POITIERS (86) - MARIE-ANNE-MARTHE GAUFFREAU, "MÈRE DES PRÊTRES" (1755 - 1833)
A Poitiers, le 28 juillet 1755, est née et a été baptisée le lendemain, Marie-Anne-Marthe, fille légitime de feu René-Antoine-Michel Gauffreau (marchand drapier) et de demoiselle Marie-Anne David son épouse. Son parrain Claude Agron, clerc tonsuré, chapelain de cette église Notre-Dame-la-Grande, sa marraine, Marie-Françoise Gauffreau.
La future héroïne de la Terreur qui mérita d'être appelée la "Mère des Prêtres", a donc un prêtre pour parrain. Elle vient au monde sous le signe de la Croix ; son père est mort deux mois avant sa naissance, le 29 mai 1755, après avoir reçu les sacrements de Pénitence, d'Eucharistie et d'Extrême-Onction. Marchand drapier, comme ses ancêtres, il habitait 20, rue de la Regratterie. Située à l'extrémité de la rue Saint-Didier, cette rue tire son nom des revendeurs, vulgairement appelés Regrattiers, qui l'habitaient jadis.
Marie-Anne-Marthe est la dernière de cinq enfants : Madeleine née en 1746, François-Louis-Claude en 1749, Antoine-Claude en 1750, Louis-Claude en 1752.
Madeleine Gauffreau entra chez les religieuses du Calvaire ; chassée de son couvent par la Révolution, elle se retire près de sa soeur Marie-Anne-Marthe, rue de la Regratterie.
Quand viennent les mauvais jours, elle tient la boutique paternelle ; elle y vit avec une vieille tante très aimée, âgée de 75 ans, Jeanne Gauffreau, sa soeur Madeleine, une autre religieuse du Calvaire, et une bonne très dévouée Marie Chauvin, qui adore ses maîtresses, mais n'est pas toujours très commode.
Mlle Gauffreau est, en 1792, une petite femme de 37 ans, menue, sèche, boiteuse, sans aucune apparence ; il ne faut jamais juger les gens sur l'apparence. Cette petite femme est une grande chrétienne, une Poitevine de sens droit, pas sotte du tout ; elle n'a pas sa langue dans sa poche, dit ce qu'elle veut dire, et ne mâche pas ses mots ... Dure à la souffrance, Mlle Gauffreau ne fait pas de feu dans son magasin. Les clients y gèlent, mais ne se plaignent pas. Pour se réchauffer ils ont la flamme de sa belle humeur.
Avec sa robe noire, son bonnet de tulle, escortée de deux ou trois poules qui viennent becqueter dans sa main, elle pourrait passer pour une de nos bonnes et braves cuisinières ... Un mot, un geste, un regard, et il faut reconnaître combien on se tromperait à la juger ainsi. Elle a des idées, des trouvailles qui ne sont qu'à elle.
Le 16e jour du deuxième mois de l'an II de la République une et indivisible, avant de comparaître, sur les 3 heures, à la prison des Pénitentes, devant Louis-Blaise Bobin, membre du Comité de surveillance, elle demande à Mme de Savatte, sa codétenue, du rouge : elle veut s'en mettre aux lèvres et au visage pour ne pas laisser paraître ses impressions pendant l'interrogatoire. Cela fait, elle avale un petit verre de liqueur, et dans la paix de son âme, paraît devant son juge. Elle ne consent pas à l'appeler "Citoyen", et lui donne du "Monsieur", "long comme le bras". Bobin se fâche : "Appelez-moi citoyen. - Oh ! Monsieur, je sais trop ma civilité par coeur pour vous appeler autrement que Monsieur". Louis-Blaise Bobin doit subir l'intransigeante politesse de Marie-Anne-Marthe Gauffreau.
Droite, simple, charitable, très indépendante, elle travaille toute sa vie à devenir humble, et n'a guère conscience d'y réussir. Elle exagère, écoutons-la pourtant. "Au lieu de l'humilité que vous me recommandez, écrit-elle, le 27 janvier 1807, au P. de Clorivière, jésuite qui fut son directeur spirituel, je crains d'avoir trouvé l'orgueil, et comment le vaincrai-je, cet animal ? Dans ma pauvre chaumière, sous mes pauvres haillons, de toute part dans la ville, on court vers moi, on ne veut que moi." C'est exact, mais c'est sa faute. Pourquoi ne sait-elle pas refuser un service ? Et puis cet empressement de tous, ce recours universel à sa charité, s'ils sont un aliment pour l'amour-propre, sont aussi une bonne occasion de s'humilier. On en arrive à la traiter comme une domestique.
Mlle Gauffreau rendit un service à sa chère paroisse Notre-Dame. Le curé M. Monrousseau, excellent homme mais un peu faible, avait prêté le serment constitutionnel, sans peut-être en comprendre toute la portée. Nous savons par le témoignage de Sylvain Girault, sacristain, qu'il se rétracta devant M. de Bruneval, administrateur du diocèse. Sylvain Girault estime que la rétractation se fit chez Mlle Gauffreau, et M. l'abbé Crétin, curé de la cathédrale, affirme que les exhortations de la vaillante paroissienne avaient eu une influence décisive sur la résolution du pasteur. Cette rétractation loyale ne se démentit jamais. Arrêté et traduit devant le tribunal révolutionnaire, le curé de Notre-Dame répondit crânement à ceux qui lui demandaient de leur donner ses lettres de prêtrise : "C'est ma propriété, vous ne les aurez pas ; c'est mon seul bien".
