CRÈVECOEUR (14) - 1770 - CURIEUSE CÉRÉMONIE DE RECONNAISSANCE D'ENFANT NATUREL
UNE CURIEUSE CÉRÉMONIE DE RECONNAISSANCE D'ENFANT NATUREL A CRÈVECOEUR, EN 1770
Le bourg de Crèvecoeur était une petite agglomération très vivante au milieu du XVIIIe siècle. On y comptait de nombreux commerçants et artisans : bouchers, boulangers, maçons, fabricants de galoches, charpentiers. On y trouvait aussi un chirurgien et des hommes de loi.
L'un des personnages bien connus du bourg était un sieur CHARLES HUARD, petit fonctionnaire de la gabelle, qui s'intitulait "revendeur de sel à Crèvecoeur". Il avait épousé Marie-Thérèse Bardel, qui appartenait à l'une des meilleures familles rurales de la région.
Le ménage était à l'aise ; il s'épanouissait dans un bonheur paisible et sans soucis.
Charles Huard et Marie-Thérèse Bardel avaient eu un fils, prénommé Louis-Charles-Michel [25 février 1763] qui leur donnait toute satisfaction. Le foyer semblait voué à la prospérité et à l'épanouissement.
Hélas ! les choses se gâtèrent : à la fin de janvier 1766, Charles Huard mourut prématurément. Il n'avait que quarante-deux ans. Il fut inhumé dans le cimetière de Crèvecoeur le 31 janvier, par le curé de Saint-Loup-de-Fribois.
C'était un coup terrible pour le ménage, d'autant plus que la veuve attendait un enfant pour les mois suivants. Cet enfant posthume, une fille, naquit au début d'avril, et fut baptisée dans l'église de Crèvecoeur, le jeudi 10 avril ; elle reçut les prénoms de Louise-Marie-Anne-Geneviève.
Cette enfant était chétive. Elle se ressentait des épreuves supportées par sa mère, durant qu'elle la portait. Elle ne vécut que quelques semaines, et fut inhumée, à son tour, dans le cimetière de Crèvecoeur, le dimanche 27 avril 1766.
A ces épreuves morales s'ajoutèrent pour Marie-Thérèse Bardel des soucis financiers : le plus clair des revenus du ménage Huard provenait de la gabelle, de cette revente du sel, dont Charles Huard avait le monopole à Crèvecoeur.
Qu'allait devenir cet office ? n'allait-il pas passer à un autre titulaire ?
Marie-Thérèse Bardel était une femme active et énergique. Elle ne se laissa pas abattre, et elle entreprit des démarches pour être nommée "revendeuse de sel" à Crèvecoeur. Elle obtint satisfaction, et c'est elle qui dirigea la revente.
Malgré ses grandes qualités, il faut reconnaître que cette charge était très lourde pour une femme seule : il fallait prévoir des transports, tenir une comptabilité rigoureuse, remplir des états assez compliqués, recevoir les clients. La pauvre Marie-Thérèse Bardel était un peu dépassée par l'ampleur et la diversité de ses responsabilités. On la plaignait ; on était plein de compassion pour elle.
Il y avait alors dans le bourg de Crèvecoeur un sieur Jacques Geslain, sieur de la Commune, d'une famille honorable et aisée - les Geslain étaient assez bien apparentés - célibataire, qui disposait de nombreux loisirs.
Il prit l'habitude, par bonté d'âme et par sympathie, de venir aider la veuve Huard dans sa revente. Une très grande intimité s'établit ainsi entre Geslain et Marie-Thérèse. Et il arriva ce qui devait arriver ... Ils eurent une fille, qui naquit et fut baptisée le 3 juin 1770. Elle reçut les prénoms de Thérèse-Françoise-Louise. Le père, Jacques Geslain, sieur de la Commune, assistait au baptême, où il reconnut l'enfant comme sa fille. Le parrain fut le demi-frère de la baptisée, Louis-Charles-Michel Huard. Tout se déroula dans un climat de grande intimité familiale, qui semble faire passer au second plan l'illégitimité de cette naissance.
Voici la teneur de cet acte de baptême :
"Le troisième jour de juin de l'année mil sept cens soixante-dix, a été baptisée par maître André Guénet, prêtre et chapelain de cette paroisse, une fille naturelle de Marie-Thérèse Bardel, revendeuse de sel à Crèvecoeur, veuve de feu Charles Huard, des oeuvres de Jacques Geslain, dit la Commune, selon la déclaration actuelle, qu'il en a fait luy-même, et qu'il va signer. La ditte fille née d'aujourd'hui, laquelle a été nommée Thérèse-Françoise-Louise, par Françoise Guillout, de cette paroisse, assisté de Louis-Charles-Michel Huard, fils aîné de la ditte veuve, ses parrain et marraine, qui ont signé :
J. Geslain
Louis Huard
Françoise Guillout
A. Guénet, chapelain de Saint-Vigor
R.G. le Villain, curé de Saint-Vigor".
Sans doute, il y avait eu faute ; mais une faute commise par de très honnêtes gens qui entendaient assumer leurs responsabilités morales. Jacques Geslain et Marie-Thérèse Bardel tenaient à régulariser leur situation familiale.
