BAGNÈRES-DE-LUCHON (31) - UNE AFFAIRE CRIMINELLE EN 1793
UNE AFFAIRE CRIMINELLE EN 1793
Les registres de l'état-civil, attribut principal de nos magistrats municipaux, ne sont pas, malgré les apparences que de froids recueils d'actes officiels. S'ils sont pour les généalogistes un des plus précieux instruments de travail, ils recèlent à l'usage des annalistes et des chroniqueurs - à plus forte raison des historiens - des documents souvent intéressants. La petite histoire leur doit beaucoup et nous pensons qu'elle ne cessera de s'enrichir grâce à eux.
A leur origine, ces cahiers étaient assez différents de ceux qui sont tenus aujourd'hui dans nos hôtels-de ville. Les officiers d'état-civil actuels, qui n'ont plus la licence d'user de fantaisie personnelle dans la rédaction des actes, doivent obligatoirement s'en tenir à des formules pour chaque cas identiques, partant terriblement uniformes, qui font perdre à ces pièces toute espèce de saveur.
Il n'en était pas de même jadis. Nous n'en voulons pour témoignage, entre beaucoup d'autres, que cet acte, inclus dans le registre des décès de la commune de Bagnères-de-Luchon pour 1793 bien qu'il ne soit pas un acte de décès à proprement parler, mais plutôt un rapport de police. Sans doute, hormis les bizarreries de sa rédaction (son auteur fait parler un mort et met dans sa bouche des déclarations sensationnelles), il ne présenterait dans ses grandes lignes, qu'un maigre intérêt au point de vue locale, si l'on ne découvrait, de ci, de là, noyés dans le récit d'une banale affaire criminelle, quelques renseignements sur la vie à Luchon ... Vie militaire surtout, puisque à cette époque notre ville était une garnison relativement importante.
Le 15 octobre 1793 an II de la République "une et indivisible" lisons-nous dans cet acte, le citoyen Guillaume Gazave, Officier public de la commune de Bagnères, dressait le procès-verbal d'un meurtre qui venait d'avoir pour théâtre le champ de LAFFONT-LASSALLE au lieu appelé la Borde det Bielh.
A la suite d'une beuverie commencée chez le cabaretier GAÏS, et poursuivie chez la GUILHAUMETTE, aubergiste de Bagnères, BERTRANDT, de Gouaux-de-Luchon et VIDO de Salles, s'étaient pris de querelle. Déjà en état d'ivresse, BERTRANDT avait menacé de son sabre la GUILHAUMETTE qui lui avait présenté du pain de munition, alors qu'il en désirait d'autre "à taxe". Strictement rationné le pain était rare chez les boulangers et faute de pouvoir donner satisfaction à son irascible client, la tenancière avait dû se retirer précipitamment sous peine de "voir sa tête séparée de son corps".
Après avoir vidé maints "huchaux" de vin en compagnie de GALLINS fils, de Pratvieil, trois de Cier et autres et Vido, de Salles, BERTRANDT, faisant grand tapage dans la salle de la Guilhaumette, des chasseurs de Provence qui étaient parmi les consommateurs, parlèrent de le conduire en prison. Mais deux pots de vin, bus en commun, arrangèrent l'affaire et BERTRANDT sortit librement - mais non sans tituber - et s'engagea sur le chemin de son village.