Le 26 mai 1792, l'Assemblée législative décrète "la déportation, c'est-à-dire l'exil, l'exportation forcée" contre "tous ceux qui, assujettis au serment prescrit par la loi du 26 décembre 1790 ... Les confesseurs de la foi, les prêtres surtout qui sont les plus exposés, trouvent, pour les aider, des dévouements admirables. A Poitiers, où il en est de si nombreux et de si héroïques, il n'en est pas de plus beau que celui de Mlle Gauffreau. Sa maison de la rue de la Regratterie est véritablement le "bureau des prêtres". "Quand ma mère, écrit Mme de Beaurepaire, qui habitait rue des Flageolles, tout à côté des Bardin (gens de condition modeste, ils furent les plus précieux auxiliaires de Mlle Gauffreau) ; quand ma mère avait des prêtres cachés chez elle, elle allait voir Mlle Gauffreau afin de s'entendre avec elle. La demeure de cette demoiselle était le rendez-vous des prêtres ; "tous y venaient depuis les plus grosses têtes jusqu'aux plus petites". Poitiers fut alors et pour les ecclésiastiques du diocèse et pour bien d'autres, une ville de refuge. Dans chaque rue il y avait une maison où l'on pouvait "aller à la messe dans les chambres".
La maison de Mlle Gauffreau est particulièrement bien montée en objets du culte. On y trouve un calice, une patène, une petite custode, sept ornements complets, trois missels, deux marbres (pierres d'autel), des aubes, des amicts en grand nombre. Dans son interrogatoire du 16e jour du 2e mois de l'an II de la République, une et indivisible, elle aura bien de la peine à justifier, et même n'y parviendra pas, la présence de tous ces objets compromettants. Sans doute elle a un frère prêtre, réfugié en Espagne, elle a eu un oncle chanoine, mort il y a quinze ans : tous deux lui ont légué leurs habits d'église. "Et puis n'est-ce pas, Monsieur Bobin, vous devez le comprendre, je suis marchande, on me passe des commandes ; c'est Madeleine Thomas que vous connaissez bien qui les exécute." Évidemment. Il reste pourtant assez difficile à Louise-Blaise Bobin de comprendre pourquoi elle a gardé pendant quinze ans, tous ces vêtements sacerdotaux. Il ne s'y trompe guère, et ne peut s'y tromper. On a dit la messe chez elle, elle en convient ; elle y a communié, d'autres ont communié, tout cela est évident, elle ne nie pas, elle n'essaie pas de nier.
Tout le quartier le sait. Rue des Curés, Francine, domestique de M. Soyer, prévient les habitants qu'une messe va se dire, en criant : "Minette, minette". Les chats abondent, et il est bien permis de chercher et d'appeler le sien. Même au milieu de la nuit cet appel aux matous ne peut exciter la défiance. Au faubourg Montbernage, à la chute du jour, on entend parfois le son d'une corne ; les chefs populaires qui sont chargés de prévenir leurs fidèles comptent les coups et les voilà fixés sur le lieu et l'heure de la réunion prochaine. De ferventes chrétiennes, on les appelle des "réveille-matin", propagent la nouvelle dans le quartier, et le lendemain de bonne heure éveillent les voisins : ce sont Lisette David, la fille Servant, Louise Patrault, la jeune Jacquillon, Radegonde Petit, la femme Berluquart, et bien d'autres. Quelle joie de se retrouver à la messe dans la chapelle improvisée. Quand, après plusieurs mois, les fidèles de Montbernage se réunissent dans une grange où M. Coudrin dit la Sainte Messe, ils ne peuvent contenir leur émotion. Au moment de la consécration, ils s'écrient, avec des sanglots dans la voix : "Vous voici donc, ô mon Dieu, il y a longtemps que nous ne vous avions vu !!!"
Mlle Gauffreau n'ouvrait son refuge, particulièrement sûr, que dans les grandes tempêtes. M. Chabanne, marchand rue de la Regratterie, y a souvent assisté à la messe ; c'est une succursale de la paroisse ; M. Monrousseau y célèbre souvent. M. Pruel, curé de Sainte-Radegonde, y resta caché longtemps. Au début de l'hiver de 1793, déguisé en paysan, il parcourait les rues de Poitiers en veste bleue, guêtres blanches, chapeau rond sur la tête. Il se sent poursuivi. Il entre chez M. Joindel, le buraliste de la place Notre-Dame, et demande du tabac. Mme Joindel, qui le voit très inquiet, le fait passer dans un cabinet attenant au magasin. M. Joindel, assis au coin du feu, l'a vite reconnu ; il le conduit à une chambre haute et le dissimule dans une cheminée derrière de gros vases qui renferment sa provision de tabac. Les gendarmes arrivent. Ils demandent à Mme Joindel si elle n'a pas vu un paysan à veste bleue, guêtres blanches, avec un chapeau rond. "Oui, dès qu'il a eu son tabac, il est parti de ce côté." Un des gendarmes dit alors à ses camarades : "Bah ! ne voyez-vous pas que notre fugitif était chez Mlle Gauffreau !" Comme s'il eût dit : Inutile de le poursuivre : caché ou guidé par la mère des Prêtres, il nous échappera toujours.
D'ordinaire, les prêtres ne font que passer rue de la Regratterie ; ils disent la messe au milieu de la nuit, confessent et s'éloignent. Marie-Anne-Marthe Gauffreau a des correspondants dans la plupart des villes voisines : Angoulême, Rochefort, La Rochelle, Limoges, elle en a aussi à l'île de Ré.
La première halte au sortir de Poitiers est souvent au faubourg Montbernage. M. l'Abbé Coudrin (le P. Coudrin, fondateur de la Congrégation des Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie) s'y tient caché de longs mois. Il a été ordonné par Mgr de Bonald, évêque de Clermont, à Paris, dans l'ancienne bibliothèque du séminaire des Irlandais, pendant que les Jacobins tiennent leur club dans la chapelle de l'établissement située au-dessous. Tous les prêtres non jureurs ont leur surnom qui varie. M. Coudrin s'est d'abord appelé Marche-à-Terre, puis Jérôme ; déguisé en mendiant, de petite taille, le visage rose (il a 26 ans), calme, modeste, prudent, d'un zèle admirable, héroïque, il vint souvent se cacher au château de la Planche, canton de Vivonne, chez M. Barbier, qui habite à Poitiers non loin de Mlle Gauffreau. Le château de la Planche est bien connu de la mère des Prêtres, ses protégés y passent, tous munis d'une lettre autographe pour le propriétaire. La lettre commence toujours ainsi : "Mon cher Barbe-Bleue, je vous envoie ..." Pourquoi ce nom de Barbe-Bleue ? peut-être parce que le château de la Planche ressemble à une forteresse du moyen âge : fossés profonds, murs de huit pieds, gardés par deux gros chiens de montagne, doux comme des agneaux pour les prêtres proscrits qu'ils reconnaissent, dit-on, même quand ils ne les ont jamais vus ; terribles pour les gendarmes et les sans-culottes. Une amie d'Angoulême, demoiselle du plus haut mérite, la vertu personnifiée, tient, dans cette ville, le bureau d'adresse où Mlle Gauffreau dirige ses protégés.
