CANDÉ (49) - DENIS TALOURD, LIEUTENANT DES GRENADIERS AU 85e RÉGIMENT DE LIGNE (1772 - 1858)
CANDÉ
SOUVENIR GLORIEUX DE M. DENIS TALOURD, LIEUTENANT EN RETRAITE, DÉCÉDÉ LE 11 FÉVRIER 1858, DANS SA 85e ANNÉE
Le 12 février 1858, la ville de Candé a été témoin d'une de ces cérémonies touchantes qui font sur l'heure une vive impression et laissent pour l'avenir un grave souvenir ; c'était encore l'inflexible mort qui, la veille, venait de frapper une des gloires du premier Empire, une des plus modestes peut-être, mais non pas une des moins généreuses ni des moins certaines.
Depuis quelques années, les habitants de Candé voyaient tous les jours, avec attendrissement et inquiétude, s'affaiblir un bon vieillard de quatre-vingt-six ans, qui, néanmoins, par de fréquentes et assez longues promenades, s'appliquait à prolonger ses forces et à surmonter encore opiniâtrement les souffrances que lui avaient laissées de nombreuses et honorables blessures. Enfin, le 11 février 1858, M. Denis Talourd, lieutenant en retraite et membre de la Légion d'honneur, finissait ses jours, au milieu de sa famille éplorée, qui l'aimait et l'honorait à juste titre.
Né à Candé, le 19 mai 1772, il partit enrôlé volontaire au premier bataillon de Maine-et-Loire, le 15 septembre 1791 ; il fut caporal au 85ème de ligne, le premier prairial an II ; sergent, le 3 frimaire an VII ; sous-lieutenant, le 19 avril 1812 ; lieutenant, le 2 avril 1813, et membre de la Légion d'honneur, le 13 juillet 1813. Peu de militaires, même les plus haut gradés, ont eu une carrière plus rigidement remplie. On peut dire de lui, sans exagération : Il a été le soldat cosmopolite, car il a fait vraiment toutes les campagnes, et, pour épargner à nos lecteurs une série longue et sèche de dates, nous donnerons seulement les noms des pays.
Ainsi il assista à la bataille des Pyramides, en Egypte ... ; il fit les premières campagnes du Nord, des Alpes, d'Italie et les premières d'Orient ; celles des côtes d'Orient ; celles des côtes de l'Océan ; ensuite, les grandes campagnes d'Allemagne, de Prusse, d'Autriche, de Pologne et toute la campagne et la pénible et désastreuse retraite de Russie ; enfin, les campagnes de Saxe et de France.
Devons-nous encore énumérer ses nombreuses blessures et tous ses actes manifestes et secrets de courage et de vertu ? Nous apprenons, par ses glorieux états de service, que nous tenons entre nos mains, que le 1er juin 1793, devant Valenciennes, il reçut un coup de feu à la tête ; que, le 14 frimaire an III, il fut blessé au bras gauche ; que, le 4 germinal an III, au siège de Lyon, il reçut encore un autre coup de feu au bras gauche ; que, le 15 février an VII, à Saint-Bénouille (Piémont), il reçut un coup de lance, encore au malheureux bras gauche, et qu'à la fin du même mois de février, à Saint-Jean-d'Acre, en Egypte, il reçut un autre coup de feu mais cette fois-ci dans le bras droit. Passons sous silence bien d'autres contusions et légères blessures, qui, comme il le disait lui-même, ne valaient pas la peine d'être citées, afin, par son silence, d'éviter l'ambulance ... Enfin, pour couper court, par suite de la violation par nos ennemis de la capitulation de Dresde, il fut fait prisonnier de guerre et rentra en France le 29 juillet 1814.
Dès son début, M. Talourd montra ce qu'il serait, c'est-à-dire un soldat ; intérieurement vertueux, intrépide et rusé ... A peine était-il au bataillon de Maine-et-Loire, que le corps reçut l'ordre d'expulser les religieuses du Ronceray, à Angers, pour faire une caserne de leur couvent. La religieuse, femme énergique, refusa la porte ; le commandant la fit briser par ses sapeurs, puis la troupe entra, irritée et peu disposée, on le pense bien, à épargner la liberté et la vie des religieuses ; mais le jeune Talourd, conservant encore tous les sentiments d'humanité, aperçut une autre porte favorable pour leur fuite, qui avait une issue sur terre, et fit échapper heureusement par là une vingtaine de ces dames. Ce trait magnanime, inspiré par une ruse de jeune homme et favorisé d'un plein succès, est sans doute des plus honorables pour le jeune Talourd ; mais le trait suivant, conçu par une espèce d'inspiration providentielle, paraîtrait incroyable dans la bouche d'un autre homme que le brave lieutenant.
