POITIERS (86) - RENÉ LECESVE, ÉVÊQUE CONSTITUTIONNEL (1733 - 1791)
Fils de Jacques-Louis Lecesve, huissier au bureau des finances de Poitiers, et de Marie-Jeanne Maignon, René est né à Poitiers, paroisse Saint-Didier, le 24 septembre 1733 et baptisé le même jour.
René Lecesve fut curé de Chiré-en-Montreuil de 1760 à 1768 , puis de Sainte Triaize à Poitiers, de 1768 à 1791.
Le 13 juin 1789 eut lieu un évènement qui émut prodigieusement les contemporains et que Michelet néglige, quoi qu'il soit le vrai prélude du serment du jeu de Paume, de la prise de la Bastille, de toute la Révolution française. Malgré les objurgations civiques du Tiers-État, la Noblesse et le Clergé hésitaient à consommer l'union définitive, et l'appel des bailliages était commencé depuis vingt-quatre heures, sans qu'aucun membre des ordres privilégiés se fût présenté, quand tout à coup, à l'appel du bailliage de Poitou, trois curés entrèrent dans la salle des séances du Tiers et s'avancèrent vers le bureau, voulant, disaient-ils, "prendre communication des pouvoirs des autres ordres et produire leurs mandats, afin que, les uns et les autres étant vérifiés et légitimés, la nation ait enfin de vrais représentants". L'un d'eux explique avec noblesse cet acte d'héroïsme civil : "Nous venons, Messieurs, dit-il, précédés du flambeau de la raison, conduits par l'amour du bien public, nous placer à côté de nos concitoyens et de nos frères. Nous accourons à la voix de la Patrie qui nous presse d'établir entre les ordres la concorde et l'harmonie, d'où dépend le succès des États Généraux et le salut de l'État". (Journal La Justice)
Ces trois curés, BALLARD, LECESVE et JALLET figurent dans le célèbre tableau du Serment du jeu de paume de David. Jallet, chapeau et parapluie à la main gauche, la droite sur le coeur, le visage en extase est entouré des autres prêtres poitevins.
En 1775, Lecesve eut une rixe avec son cousin-germain, Sartre de Lisle, jeune avocat, qui l'accusait de capter la succession d'un oncle commun. Les deux cousins rendirent plainte l'un contre l'autre. Le Mémoire de Sartre de Lisle dépeint Lecesve comme un faux dévôt avec les mêmes couleurs qu'emploieront "les Actes des Apôtres" en 1791. Toute la ville prit parti pour l'avocat. Soixante-quinze personnes parmi lesquelles Pallu du Parc, Thibaudeau, le curé Guilleminet, lui donnèrent les attestations les plus flatteuses. Lecesve n'eut pour lui que l'Évêque. Saint-Aulaire lui avait offert, en 1769, une cure plus importante, que Lecesve avait refusée pour ne pas contrarier sa mère, qui voulait rester à Poitiers. Le certificat de l'Évêque atteste que Lecesve est "recommandable par la pureté de ses moeurs et de sa doctrine ... qu'il annonce fréquemment la parole de Dieu avec succès, étant doué d'un talent particulier pour cette partie du Saint Ministère".
Lecesve déplut à Saint-Aulaire dans la circonstance suivante. Lors du jubilé de 1775, Lecesve prétendit savoir de Rome par les Capucins (son frère appartenait à cet ordre) que certaines conditions pour l'obtention du jubilé étaient plus strictes que ne l'indiquait le mandement de Saint-Aulaire. En l'absence de celui-ci, l'opinion de Lecesve trouva des partisans, et le confesseur lui fit, dit-on, recommencer son jubilé.
Le 28 février 1791, Lecesve fut élu évêque constitutionnel par 130 voix sur 212 votants et 422 électeurs. Le 1er mars, la proclamation du nouvel évêque fut faite à la cathédrale dans une messe solennelle d'actions de grâces avec quatre discours de Brault, Piorry, Creuzé et Allard ; pendant l'office l'orgue joua le Ça ira.
Lecesve ne balança pas à accepter. Aux félicitations de la municipalité, il répondait dévotement :
"Je ne dis qu'en tremblant que j'accepte l'honorable fardeau que l'on m'impose. Il eût été sans doute à souhaiter que, plus soumis aux lois de sa patrie, notre ancien prélat eût continué à s'en charger ; mais les desseins de Dieu sont impénétrables."
Sa réponse aux Amis de la Constitution était d'un autre ton. Il s'avouait l'apôtre d'un culte tout politique, d'un christianisme indiscernable d'avec la Révolution :
"... Ce choix m'honore infiniment ; mais il m'a bien moins enorgueilli qu'il ne m'a profondément humilié. Quoi qu'en puissent dire mes ennemis, oh ! pourquoi en ai-je ? la médiocrité a toujours fait les délices de mon coeur ... Dans toute autre conjoncture j'eusse refusé ; mais la Liberté, la Patrie, la Constitution se sont présentées devant moi dans toute leur noblesse et avec tous leurs attraits, telles qu'elles me parurent le 13 juin 1789. Alors, je n'ai plus balancé. Le même courage patriotique qui, malgré les suites que pouvait avoir cette démarche, me fit passer de la chambre du clergé à la salle nationale, m'a fait franchir l'intervalle immense et périlleux qui se trouve entre la cure presque ignorée de Sainte-Triaize et le siège épiscopal du département.
Je serai le plus tôt possible, F.·. et amis. J'en sens la nécessité ; je compte sur votre zèle comme sur celui de MM. mes vicaires et autres coopérateurs dans le Saint-Ministère. Tout est uni et confondu dans la nouvelle Révolution : moeurs, religion, patrie ne font plus qu'un. Vous ne pouvez, frères et amis, exhorter à l'amour de l'une sans prêcher l'attachement aux deux autres. Qu'ai-je à dire de plus dans mon ministère ? O mes frères, mes amis ! qu'il sera beau ce concert dans lequel toutes les voix publieront la même doctrine, tous les esprits croiront les mêmes dogmes et tous les coeurs suivront les mêmes règles de morale et de conduite !