A Poitiers même, elle sait où trouver des cachettes sûres ; il en existe à Montbernage, une des meilleures se trouve chez "La Guste" : c'est le nom populaire de la femme d'Augustin Bernard. Ceux qui la connaissent ne l'appellent que la sainte de Montbernage. Augustin Bernard, surnommé Cinq Pieds à cause de sa petite taille, est maître carrier. Il habite une maison très vaste, d'un accès difficile que fréquentent le P. Coudrin, M. Pruel et les autres protégés de Mlle Gauffreau. Ils savent que chez la Guste, il y a pour eux dans l'étable un lit de paille fraîche. Au château de la Planche veillent deux Cerbères ; la maison de la Guste est gardée par un roquet hargneux si colère que, au dire de la femme Boutet, elle n'alla pas une seule fois voir son amie "sans qu'il engoulât ses jupons" ; cependant il n'aboie jamais quand les proscrits entrent la nuit dans l'étable où les attend la paille fraîche.
Combien de prêtres proscrits ont-ils été secourus par Mlle Gauffreau ? Les Anges seuls pourraient le dire, les hommes ne l'ignorent pas tout-à-fait. M. l'abbé Gaillard, fondateur des Soeurs de Salvert, se cacha rue de la Regratterie ; il raconte que la Mère des Prêtres faisait une coche sur la cheminée de la cuisine, au passage de chacun de ses protégés. A la fin de la Révolution il en était passé entre 650 et 660. Les coches étaient chiffrées, seules la servante et la maîtresse savaient lire ces hiéroglyphes. Mme Delestang qui raconte le fait à M. de Coursac, est en mesure de le savoir : sa maison servit aussi aux proscrits ; asile sûr avec ses trois issues : une sur la rue de la Tête-Noire, et deux sur la rue des Gaillards.
Dès l'âge de 5 ans, quand elle était encore Madeleine Bardin, Mme Delestang montait la garde sur le seuil de la maison, pour prévenir à la moindre alerte. La proximité de leur demeure, un même dévouement aux mêmes proscrits, avaient établi entre les Bardin et Mlle Gauffreau une grande intimité. La Mère des Prêtres avait l'habitude de servir un bouillon gras à tous ses fugitifs, elle le faisait préparer chez les Bardin, la petite Madeleine l'apportait dans des bouteilles qu'elle cachait dans son tablier. Très discrète et très sage, malgré ses cinq ans, elle fut souvent marraine des enfants baptisés chez Mme de Beauregard : le parrain était le fils aîné de cette dame, le plus charitable et le plus humble des hommes. Il aurait ôté son chapeau au plus déguenillé des mendiants ; il répétait sur son lit de mort : "J'ai eu trop d'orgueil." Seuls les saints se connaissent en humilité.
Mme de Beaurepaire le rappelait tout à l'heure ; les prêtres proscrits, des plus grosses têtes jusqu'aux plus petites, furent les hôtes de Mlle Gauffreau. Saluons quelques-uns des héros qu'elle a protégés, choyés comme des fils bien-aimés ; plusieurs furent des martyrs.
- M. de Bruneval, Mgr l'évêque de Poitiers absent, administre le diocèse. Arrêté et condamné il aurait dû être transporté à Cayenne. Son grand âge le retient dans les prisons de Rochefort ; il meurt en 1808. Pendant la Terreur il habite l'hôtel de M. de Moulins-Rochefort sur la place Saint-Hilaire. Ses décisions intelligentes, larges, aident les fidèles qui ne savent pas toujours où est le devoir. Mme de Beaurepaire, sur le point de se marier, est interpellée par M. Lacroix, prêtre assez original, qui demeure rue Sainte-Opportune, en face les Irland de Bazoges (Hôtel Aubaret) : "Irez-vous à la municipalité ? - Mais oui. - N'y allez pas, vous ne seriez pas en sûreté de conscience. - J'irai cependant car M. de Brunneval y consent.".
- M. Brumault de Beauregard, chanoine, vicaire général, délégué épiscopal, est déporté à Cayenne sur la Bayonnaise ; libéré, il revient à ses frais sur le Victorieux, en 1800. Plus tard, il fut évêque d'Orléans, toujours il garda une filiale reconnaissance à Mlle Gauffreau. C'était lui qui, prêchant la Passion, imitait trois fois, au reniement de saint Pierre, le chant du coq. On accourait en foule, beaucoup se retiraient après le fameux cocorico. "Bien, disait M. de Beauregard, mais avant de partir ils ont entendu ce que je voulais leur faire entendre", de bonnes vérités.
- M. Soyer, futur évêque de Luçon, surnommé la Fauvette, déguisé souvent en gendarme, joua plus d'un tour aux gendarmes poitevins. Un soir, tout joyeux, il arrive chez Mme de Moizan, rue des Juifs. "Je viens de me chercher moi-même" déclare-t-il. Il avait rencontré une patrouille de gardes nationaux fort affairés. Il demande ce qui les préoccupe si fort. "Nous cherchons Soyer. - Ah ! vous cherchez Soyer, je vais le chercher avec vous." Et la chasse à Soyer, menée par Soyer, commence à travers la ville. On se quitte, bons amis, après avoir parcouru une partie de Poitiers, au coin de la rue des Juifs. M. Soyer entendit souvent les confessions en costume de gendarme ; ce qui n'était pas sans inconvénient : la jeune Boutet, elle avait 7 ans, fut saisie d'un tel déballement de coeur à la vue de son plumet rouge qu'elle oublia tous ses péchés et malgré ses efforts ne put les retrouver. La soeur Célinie, aussi héroïque que zézayante, disait à M. Soyer : "Ze m'ennuie quand ze vois votre ziberne, pendant que ze me confesse."
