TEXTE DE 1869 - LES CHATS ET LES TRIBUNAUX
Les chats sont fréquemment mêlés à de graves affaires juridiques de testament, d'interprétation de legs, d'interdiction pour ce qui touche à leurs anciens maîtres, de meurtre pour ce qui les regarde particulièrement. De tous les animaux, c'est celui qui occupe le plus les divers tribunaux civils & correctionnels.
Là se dévoile l'affection profonde portée aux chats. On accusera sans doute à ce propos les célibataires, les vieilles filles, les employés, tous gens de basse condition qui inspirent un intérêt médiocre. Et pourtant il me serait facile d'ouvrir une parenthèse favorable à la vieille fille emprisonnée dans la coquille du célibat, que le manque de dot a empêchée de tenir un rang dans la société. La pauvreté l'a rendue timide ; la timidité l'a jetée dans la solitude, & toute illusion perdue, sans espoir de famille, d'époux ni d'enfants, elle reporte ses sentiments affectueux, ses caresses sur la tête d'un chat, son seul ami. Pour peu que l'animal réponde à ces affections par un regard, un ronron, la vieille fille oublie les tristesses de la solitude.
Mais le chat n'inspire pas seulement ces tendresses aux gens du commun. Le fameux lord Chesterfield laissa des pensions à ses chats & à leur descendance.
De même, en France, nombre de legs faits aux chats par-devant notaire, ont été souvent attaqués par des héritiers avides qui profitent de l'affection de leur défunt parent pour les animaux, pour vouloir faire interdire le testateur en l'accusant de folie.
Sans doute les procès d'interdiction révèlent de nombreuses bizarreries. C'est là que sont montrés au grand jour les misères, les cerveaux mal équilibrés, de notre pauvre espèce ; mais aussi que de rapacité, combien peu de respect de la famille dans ces débats pénibles par l'amour de l'argent, par l'intention d'annihiler la volonté de vieux parents en appelant la justice à constater leur démence !
Un procès fit du bruit il y a quelques années : la demande d'interdiction d'un frère contre sa soeur, parce qu'elle "avait fait monter en bague la dent de son chat mort", ce qui, suivant le demandeur, constituait un véritable acte de démence & d'imbécillité.
Me Crémieux plaidait pour l'amie des chats, & son plaidoyer vaut la peine d'être conservé.
"Vous magistrats, nous avocats, s'écriait-il, dans ces grandes gloires qui nous sont communes, oublierons-nous Antoine Lemaître, l'une de nos pures, de nos plus magnifiques renommées ? Retiré à Port-Royal, quand, avec ses deux oncles, immortels comme lui, il avait pendant quelques heures, conversé des plus hautes questions du temps, chaque soir, rentré dans sa cellule, il se plaisait à se délasser avec ses deux chats, dont la société lui était chère & précieuse, & qui, chaque jour, avaient son premier mot au réveil, son dernier au coucher.
Dans notre société, je puis vous citer une dame qui porte le nom de Séguier. Naguère encore elle a soigné affectueusement, perdu & fait enterrer une chatte qu'elle aimait. Ses enfants, qui savent tout ce qu'elle vaut comme mère & comme femme, ne se sont pas avisés de la faire interdire.
Le nom du général Houdaille est venu jusqu'à vous : brave comme son épée, parvenu du grade de simple officier au grade de général d'artillerie, il a conservé, jusqu'à sa mort une véritable tendresse pour les chats ; il en avait trois, toujours avec lui, dans l'intérieur de son appartement de garçon. Forcé de conduire, de Toulouse à Metz, le régiment dont il était alors colonel, il revient de sa personne à Toulouse prendre ses chats & les conduire dans sa nouvelle garnison.
Le dernier grand-duc de Russie a fait faire par un grand peintre le portrait de son chat & la Bibliothèque impériale le montre aux visiteurs, au milieu des chefs-d'oeuvre qui la rendent célèbre."
Je n'ai jamais vu ce portrait à la Bibliothèque impériale, & la correction des épreuves du livre actuel pendant un voyage m'empêche de vérifier le fait dont parle Me Crémieux ; mais le célèbre avocat pouvait ajouter à la défense les noms de quelques illustrations étrangères considérables, qui, de leur vivant, vouèrent un culte au chat. Le Tasse n'a-t-il pas adressé le plus charmant de ses sonnets à sa chatte ? Plutarque aima presque autant que la belle Laure une chatte, qu'il fit embaumer à la mode égyptienne.
Les Anglais ont conservé le souvenir du cardinal Wolsey qui, pendant ses audiences en qualité de chancelier, avait toujours son chat sur un siège à côté de lui.
Malheureusement je n'ai pu me procurer à temps pour la faire copier, une gravure anglaise représentant le lord-maire du XVe siècle, Wittington, la main droite posée sur un chat, gravure inspirée par une statue élevée au grand administrateur dans une niche de l'ancienne prison de Newgate.
Les Anglais, dont un recensement moderne a montré la population des chats s'élevant à trois cent cinquante mille, n'apporteraient dans leurs décisions judiciaires la même indifférence qu'en France pour la sûreté des chats.