Ce doit être votre voeu, F.·. et amis ; et c'est en effet parce que vous ne pouvez en avoir d'autre, c'est dans cette unité parfaite que je suis, frères et amis, etc. ...
LECESVE
Curé de Saint-Triaize, député."
Le copiste a orné plusieurs fois cette pièce des trois points maçonniques ; on ne serait pas surpris de les trouver sur l'original.
Lecesve promettait de venir au plus tôt ; on trouva qu'il se faisait attendre. Institué le 15 mars par Laurent, évêque de l'Allier, faisant fonction de métropolitain du Centre, il ne fut sacré que le 27 par Gobel. Ce 2 avril il annonçait son arrivée pour le 6. Ce jour, la garde nationale alla au-devant de lui jusqu'à Grand-Pont, où il descendit de sa voiture pour allumer un feu de joie. A la porte de Paris, il fut complimenté par les corps administratifs pendant que le canon et les cloches annonçaient son entrée. Sur le passage du cortège, quelques patriotes lapidèrent le couvent des Carmélites, qui avaient refusé de sonner leurs cloches, et Lecesve alla descendre à son ancien presbytère.
"Les acclamations les plus vives marquèrent une joie brillante. Il y répondit avec l'effusion d'un coeur vraiment touché ... Redire combien était grande et sincère la joie manifestée, c'est faire le désespoir de ses ennemis, mais en même temps rendre hommage à la vérité". (Journal de la Vienne)
Ses ennemis ne convenaient point d'un tel enthousiasme : les Actes des Apôtres publiaient une relation burlesque de son entrée, et le supérieur des Lazaristes, Chaudey, écrivait : "Il n'a été accueilli que par la plus vile populace. Tous le reste de la ville le méprise souverainement et ne le regarde qu'avec horreur."
Le soir, Lecesve fut nommé président des Amis de la Constitution de Poitiers. Il déclara, en prenant possession du fauteuil : "Qu'il était envoyé par l'Assemblée Nationale pour rétablir l'ordre dans cette ville, arrêter les excès des fanatiques et tranquilliser la conscience du peuple troublée par quelques prêtres réfractaires".
Le 10 eut lieu son installation. Les aristocrates prétendirent que l'estrade qui servit à la fête était formée des bois de l'échafaud sur lequel on avait rompu la veille un assassin.
Lecesve, avant même d'avoir organisé l'Église constitutionnelle, s'était empressé d'engager la lutte contre les réfractaires. Le 12 avril, il vint demander au Département de remplacer les aumôniers insermentés des hôpitaux ; le Département le chargea d'y pourvoir. Le culte orthodoxe se réorganisait dans les chapelles des couvents de femmes. Le 19 avril, Lecesve réunit le conseil épiscopal et lui fit voter une adresse à la municipalité pour réclamer la fermeture. Une indisposition subite l'obligea de sortir sans avoir le temps de signer la délibération déjà rédigée. On ne le vit pas revenir ; on dut enfoncer la porte du lieu secret ; on le trouva agonisant, frappé d'une attaque d'apoplexie. Trois jours après, le 22 avril, à 5 heures du matin, il expira sans avoir repris connaissance. C'était le Vendredi Saint, et il n'avait occupé le siège d'Hilaire que onze jours.
Les circonstances de cette mort frappèrent les esprits. On dit : c'est la mort d'Arius (Actes des Apôtres).
Ses funérailles furent célébrées le Samedi Saint à 7 heures du soir. Ses vicaires épiscopaux, en faisant son éloge, demandèrent des services pour le repos de son âme. Beaucoup de curés jureurs s'abstinrent d'en célébrer. "La majeure partie des ecclésiastiques, fonctionnaires publics du département de la Vienne, paraissent mépriser la pieuse invitation qu'ils ont reçue" (Brindeau, lettre circulaire). Ce fut un jeune laïque, voué à une célébrité fâcheuse, Bernazais, qui prononça l'oraison funèbre à la cathédrale, au service organisé le 14 mai par les Amis de la Constitution et la garde nationale.
Le curé Piorry rédigea l'épitaphe :
Mais un inconnu en fit une autre, cruelle et grossière, que tout le monde répéta. On trouva charbonné sur l'entrée du caveau des Évêques :
Ci-gît Lecesve, évêque intrus,
Le diable s'en chauffe le ...
En 1834, dans la cathédrale de Poitiers, une dalle de vastes dimensions, soulevée au pied de l'autel de la chapelle du Sacré-Coeur, laissa voir sur sa face adhérente à la terre une inscription qui relatait, avec le nom de l'évêque schismatique Lescève, la date de son inhumation en ce lieu. On y trouva en effet ses restes, et l'on se rappela que, lors de la réconciliation de l'Église, on avait retourné cette inscription vers la terre, pour effacer de l'église tout souvenir d'un homme qui avait eu le malheur de la profaner.
AD86 - Registres paroissiaux et d'état-civil de Poitiers
La Révolution à Poitiers et dans la Vienne - Mis de Roux - 1911
Histoire de la cathédrale de Poitiers, par M. l'Abbé Auber - tome second - 1849
Mémoires de la Société des antiquaires de l'Ouest - Tome quatrième (troisième série) - Année 1910 - Poitiers 1911
Mes souvenirs sur les principaux évènements de la Révolution - Thibaudeau (Antoine-René-Hyacinthe) - 1895
Journal La Justice du 11 janvier 1886