Des grosses têtes descendons, si vraiment c'est descendre, aux moyennes et aux petites ; elles ne sont ni moins attachantes, ni moins originales, ni moins héroïques.
- M. l'abbé Arsonneau, dit Henri, est précepteur, chez les de Beaurepaire. Grand, maigre, les cheveux poudrés en queue, il porte un habit de camelot. Il fait souvent pleurer Mme de Beaurepaire dont il est le confesseur parce qu'il ne veut pas lui permettre de porter de chapeau. Il apprend un jour qu'il est question de massacrer les prisonnières détenues aux Hospitalières. Il fait prévenir ces dames que la nuit suivante à une heure x ..., il leur donna l'absolution. Déguisé en garde national, il monte à l'heure x ... au clocher que domine la prison, et donne l'absolution aux condamnées, à genoux : le reste de la nuit se passe en prières.
- M. de Ligna, surnommé Sophie et même parfois la belle Sophie, ou le beau Westerman à cause de son costume de hussard, évangélise le bas de la Grand-Rue. On le voit assis bien tranquillement, place Saint-Pierre, scribe chez le délivreur de passeports. Ce renseignement a été donné à M. de Coursac par Mme Thomas, religieuse de Sainte-Croix, qui enseigna les enfants de Montbernage pendant toute la Révolution. M. de Coursac appelle cette brave jeune fille, "l'Arianne" de son enquête. Un jour M. de Ligna vient de pénétrer par la toiture - tous les chemins mènent à Rome - chez des religieuses, rue des Hautes-Treilles. Arrive une patrouille. Le pauvre malheureux, réfugié dans une cachette, est pris par une horrible envie d'éternuer ; il a toutes les peines du monde à se contenir. Enfin les gendarmes s'éloignent ; il peut éternuer à son aise.
- M. de Lafaire est aumônier chez Mme de Villemort, il mourra curé de la Trémouille ;
- M. l'abbé Chaumon, surnommé Saint-Louis, célèbre la messe rue Saint-Denis chez Mme de Chabran ;
- M. de Chasteigner, on l'appelle Perpétue, chez Mme de la Marsonnière ;
- M. Lacroix chez Mlle Irland de Bazoges ;
- M. Richard sera guillotiné à Poitiers, sa soeur, emprisonnée avec Mlle Gauffreau, aux Pénitentes.
- M. Hérault, vicaire de Montierneuf, dit la sainte messe, 20 rue des Curés, sur une petite armoire qui a été conservée : le tabernacle, le saint ciboire sont en carton. Là encore célèbrent M. de Beauregard, M. Roy, M. L'Homeday, ces deux derniers, moines de Montierneuf. M. Touzalin, aumônier de l'Hospice général, habite longtemps une cave ; il y vit de petits gâteaux appelés "casse-museaux", que lui jette en passant une marchande ambulante.
Rue Saint-Denis, un protégé de Mlle Gauffreau, plusieurs pensent qu'il s'agit de M. Pruel, fut le héros d'une singulière aventure. Il est connu sous le nom de "prêtre aux guêtres blanches". Les guêtres blanches faisaient ordinairement partie du déguisement de M. Pruel. Un noble émigré, au moment de son départ, avait confié ses biens à un domestique et à une servante sur lesquels il croyait pouvoir compter. Ils avaient promis de les rendre ou à lui-même ou à ses enfants, rentrés en France. Pendant deux ans tout va bien ; au bout de ce temps le domestique cesse "d'aller entendre la messe dans les chambres". Sa femme lui fait des reproches. Il ne veut rien écouter ; il ne rêve qu'à grossir son magot. Faisant route avec deux gendarmes, le jour de la foire de Saint-Maurice, il les entend dire : "Si quelqu'un connaît un prêtre réfractaire, qu'il nous le livre et il sera récompensé." Et les deux Pandore font sonner les écus d'une bourse bien garnie. Il en connaît, lui, des prêtres non jureurs. Le district paie 100 francs une dénonciation. Il promet d'en livrer un. Le jour, le lieu, l'heure sont fixés. Il se dira malade, on ira chercher un prêtre, ils le saisiront. Il se met au lit, le prêtre est mandé, il vient sans méfiance. Il s'approche. La mine du malade lui paraît bien inquiétante : c'est un moribond. Il l'interroge, pas de réponse ; il prend la main, elle est inerte ; il cherche le pouls sans le trouver. Mais cet homme se meurt, c'est la fin, le coeur ne bat plus ; un miroir appliqué aux lèvres n'est pas terni ; il est mort ! Des pas rapides dans la rue, on sonne fortement ; deux gendarmes arrivent, fidèles au rendez-vous. L'un reste à la porte, l'autre monte dans la chambre ; il arrête le prêtre. "Je suis pris, mais on m'a appelé trop tard ; ce malheureux est mort !" A ces mots un tremblement nerveux secoue le gendarme atterré, il appelle son compagnon. Celui-ci accourt, croyant à une lutte entre le prêtre et son camarade, qui tout pâle, lui montre le cadavre. "On nous affirme qu'il n'y a ni Dieu ni diable, la preuve qu'il y a un Dieu c'est que ce malheureux qui devait nous livrer M. le curé est mort." Tourné vers le prêtre, il ajoute : "Vous êtes libre, partez le premier. Auparavant rendez-nous un service. Cet homme avait reçu le prix de sa trahison, qu'on nous donne l'argent. Nous devons remettre à nos chefs ou les 100 francs de la délation ou le prêtre insermenté." Les 100 francs furent rendus.