A Lyon, où il monta, pendant le siège, des premiers à l'assaut, il reçut une mention honorable et un fusil d'honneur de Napoléon, qui avait déjà noté sa bravoure. M. Talourd, que la providence semblait appeler auprès du malheur, assistait un jour par pure curiosité au tribunal révolutionnaire, où on venait de condamner à mort la supérieure d'un couvent, d'une noble extraction, dont la famille habitait les environs de Lyon. Le frère de l'accusée était dans l'auditoire, auprès du caporal Talourd, et probablement il lisait sur la figure de ce brave soldat la douleur que lui inspirait la condamnation. Poussé par on ne sait quelle conception de confiance et d'espérance subite, le malheureux frère se jette dans les bras de l'humble caporal, qu'il n'avait jamais connu auparavant, et le prie, en fondant en larmes, d'intercéder pour sauver la vie de sa soeur. Apparemment qu'un brave ne voit jamais d'obstacle à rien et que la providence correspond aux efforts de la vertu, car M. Talourd, tout simple caporal qu'il était alors, franchit, d'un bond, l'espace qui le séparait du président, lui demanda avec chaleur et prière la grâce de l'infortunée religieuse, et, comme il le disait lui-même dans les récits qu'il faisait de cette aventure :
"Je ne sais comme cela se fit : malgré mon humble grade, malgré toute mon incompétence dans cette sinistre affaire, les juges ne me repoussèrent pas ; ils furent émus, ébranlés par la vivacité de mes discours et de mes prières et m'accordèrent la grâce et la liberté immédiate de la bonne supérieure. Alors sa famille, qui ne s'attendait qu'au supplice, maintenant ivre de joie, m'entraîne hors de l'enceinte et me porte en triomphe jusqu'à son château et m'y garde pendant huit jours comme malgré moi, au milieu des soins les plus empressés et les transports de joie et de la reconnaissance".
Enfin, en 1814, brisé par ses blessures, ses marches et ses batailles, il obtint sa retraite, rentra dans ses foyers, où, considéré comme une illustration de notre pays, il fut appelé unanimement, pendant vingt ans, dans le conseil municipal. Là, ses avis furent souvent pris en considération, et c'est par son influence et ses sollicitations réitérées qu'une école de jeunes filles obtint une subvention, dont il savait parfaitement démontrer la nécessité.
Naturellement bon, d'un abord facile, très gai, malgré les souffrances de ses blessures, qu'il s'efforçait de nier, il éleva honorablement, à l'aide de sa pension, une assez nombreuse famille. Enfin, il était aimé et recherché par ses concitoyens, à qui il rendait tous les services qui dépendaient de son influence ; aussi, au jour funèbre de sa sépulture, avons-nous vu, pour l'accompagner au lieu du repos, non seulement toutes les autorités de Candé, tout le conseil municipal, la brigade de gendarmerie, la compagnie des sapeurs-pompiers, précédée de la musique bourgeoise, mais encore les sociétés, dont il présida longtemps l'une, et presque tous les habitants de Candé, de tout âge et de tout sexe, riches et pauvres, venant unanimement donner une larme au brave soldat, au bon citoyen et au vénérable vieillard qu'ils rencontraient et saluaient tous les jours ; car chacun a voulu entendre raconter par ce vieux témoin oculaire de notre gloire toutes les fatigues qu'il avait éprouvées, toutes les batailles qu'il avait vues, et surtout cette fameuse retraite de Russie, qu'il avait battue depuis le Kremlin jusqu'en France, en passant par toutes ses cruelles péripéties.
Enfin, 19 jours avant son décès, lorsqu'il était alité de la maladie qui l'a conduit au tombeau, M. de Cadorais, maire de Candé, accompagné des sapeurs-pompiers, musique en tête, est venu jusqu'à son lit lui apporter, comme pour dernière récompense et dernière consolation militaire, la médaille de Sainte-Hélène, au son d'un brillant morceau du répertoire de notre musique.
Pour l'accompagner au lieu du repos, les coins du poêle étaient portés par :
M. Olivero de Rubiana, capitaine en retraite et propriétaire à Candé, chevalier de Saint-Louis et de la Légion d'honneur ;
M. Letort, ex-juge de paix de Candé, ancien capitaine, chevalier de Saint-Louis et de la Légion d'honneur ;
M. Maxkintorhs, ex-maréchal-des-logis de gendarmerie de Loiré, chevalier de la Légion d'honneur qui a prononcé près de la tombe le discours funèbre, expression des hommages et des regrets de tous les assistants ;
M. Perrier, ex-gendarme de Loiré, en retraite et chevalier de la Légion d'honneur.
Ses décorations étaient portées sur un coussin par un vénérable vieillard octogénaire, aussi vieux soldat de l'ancien Empire, M. Fromentin, propriétaire à Candé.
Ses états de service portent 24 ans de service, 23 campagnes, 5 blessures et prisonnier de guerre, rentré le 29 juillet 1814.
Extrait : Candé ancien et moderne, par Perron-Gelineau - 1886
AD49 - Registres paroissiaux et d'état-civil de Candé
Archives Nationales - Base Leonore