A hauteur de la propriété de LAFFONT-LASSALLE il rejoignit VIDO qui l'avait distancé et se retirait tranquillement chez lui. "J'ai payé trente sols de vin aux chasseurs, il faut que tu me les rendes, lui dit-il. Rends-moi ces trente sols, trois francs, six ... enfin tout ou tu mouras". VIDO, désarmé en face de l'autre qui avait mis sabre au clair, tira deux assignats de quinze sols de sa poche et les tendit à BERTRANDT qui, pour tout remerciement, le blessa légèrement avec son sabre. Une lutte, corps à corps s'engagea dont l'agresseur n'eut pas le dessus. VIDO, en effet réussit à s'emparer du sabre de son adversaire et "le mutila de coups à tort et à travers" lui faisant de nombreuses blessures sur tout le corps, "notamment une sur le sommet de Tette qui a certainement causé la mort et une autre sur la même partie qui peut y avoir contribué" ainsi que devait le constater SYLVESTRE PUJOLLE, chirurgien de Bagnères. D'autres militaires de passage sur le lieu du meurtre, arrêtèrent VIDO et le conduisirent jusquà la métairie voisine de LAFFONT-LASSALLE où les citoyens DESPOUY, officier de Police domicilié à Cier ; Jean AZEMAR et Dominique DUPONT, Officiers Municipaux de Bagnères vinrent l'interroger.
Ce curieux procès-verbal nous ayant appris que des chasseurs tenaient garnison à Luchon en 93, nous nous sommes attachés à retrouver leur trace dans des documents similaires. Nous n'avons pas été déçus puisque la présence de militaires d'armes diverses est également signalée dans de nombreux autres actes ... de mariage surtout, les Luchonnaises de l'époque s'étant volontiers montrées sensibles, aux charmes et au prestige de l'uniforme.
Ainsi, grâce aux registres de l'état-civil tenus en pleine Révolution, nous avons pu reconstituer un tableau à peu près complet des troupes de la 1re République cantonnées dans notre ville. Car non seulement des soldats se marièrent à Luchon, mais d'autres furent appelés à témoigner pour des actes officiels, certains enfin y décédèrent.
Il y avait, à côté d'une unité de la garde nationale (de laquelle semblait faire partie BERTRANDT, puisqu'il avait droit au port du sabre), le premier bataillon du 80e Régiment d'Infanterie légère, et les chasseurs dont il a été question plus haut lui appartenaient. Ce bataillon, appelé bataillon des Hautes-Pyrénées (ci-devant bataillon de Provence) comprenait deux compagnies (3 et 4) et était commandé par le citoyen Alexis DOLÉAC, qui avait grade de lieutenant-colonel. Le capitaine CARTE commandait la quatrième compagnie.
Il est à noter qu'Alexis DOLÉAC, bien que prêtre-curé de Baudéan (commune du canton de Campan et patrie du grand LARREY, contracta mariage, dans notre ville, le 7 janvier 1793 avec la citoyenne Magdelaine RIBAT, fille légitime du citoyen Jean-Bernard Ribat, fille légitime du citoyen Jean-Bernard RIBAT, chirurgien-major du même bataillon.
Quant au deuxième bataillon du 80e R.I. légère, appelé bataillon du Gers, il était cantonné dans la vallée d'Aran qui venait d'être envahie. Le capitaine LANTHILLERIE commandait les deux compagnies qui le composaient. Nous avons trouvé le nom de cet officier dans un acte de mariage où il signa en qualité de témoin. Rappelons que LA TOUR D'AUVERGNE appartenait à ce régiment et qu'il participa à l'occupation du Val d'Aran.
C'est dans la colonne qui franchit le Portillon que se trouvait celui que la postérité devait appeler le "premier grenadier de la République."
D'autres troupes, en dehors du 80è R.I., étaient stationnées à Luchon. Il y avait notamment une compagnie du 5e bataillon des Chasseurs du Mont-Blanc ; le 9e bataillon des canonniers de la Haute-Garonne que commandait le capitaine Dhémophile MARQUESAC et les 2e et 10e compagnies des Chasseurs du Louvre de Paris, placées sous les ordres du capitaine POMARD.
Notre tableau serait incomplet si nous ne signalions le fonctionnement d'un hôpital ambulant où étaient hospitalisés de nombreux officiers et soldats. Cette formation avait pour directeur gestionnaire le citoyen BONNEAU et le citoyen LARROQUERE en était l'officier de santé.
JEAN SARTHE
Société des études du Comminges - 1946 (T59-A1946)