La liste n'est pas terminée des obligés de Mlle Gauffreau ; nous en avons nommé une dizaine et ils sont plus de six cents. Tous lui gardent une pieuse et filiale reconnaissance. M. l'abbé Maurice Martin, dit Marie-Jeanne, ne l'appelle que sa bonne mère. Dans une lettre datée de Cayenne, M. de Beauregard se fait l'interprète des prêtres poitevins déportés ; de leur exil, ils remercient Marie-Anne-Marthe de ses attentions maternelles, l'assurent de leur dévouement, se recommandent à ses prières. Les évêques d'Orléans et de Luçon, Mgr de Beauregard et Mgr Soyer ne manquent pas de lui envoyer leurs mandements et tout ce qu'ils publient. En garde toujours contre cet "animal" d'orgueil, elle se fâche quand ils mettent sur l'adresse : "Mademoiselle Gauffreau." Mademoiselle est un titre réservé aux personnes de qualité, elle n'en est pas une. Les envois qui lui sont faits doivent porter ces seuls mots : "La Gauffreau, à Poitiers". Et il faut en passer par là ; autrement elle saura faire voir qu'elle n'est pas contente. Après tout elle a raison, "Mademoiselle" est inutile, son nom suffit. Tous ceux qui le connaissent ne peuvent le prononcer sans une respectueuse émotion. Une vie noble l'a ennobli. Sur terre, il est et restera écrit dans bien des coeurs reconnaissants ; au ciel il est écrit dans le coeur de Dieu.
Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse ! Mlle Gauffreau n'a pas que des amis autour d'elle, et les yeux méchants sont souvent de bons yeux. Le vendredi 13 septembre 1793, les représentants en mission Choudieu et Richard, établissent à Poitiers le tribunal révolutionnaire ; pendant dix-huit mois, longs comme un siècle, il tyrannise odieusement la ville. Le lendemain un arrêté affiché sur les murs engage les patriotes à dénoncer les ennemis de la liberté. Les délations commencent, plus scélérates et plus fréquentes parce qu'elles sont payées. Le cabaretier Simon, de la rue des Trois-Rois, et la veuve Poisson ont révélé une cachette chez M. de Moulins-Rochefort, ils perçoivent un vingtième des valeurs trouvées et confisquées ; des trahisons, payées également, amènent des découvertes identiques chez Mme de Courtigny, rue des Carmes, dans les maisons Bodineau, Limouzin, Guillemot, Landerneau, Pélisson, de Genouillé, Gauffreau, etc.
Le 4e jour de la deuxième décade de l'an II (6 octobre 1793), Louis-Blaise Bobin se transporte, 20, rue de la Regratterie, pour perquisitionner chez les demoiselles Gauffreau, la tante et la nièce. Concierge du Palais et greffier, il tient une boutique de papeterie et de graines. Il a 40 ans. Farouche, jovial, bruyant, il profère dans les cafés et les clubs, d'une voix de stentor, les plus sanguinaires menaces contre les prêtres et les aristocrates : "Si tout le monde était comme moi, les détenus seraient tous massacrés avant la fin du jour : je réponds d'en tuer cent pour ma part" ; il est membre du comité de surveillance révolutionnaire.
Cinq personnes habitent, 20, rue de la Regratterie : Marie-Anne-Marthe Gauffreau et sa tante Jeanne Gauffreau ; sa soeur aînée Madeleine Gauffreau et Marie Lesage, toutes deux religieuses du Calvaire, chassées de leur monastère ; Marie Chauvin, la servante ; elle a 40 ans, elle est depuis 27 ans au service de Mlle Gauffreau. Les quatre premières signeront le procès-verbal. Marie Chauvin ne sait pas écrire, mais elle sait parler.
Dans la chambre des deux ci-devant religieuses, Bobin a remarqué 3 grands reliquaires et plusieurs cadres, ils viennent de l'ancien monastère du Calvaire ; plusieurs autres cadres en bois et des bouquets de fleurs artificielles, fabriquées par les deux ci-devant religieuses. Elles essaient par ce travail de se procurer quelques ressources. Dans la chambre de M. Gauffreau, réfugié en Espagne, il trouve plusieurs livres ecclésiastiques et un marbre pour dire la messe (une pierre d'autel). Dans le grenier, il découvre trois bonnets carrés dans un sac de toile, lié d'une jarretière de laine ; du bougrand (toile épaisse garnie avec de la gomme), couleur de rose foncé, taillé en chasuble, un surplis de fête et un espèce de rochet, une aube déplissée en toile d'Alençon, différents morceaux d'étoffes brodés en or, un bréviaire relié en maroquin noir. Ce bréviaire contient un petit coeur, qui est pour Bobin un signal contre-révolutionnaire. Voici un autre petit coeur, autre signal contre-révolutionnaire, accolé à un scapulaire, dans une armoire de la chambre des demoiselles Gauffreau. Bobin demande à qui il appartient ; on lui répond qu'il n'appartient à personne. Enfin un troisième coeur contre-révolutionnaire lui aussi est découvert dans la chambre des deux religieuses ; ce troisième coeur appartient à la soeur Gertrude, religieuse de la Sagesse, demeurant à Angoulême. Bobin pourra vérifier l'assertion, s'il le désire. Dans la même chambre sont plusieurs disciplines en corde et à noeuds, deux autres en fil de fer, plus une ceinture de crin et une de fer "avec des piquerons", plus un calice et une patène en argent, plus le testament de Louis XVI ...
Ces découvertes ne laissent pas d'être compromettantes ; Bobin en fait d'autres moins difficiles à expliquer, qui ont pourtant leurs dangers : "J'ai trouvé ... au-dessus de la porte d'entrée de la demoiselle Gauffreau, ... un petit pochon de peau blanche dans lequel il s'est trouvé 30 louis d'or ... plus un pochon de grosse toile dans lequel il s'est trouvé la somme de 694 livres, reste d'une somme de 712 livres que le sieur Gauffreau, curé de Notre-Dame-la-Petite, devait employer en bonnes oeuvres". Bobin empoche les 694 livres, il les remettra au Comité révolutionnaire ; c'est un bien d'émigré ; il le confisque. Le reste de l'or et de l'argent, plus 30 assignats de 5 livres, 262 de 15 sols, 177 de 10 sols, 6 de 5 sols, est laissé à Mlle Marie-Anne-Marthe Gauffreau qui devra en répondre. Elle se récuse ; sait-on ce qui peut arriver ? Si la somme est volée, comment la rendre ? Elle n'accepte pas d'en être la dépositaire. Bobin la garde ; mais il s'engage à la présenter à la première réquisition du tribunal révolutionnaire ou de Mlle Gauffreau ; en attendant il charge le perruquier Gourjeault de veiller sur l'or et les assignats.
