que ceux de derrière, la patte plus large que celle du loup, avec un crochet par derrière, les oreilles d'une autre façon, on a encore remarqué plusieurs autres choses qui ne sont pas du loup. Elle a pesé cent neuf livres, on juge que c'est quelque monstre. Cet animal a été envoié à Paris ; nous enverrons sans doubte la relation. Depuis cette heureuse époque, nous n'entendons plus parler de désordres ni de la moindre attaque. Tout le monde est assuré et rend de continuelles actions de graces à M. le marquis d'Apcher, comme nous ayant délivré de ce monstre qui faisoit tant de ravages.
Nota bene : on dit d'abord de cette bette que c'étoit une panthère, une lionne, un singe, une hyène, un monstre & on peut aisément le comprendre par la figure ci jointe que chaque peintre représentoit comme il lui plaisoit où comme on lui disoit. Cependant, dans le fond, ce n'étoit que deux loups dont l'un fut tué par M. d'Antoine et l'autre par M. le marquis d'Apcher.
Et si les loups donnèrent tant de la peine à tuer, c'est que les chasses étoient très mal conduites et dirigées et l'inéfficacité de tous chasses, fit croire au peuple grossier qu'il y avoit la dedans de l'extraordinaire, que cet animal étoit invulnérable, qu'on ne le tueroit point, en un mot que c'étoit un sorcier et on ne pouvoit le tirer. De la, il sembloit qu'on étoit dans ces tems d'ignorance où l'on croioit aux sorciers quoique le peuple fut très bien instruit à tous égards ...
AD48 - Registres paroissiaux d'Aumont-Aubrac - EDT 009 GG 4 - Vues 65 à 69
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