Cinq mois après la naissance de leur fille, le 29 novembre 1770, l'abbé Guénet, chapelain de la chapelle de Crèvecoeur, les maria et leur donna la bénédiction nuptiale. La cérémonie eut lieu dans l'église de Saint-Pair-du-Mont, car l'église de Crèvecoeur était frappée d'interdit et l'on ne pouvait plus y célébrer les offices.
Dans l'acte de mariage, Jacques Geslain est qualifié "fils majeur de feu Jean Geslain et de Catherine Turgeon" ; et Marie-Thérèse Bardel, "fille d'Antoine Bardel et d'Anne des Vallées".
La cérémonie revêtit un caractère très particulier : les deux mariés voulant, d'une façon très démonstrative, effacer le caractère illégitime de la naissance de leur fille, amenèrent à l'église cette enfant, et la placèrent entre eux deux, durant l'échange des consentements, et pendant la messe qui suivit, pour qu'elle pût participer plus intimement à l'efficacité du sacrement. En ce temps-là, la cérémonie du mariage comportait un rite, aujourd'hui supprimé : on tendait au-dessus des mariés un voile, qui les recouvrait et qui semblait les mettre sous la protection de Dieu. La petite Thérèse-Françoise-Louise fut également, de par la volonté de ses parents, placée sous ce voile, qui lui assurait la plénitude de sa régénération.
Les parents désiraient tellement associer leur fille à leur union chrétienne, qu'ils firent rédiger, à la suite de leur acte de mariage, une attestation, tout-à-fait exceptionnelle, et qui précise leurs intentions.
Je transcris ce document :
"L'an mil sept cents soixante et dix, le vingt-neuf novembre, nous Jacques Geslain, fils de Jean et de Catherine Turgeon, et nous Marie-Thérèse Bardel, fille d'Antoine et de Anne des Vallées, veuve de Charles Huard, tous deux de condition libre, reconnaissons, avouons et confessons que la fille nommée Thérèse-Françoise-Louise, est née de nos oeuvres, et notre légitime enfant, quoyque née avant le mariage que nous avons contracté aujourd'huy. Et pour plus grande foy, nous l'avons apportée en notre mariage, que nous venons de contracter, et l'avons reconnue pendant le sacrifice de nos épousailles, par le signe extérieur du voile, qui nous a été apposé sur nos têtes et sur la tête de la ditte fille, et ce, en présence de Robert Thinard, de Guillaume Hurel, de Pierre Gaffet et Henry Adam, témoins soussignés avec moy, vicaire de Saint-Vigor, qui atteste tout ce que dessus, ayant reçu de vive voix des dits père et mère la reconnaissance par laquelle ils ont tous deux reconnu le dit enfant pour légitime.
J. Geslain
Marie-Thérèse Bardel
Thinard
Gaffet
Hurel
Addam
Guesnet, vicaire de St-Vigor."
Cet acte de reconnaissance est extrêmement touchant. Sur le plan légal, il était inutile, puisque dans l'acte de baptême de Thérèse-Françoise-Louise, le 3 juin 1770, Jacques Geslain avait reconnu formellement sa paternité. Normalement cela suffisait.
Mais par une très grande délicatesse de conscience, les parents de Thérèse-Françoise-Louise voulurent faire participer leur fille à la grâce de leur mariage. Cette attitude traduit leurs sentiments profondément chrétiens : ils veulent reconnaître l'enfant, devant Dieu, "pendant le saint sacrifice (de la messe) de leurs épousailles".
Durant la cérémonie, elle est là, près d'eux, sous le voile symbolique qui les recouvre eux-mêmes.
C'est comme une sorte de cérémonie expiatoire, inspirée par des sentiments très élevés, qui nous rendent Jacques Geslain et Marie-Thérèse Bardel infiniment sympathiques.
Cette touchante réhabilisation devant Dieu et devant les hommes est tout-à-fait exceptionnelle. Nous n'en avons trouvé, au cours de nos recherches, aucun autre exemple.
Que devinrent par la suite ces personnages attachants !
Le ménage Geslain eut la joie d'avoir un fils, Jacques-André Geslain, qui fut baptisé dans l'église de Crèvecoeur, le 1er décembre 1771.
Mais cet enfant ne devait vivre que durant quelques mois : il fut inhumé à Crèvecoeur, le 29 février 1772.
Les pauvres parents n'étaient d'ailleurs pas au bout de leurs peines :
Le 4 avril suivant, leur fille, Thérèse-Françoise-Louise Geslain, qui avait fait l'objet de l'émouvante reconnaissance, dont nous avons parlé, mourait à son tour.
Comme son petit frère, elle fut inhumée dans le cimetière de Crèvecoeur.
La pauvre mère était brisée par l'épreuve. Elle survécut six ans, accablée par le chagrin. Elle mourut et fut inhumée dans le cimetière de Crèvecoeur, près de ses enfants, le 16 février 1778. Elle avait quarante-sept ans.
Henri Pellerin - Revue Le Pays d'Auge - novembre 1970 - 20e année - n° 11
AD14 - Registres paroissiaux de Crèvecoeur