La perquisition est finie ; ont signé le procès-verbal : Marie-Anne Gauffreau, Jeanne Gauffreau, tante, Magdeleine Gauffreau, Marie Le Sage, Bobin.
Tout bien considéré, Bobin Louis-Blaise arrête que les deux demoiselles Gauffreau, la nièce et la tante, seront, avec leur servante, incarcérées à la maison des Pénitentes, et il les y fait conduire. Il laisse, rue de la Regratterie, les deux ci-devant religieuses.
La tante et la servante ne durent rester que peu de temps, en prison.
Quelques semaines plus tard, le 16e jour du deuxième mois de l'an deuxième de la République Française, une et indivisible (8 novembre 1793), et le premier de la mort du tyran, sur les trois heures de l'après-midi, Louis-Blaise Bobin, se transporte à la prison des Pénitentes, et, dans la chambre du gardien, procède à l'interrogatoire de Marie-Anne-Marthe Gauffreau. Nous savons déjà comment elle s'y est préparée ; elle a mis du rouge et bravement avalé un petit verre de liqueur. Elle déclare son nom, son âge, le lieu où elle habite, affecte d'appeler Bobin "Monsieur" et jamais "Citoyen", le procès-verbal ne signale pas ce détail. Bobin, persuadé que l'argent trouvé dans les deux pochetons appartient à des prêtres réfractaires, veut le confisquer ; il en aura sa part, bien entendu. Marie-Anne-Marthe ne se laissera pas dépouiller, l'argent est à elle ; l'or, l'argent, les assignats sont ses épargnes.
- Les 694 livres du petit pocheton de grosse toile sont-ils aussi sa propriété ? - Non ; c'est un dépôt confié à son frère le curé de Notre-Dame-la-Petite. - Pourquoi son frère n'a-t-il pas fait usage de ce dépôt ? - Parce qu'il est parti pour l'Espagne peu après l'avoir reçu. - Qui lui avait confié cet argent ? - Elle l'ignore. - A quelle époque son frère est-il parti ? - Le 7 septembre 1792. - A quelle époque avait-il reçu ce dépôt ? - Elle ne sait pas la date exacte. Son frère en partant l'avait autorisée à employer cet argent en bonnes oeuvres, comme elle voudrait. Lors de la perquisition, le 6 octobre, Marie-Anne-Marthe avait dit que cet argent lui appartenait, Bobin le lui rappelle. Elle répond qu'elle voulait parler d'un troisième pocheton où elle mettait ses aumônes personnelles. Évidemment elle est embarrassée. L'argent est-il à elle, est-il à son frère, bien fin qui pourrait le savoir ... Une chose du moins est certaine : ni les membres du comité révolutionnaire ni Bobin n'ont droit sur la somme.
La patène et le calice mis sous scellés rue de la Regratterie ont été donnés à Mlle Gauffreau par son oncle, chapelain de la Chapelle Saint-Agron et hebdomadaire de Saint-Hilaire, mort depuis 19 ans environ. Les ornements complets pour dire la messe - il y en a 7, c'est beaucoup pour une seule femme ! - la petite custode d'argent, les 3 missels, les 2 marbres d'autel, les aubes, les amicts et autres objets du culte lui viennent de son oncle Gauffreau, ou bien c'est elle-même qui les a réunis.
- Combien d'ornements viennent de son oncle ? - Cinq. - Et les deux autres ? - Elle les a fait faire. - Où a-t-elle acheté l'étoffe ? - Elle a oublié le nom du marchand. - Qui les a faits ? - Madeleine Thomas. - Y a-t-il longtemps ? - Cinq ou six ans. Bobin trouve étonnant qu'ayant cinq ornements elle ait jugé utile d'en avoir deux de plus. - Sans doute. Mais Notre-Dame-la-Petite manquait d'ornements complets ; elle les a donnés à son frère, curé de la paroisse. - Alors, pourquoi sont-ils rue de la Regratterie ? - Parce qu'ils sont à moi.
Elle reconnaît que son frère l'abbé Gauffreau et le curé de Chasseneuil, petit bourg près de Poitiers, ont dit la messe, mais avant le décret d'exportation du 6 avril 1792. Quelques personnes y assistaient, elle y a communié ; si d'autres ont communié comme elle, elle l'ignore. Bobin ne peut s'y tromper, Mlle Gauffreau n'ignore rien, elle veut paraître ignorer pour ne dénoncer personne. Boisnard interrogé le lendemain et le surlendemain, dira que la tante Gauffreau, les deux religieuses, la servante, et plusieurs autres personnes, lui-même, ont communié de la main de l'abbé Coudrin.
Marie-Anne-Marthe avoue que l'abbé Coudrin a dit la messe rue de la Regratterie, depuis le mois de septembre 1792, mais cet abbé n'était pas fonctionnaire public, c'est-à-dire occupant un poste reconnu par la République. - Vous vous trompez, dit Bobin, Coudrin était vicaire. - Elle l'ignorait. L'abbé Coudrin n'a fait que passer chez elle, sans y séjourner. C'est d'ailleurs pour elle un ami d'enfance. - Le sieur Coudrin a-t-il quitté Poitiers ? - Elle l'ignore. Elle l'a vu deux fois cet hiver, et ne l'a pas rencontré depuis. Elle estime cependant que s'il était à Poitiers, elle le saurait. Elle ignore si l'abbé Coudrin a dit la messe ailleurs que chez elle. - D'autres prêtres que Coudrin ont-ils dit la messe chez elle ? - Elle l'ignore, et M. Louis-Blaise Bobin doit se contenter de cette réponse qui n'en est pas une, il le sait mieux que personne.