Si du tribunal civil on passe aux justices de paix, on verra combien de dangers court le chat domestique. La loi ne le protégeant pas suffisamment, à la moindre incartade nocturne, il est mis à mort par les chiffonniers, qui ne le vendent pas aux gargotiers pour en faire des gibelottes, comme on le croit, mais qui en font un commerce avec les fabricants de jouets.
J'ai visité jadis aux bords de la Bièvre un établissement consacré à ces transformations du chat ; le vif souvenir que j'en conservai ayant été transporté dans les premiers chapitres de "la Mascarade de la Vie parisienne", de beaux esprits me chansonnèrent dans les journaux, quelques-uns spirituellement, pour avoir serré d'un peu trop près la réalité.
Je ne reviendrai pas là-dessus, rappelant toutefois le moyen qu'emploient les chiffonniers pour attirer les chats, c'est-à-dire l'odeur de valériane, dont ils ont soin d'empreindre les endroits propices à leurs méfaits.
Ces chiffonniers tombent rarement sous le coup de la loi.
En 1865, le juge de paix de Fontainebleau rendit un jugement dont les dispositifs, qui firent grand bruit alors, doivent être consignés ici.
Un habitant de la ville, mécontent de voir les chats du voisinage prendre leurs ébats dans les plates-bandes de son jardin, avait tendu tant de pièges qu'il ne prit pas moins de quinze de ces animaux qui disparurent à jamais, laissant une légende sanglante dans une ville d'habitudes pacifiques.
Les voisins de ce propriétaire barbare se réunirent pour l'attaquer en justice. Le juge de paix, M. Richard, rendit une sentence longuement motivée dans laquelle la nature & les habitudes des chats, les principes du droit, les textes législatifs étaient exposés avec une gravité dont on se moqua, bien à tort à mon sens.
Dans ces considérants, il était dit :
Que la loi ne permet pas que l'on se fasse justice soi-même ;
Que l'article 479 du code pénal & l'article 1386 du code Napoléon reconnaissent plusieurs espèces de chats, notamment le chat sauvage, animal nuisible pour la destruction duquel seulement une prime est accordée, mais que le chat domestique n'a rien à voir à ce titre aux yeux du législateur ;
Que le chat domestique n'étant point resnullius, mais propriété d'un maître, doit être protégé par la loi ;
Que le chat étant d'utilité incontestable vis-à-vis des animaux rongeurs, l'équité commande d'avoir de l'indulgence pour un animal toléré par la loi ;
Que le chat même domestique est en quelque sorte d'une nature mixte, c'est-à-dire un animal toujours un peu sauvage & devant demeurer tel à raison de sa destination, si on veut qu'il puisse rendre les services qu'on en attend ;
Que si la loi de 1790, titre XI, art. 12 in fine, permet de tuer les volailles, l'assimilation des chats avec ces animaux n'est rien moins qu'exacte, puisque les volailles sont destinées à être tuées tôt ou tard & qu'elles peuvent être tenues en quelque sorte sous la main, sub custodiâ, dans un endroit complètement fermé, tandis que l'on ne saurait en dire autant du chat ni le mettre ainsi sous les verrous, si on veut qu'il obéisse à la loi de sa nature ;
Que le prétendu droit de tuer, dans certain cas, le chien, animal dangereux & prompt à l'attaque sans être enragé, ne saurait donner par voie de conséquence le droit de tuer un chat, animal prompt à fuir & qui n'est point assurément de nature à beaucoup effrayer ;
Que rien dans la loi n'autorise les citoyens à tendre des pièges, de manière à allécher par un appât aussi bien les chats innocents de tout un quartier que les chats coupables ;
Que nul ne doit faire à la chose d'autrui ce qu'il ne voudrait pas que l'on fît à sa propre chose ;
Que tous les biens, d'après l'article 516 du code Napoléon, étant en meubles & immeubles, il en résulte que le chat, contrairement à l'article 128 du même code, est sans contredit un meuble protégé par la loi & qu'en conséquence les propriétaires d'animaux détruits sont en droit de réclamer l'application de l'article 479, § Ier du code pénal, qui punit ceux qui ont volontairement causé du dommage à la propriété mobilière d'autrui.
Tels étaient les principaux considérants du juge de paix Richard, qui dut faire bondir de joie le coeur des membres de la Société protectrice des animaux.
Ces considérants, qui devraient faire loi dans la matière, furent attaqués plus tard devant une autre juridiction, celle du tribunal correctionnel. La cruelle maxime des chasseurs tuant les chats à coups de fusil, invoquée par l'avocat du défenseur, trouva crédit auprès des juges.
Pourtant la douceur dans le traitement des animaux est un signe de civilisation. Se montrer humain avec eux, c'est déjà faire preuve d'humanité avec son prochain. Et Montaigne faisait de l'animal un être plus prochain de l'homme que l'homme ne se l'imagine.
Extrait : Les chats : histoire-moeurs-observations-anecdotes - Champfleury - 1869