On passe alors à la grosse affaire du mariage Delaunay. Est-ce le citoyen Monrousseau, curé de Notre-Dame-la-Grande, qui l'a bénit ? - Elle ne sait pas. - Connaît-elle le prêtre qui a présidé la cérémonie ? - Aucunement. - Connaît-elle le fils Boisnard, cordonnier ? - Oui. - Ne l'a-t-elle pas invité à se rendre chez le sieur Couturer, oncle de la femme Delaunay, pour servir de témoin, lors dudit mariage ? - Non. - Boisnard demain dira oui, et c'est la vérité ; mais Marie-Anne-Marthe n'est pas obligée de fournir des armes contre elle. - Que Bobin se débrouille. - Comment l'acte du mariage se trouve-t-il chez elle ? - Parce que l'Abbé Coudrin, lors de son passage rue de la Regratterie, le lui a donné. "Serrez-moi ce papier, a-t-il dit, vous me le remettrez quand je vous le demanderai." - L'a-t-elle lu ? - Non ; si elle l'avait lu elle ne l'aurait pas gardé. - Alors pourquoi le cacher avec les ornements ? - Parce qque l'abbé Coudrin lui avait dit de le cacher et que la cachette des ornements était tout indiquée. - C'est bien étonnant qu'elle l'ait caché sans le lire ! - Elle avoue qu'elle aurait dû le lire ; elle a commis une faute, mais sans mauvaise intention.
Sait-elle qui a baptisé la fille aînée des Boisnard ? - Non. - Sait-elle que Boisnard a enterré lui-même ses enfants morts, sans vouloir les faire porter à l'église dont le curé avait prêté serment ? - Elle sait que Boisnard a perdu des enfants ; elle ignore combien, elle ignore le lieu de leur sépulture. C'est une triste histoire que celle-là ; et si caractéristique de l'époque ! Hilaire Boisnard, cordonnier, perdit plusieurs enfants dans les années 1793 et 1794. Plutôt que de les faire porter à l'église dont le curé est jureur, il les ensevelit dans son jardin.
Bobin demande encore à Mlle Gauffreau si elle sait que Pierre, ci-devant domestique à l'Hôtel-Dieu, a porté des nouvelles aux aristocrates prisonniers ? - Elle n'en sait rien. - Croit-elle que ce nommé Pierre soit patriote ? - Elle ne connaît pas ses principes. - A-t-il été à la messe chez elle ? - Elle ne sait pas. - Lui a-t-elle dit de ne pas aller à la messe dans les églises où célèbrent les prêtres assermentés ? - Elle n'a jamais dit cela à Pierre ni à personne. - Sait-elle que Pierre a une cocarde blanche ? - Elle n'en sait rien.
Ne désire-t-elle pas que les évêques, grands vicaires, curés, vicaires et religieux rentrent dans leurs soi-disant biens ? - Elle ne s'est jamais occupée de politique ; elle aime les lois de son pays. - Ne demande-t-elle pas un roi et le retour de la royauté ? - Elle ne demande ni roi ni royauté ; elle est très satisfaite du gouvernement présent. On entend le petit ton sec, on voit le regard fier, un peu moqueur, qui fait baisser les yeux de Bobin. De quoi se mêle-t-il ? Croit-il que Marie-Anne-Marthe Gauffreau répondra à de pareilles questions ? Le procès-verbal continue :
"Ce qui est tout ce qu'on lui a demandé et ce qu'elle a répondu. Lecture faite du présent interrogatoire et de ses réponses, a dit ses réponses contenir la vérité, y a persisté, y persiste et a signé.
Fait, clos et arrêté le présent interrogatoire en la chambre du gardien dans la ci-devant maison des Pénitentes, le jour, mois, an susdit, à 6 heures du soir.
GAUFFREAU, BOBIN, Juré secrétaire."
La vie est rude aux Pénitentes à certaines heures, un peu monotone toujours, et cependant malgré ses tristesses et ses angoisses, pleine de bonne humeur, d'entrain même, de calme résignation à la volonté de Dieu ...
Le onzième jour de germinal (1er avril 1794), sur les quatre heures de l'après-midi, PIERRE-JEAN PLANIER, président du tribunal criminel du département de la Vienne, assisté du citoyen Bodin, greffier du tribunal, procède à l'interrogatoire de la nommée Gauffreau, qu'il a fait extraire de la maison de détention dite des Pénitentes, et amener en la salle ordinaire des séances publiques du tribunal.
Marie-Anne Marthe Gauffreau est devant lui : la vertu en face du vice ; la Mère des Prêtres, interrogée par un prêtre apostat. Planier lui demande si elle connaît les nommés Dechartres, prêtres de Richelieu. - Oui, elle les connaît tous deux, particulièrement celui qui a été vicaire de Jaulnay. - Sait-elle quels endroits lesdits Dechartres ont habité à Poitiers ? - Elle n'en sait rien. - L'un des deux n'a-t-il pas demeuré chez elle ? - Elle lui a donné l'hospitalité deux ou trois fois, mais en passant. - Combien de temps est-il demeuré chez elle ? - Deux ou trois jours, jusqu'à ce qu'il eut trouvé asile ailleurs. - D'où venait-il en arrivant chez elle, et où est-il allé en la quittant ? - Il est venu chez elle pour la première fois, voilà un an ; il y est revenu deux fois en septembre dernier, elle ne pourrait dire ni d'où il venait ni où il allait. - N'est-il pas allé vers Saint-Michel, puis chez Bertholeau, menuisier, chez les demoiselles Lacoudre, chez la veuve Malet, chez la veuve de Genouillé, aux Incurables, chez la fille Babin, et autres lieux ? - Elle n'a jamais eu connaissance de cela. - Pendant son séjour chez elle a-t-il dit la messe ? - Oui. - S'est-il pour cela servi d'un très, grand, profond et beau calice d'argent très ouvragé ? - Oui. - D'où venait ce calice ? - Elle a toujours vu rue de la Regratterie un calice d'argent appartenant à son oncle, l'hebdomadier de Saint-Hilaire. Elle ne sait comment s'y est trouvé le calice dont s'est servi ledit Dechartres sur lequel sont gravés ces mots : "Ce calice appartient au monastère de la Visitation de Poitiers". Son frère, aumônier de la Visitation, l'a peut-être échangé pour l'autre, conservé longtemps dans la famille. Elle ne sait rien de plus. Planier voudrait bien pouvoir mettre la main sur ce calice et s'en emparer comme bien d'émigré, ou bien de la nation. - Connaît-elle l'évêque qui a consacré les marbres (pierres d'autel) et le calice de métal dont s'est servi ledit Dechartres soit chez elle, soit ailleurs ? - Non. Sait-elle que l'an dernier un évêque a consacré à Poitiers plusieurs calices et ornements ? - Elle a entendu dire qu'un évêque a passé par Poitiers ; elle ne l'a pas vu. - Sait-elle qu'il se nommait Gabriel Guyot de Folleville. - Elle l'a entendu nommer ainsi, mais elle ne l'a ni vu ni connu. - A-t-elle entendu dire qu'il a béni et consacré des vases et ornements d'église ? - Non. Suivent des questions et des réponses sur les reliquaires, les pochetons d'or et d'argent que nous connaissons déjà, ainsi que les incidents du mariage Delaunay. Planier tient surtout à constater les rapports de Mlle Gauffreau avec les frères Dechartres. Il y insiste dans les interrogation dont il presse, quelques jours plus tard, la tante Gauffreau et Marie Chauvin, la servante ...
Le jugement fut rendu, par le tribunal criminel du département de la Vienne, le 23 germinal de l'an second de la République française (13 avril 1794) ... Jeanne Gauffreau et Marie-Anne-Marthe Gauffreau sa nièce, natives de cette commune et y demeurant, Marie-Suzanne-Henriette Bosquevert, veuve Savatte de Genouillé ci-devant noble, native de Saint-Maixent, département des Deux-Sèvres, demeurant à Poitiers, Françoise Dutertre-Lacoudre, née à Poitiers et y demeurant, Marie-Suzanne Jardel, veuve Mallet, de Poitiers et y demeurant, Marthe-Thérèse Vexiau (la soeur Ave), ci-devant supérieure des Incurables de Poitiers, native d'Hermine (par pudeur jacobine le procès-verbal n'ose écrire Sainte-Hermine), département de la Vendée, Suzanne Austère dite Joseph-Marie, ci-devant fille de la Sagesse et supérieure de l'hospice national de Poitiers, native de Messac, en la ci-devant Bretagne, sont condamnées à six ans de réclusion dans une maison de force. Les derniers accusés ne tombent pas sous la loi des 29 et 30 vendémiaire ; ils n'ont pas donné asile à des prêtres depuis le 25 frimaire ; ils doivent donc être jugés d'après l'article IV du décret de la Convention nationale du 26 février 1793 : "Toute personne qui aura recélé ou caché, moyennant salaire ou gratuitement, une autre personne assujettie aux lois de l'émigration ou de la déportation, sera punie de six ans de fer). L'article IX statue que "si c'est une femme ou une fille qui est convaincue de s'être rendue coupable desdits crimes, ladite femme ou fille sera condamnée, pour le même nombre d'années, à la peine de la réclusion dans la maison de force."
Place du pilori, les condamnées furent attachées par un collier de fer à un poteau dressé sur l'échafaud, et exposées pendant six heures, aux risées de la foule, aux brûlures du soleil ou aux morsures du froid : le froid est très vif le 18 avril 1794, disent les chroniques du temps. Mme Grua se rappelle avoir vu Mlle Gauffreau au Pilori avec la soeur Ave et plusieurs autres personnes ... elle portait une cape et un voile noirs.
Les évènements se précipitent : le 9 thermidor, Robespierre tombe. Comme à Paris, la réaction est violente à Poitiers ... Les prisons se vident ... Mlle Gauffreau et ses compagnes peuvent rentrer chez elles. Rue de la Regratterie, Mlle Gauffreau retrouve sa vieille tante qu'elle va pouvoir gâter tout à son aise, et Marie Chauvin ... Elle continue à protéger ses fils bien-aimés, les prêtres, à honorer Notre-Dame, à se dépenser et à dépenser les bénéfices du magasin, les revenus de son excellent petit vignoble, à secourir les malheureux.
M. de Monfolon note dans son journal, à la date du 11 mars 1812 : "Mlle Gauffreau est fort mal. Cette respectable fille qui rappelle la vie des chrétiens des premiers siècles, emploie son temps et tous ses moyens en oeuvres de miséricorde ; elle est malheureusement atteinte d'une hernie dont le désordre la met dans la triste situation où elle se trouve. Sa mort serait un évènement fâcheux pour les pauvres, pour la paroisse et l'église Notre-Dame."
Dieu a pitié des pauvres et de la paroisse de Notre-Dame. M. de Monfolon écrit le lendemain : "Mlle Gauffreau qui était hier et ce matin à toute extrémité par l'obligation d'une amputation cruelle et dangereuse pour arrêter le désordre de sa hernie, vient d'obtenir le plus grand soulagement par le rétablissement naturel des choses. La satisfaction des amis de Mlle Gauffreau et de tous ceux qui s'intéressent à ses bonnes oeuvres ne saurait exprimer. C'est une joie publique dans l'église et dans la paroisse de Notre-Dame."
Même envers ses dénonciateurs, ses juges et ses bourreaux, Mlle Gauffreau qui pourtant sait fort bien, à ses heures, trouver le mot vengeur qui pénètre en pleine chair, veut garder la plus discrète charité. D'autres parlent, et ils en ont le droit qu'elle eût pu prendre comme eux, elle se tait. Elle en sait long pourtant sur les Bobin, les Lefebvre, les sacrilèges parodies de 1793. Elle possède des papiers bien compromettants, elle les brûle tous avant sa mort. Elle meurt à 78 ans, le 15 du mois de mai 1833 ; elle est inhumée le 18 mai. Les obsèques eurent lieu à Notre-Dame, en présence de Louis Brunet et de Sylvain Renaudière.
Mademoiselle Gauffreau, Héroïne de la Terreur, 1755 - 1833 - Pédro de Clorivière - 1933
AD86 - Registres paroissiaux et d'état-civil de Poitiers