LAVAL (53) - 1830 - UNE CHAPELLE EXPIATOIRE A LA CROIX-BATAILLE
En 1816, le 6 août, une foule de peuple contenue par des gardes se pressait avant l'aurore autour d'un tertre de sable artificiellement formé presque à l'entrée des landes de la Croix-Bataille. Des ouvriers l'entament avec des pioches : quelques pelletées de terre sont à peine enlevées, qu'une bruyante exclamation s'échappa soudainement du sein de la foule.
En effet, les corps de quatorze prêtres, exécutés sur la place au blé de Laval, le 21 janvier 1794, venaient d'être découverts. Ils étaient entassés les uns sur les autres, non consommés par la tombe, mais blanchis et desséchés. Plusieurs d'entre eux furent reconnus : l'un est encore ceint d'un cilice, un autre tient attaché à son bras un Christ en ivoire. Vieillards vénérables, au sacré caractère, tous avaient été immolés sous l'inspiration d'une sauvage barbarie, et traînés là, dans deux tombereaux, autour desquels pendaient leurs jambes et leurs vêtement ensanglantés. Depuis vingt-deux ans, six mois et seize jours, la terre les conservait presque intacts pour les rendre enfin à la vénération des chrétiens.
Malgré la vigilance et l'attitude des gardes, le peuple s'empara d'une portion de la dépouille des martyrs. Le reste fut recueillis à la hâte, et pèle-mêle, dans des draps, et transporté en plus grande hâte encore à Avenières. Nous les vîmes aborder sur la rive droite de la Mayenne, près la maison du gardien du bac. Chaque drap était tenu et porté par quatre hommes. En passant devant nous, un des porteurs montra à la multitude le bras entier de l'un des martyrs ; il avait la couleur du marbre de Carrare, et le pouce et l'index se réunissaient à leurs extrémités comme par une réminiscence des jours où ils avaient présenté aux fidèles le pain eucharistique.
Ces fragments de corps humains mutilés, c'étaient les dépouilles de :
1° M. l'abbé René-Louis AMBROISE ; prêtre habitué de la Sainte-Trinité de Laval, né en cette paroisse le 1er mars 1720 ;
2° M. l'abbé Louis GASTINEAU, prêtre-chapelain du Port-Brillet, né à Loiron le 11 novembre 1727 ;
3° M. l'abbé François MIGORET, curé de Rennes-en-Grenouille, né à Saint-Fraimbault-de-Lassay, le 28 août 1728 ;
4° M. l'abbé Julien MOULÉ, curé de Saulges, né au Mans, paroisse de la Couture, le 29 mars 1716 ;
5° M. l'abbé Joseph PELLÉ, prêtre habitué de la Sainte-Trinité de Laval, né en cette paroisse le 20 janvier 1720 ;
6° M. l'abbé Augustin-Emmanuel PHILIPPOT, curé de la Bazouge-des-Alleux, né à Paris, paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, le 11 juin 1716 ;
7° M. l'abbé Pierre THOMAS, aumônier de l'Hôtel-Dieu de Château-Gontier, né en la paroisse de Mériel-Renfray (Manche), le 3 mars 1729 ;
8° M. l'abbé André DULION, curé de Saint-Fort, canton de Château-Gontier, né à Saint-Laurent-des-Mortiers le 19 juillet 1727 ;
9° M. Jean-Marie GALOT, sous-chantre à la Sainte-Trinité et chapelain des dames Bénédictines de Laval, né en la paroisse de Sainte-Trinité le 14 juillet 1747 ;
10° M. l'abbé Jean-Baptiste TRIQUERIE, religieux cordelier de la maison d'OLonne, département de la Vendée, né à Laval, paroisse de la Sainte-Trinité, le 1er juillet 1757 ;
11° M. l'abbé Jacques ANDRÉ, curé de Rouessé-Vassé, né à Saint-Pierre-la-Cour le 15 octobre 1743 ;
12° M. l'abbé Julien-François MORIN, prêtre habitué de Saint-Vénérand, né à Saint-Fraimbault-de-Prières le 14 décembre 1733 ;
13° M. l'abbé François DUCHESNE, chapelain de Saint-Michel de Laval, né paroisse Saint-Vénérand le 8 janvier 1736 ;
14° Enfin, M. l'abbé Jean TURPIN DU CORMIER, curé de la Sainte-Trinité de Laval, né en cette paroisse le 8 septembre 1722.
Tels étaient les vieillards que l'impiété révolutionnaire avait immolés sur l'échafaud en haine de la religion et de la paix publique.
Les ossements de ces martyrs furent déposés dans la chapelle de Saint-Roch du cimetière d'Avenières, en attendant l'heure de les transporter processionnellement dans l'église de Notre-Dame d'Avenières, dans le caveau qui leur était préparé et où ils sont déposés dans quatorze cercueils depuis le 9 août 1816.
En 1829 ou au commencement de 1830, la première pierre d'un monument funèbre et expiatoire de la Croix-Bataille, près de Laval, fut posée.
Monseigneur Jean-Baptiste Bouvier procéda à la bénédiction et fit une allocution :
Discours prononcé à la pose de la première pierre du monument expiatoire de la lande de la Croix-Bataille.
La religion, messieurs, qui lie les hommes à Dieu et n'a pour but direct que de les préparer au ciel, ne les abandonne cependant jamais sur la terre ; elle les suit dans tous les âges et dans tous les états, et apprend à chacun ce qu'il doit faire, selon les circonstances où il se trouve. Elle enseigne aux rois qu'ils sont établis pour le bonheur des peuples, et aux peuples qu'ils doivent aux rois amour et respect, obéissance et dévouement. Elle n'est étrangère à aucune vertu ; elle les consacre toutes au contraire par le caractère divin qu'elle leur imprime, par la fin sublime à laquelle elle les élève, par la sanction puissante dont elle les environne. De là ces sentiments du coeur, qui, à la vue d'un péril commun, éclatent tout-à-coup et montrent les âmes nobles et généreuses ; cet enthousiasme religieux, guidé par la sagesse, qui fait des prodiges, cet héroïsme presque surnaturel qui excite l'admiration des siècles.
Ces traits, messieurs, ne conviennent-ils pas tous à ces phalanges chrétiennes, formées si rapidement au bruit des attentats portés au trône et à l'autel ? Des hommes profondément religieux et accoutumés à révérer Dieu d'abord, puis le Roi comme l'homme de Dieu ne peuvent contenir leur indignation en voyant sa majesté outragée. Un sentiment unanime les pénètre ; ils se lèvent, et sans calculer les dangers, ils les bravent et les surmontent.
Si les principes de ce courageux dévouement eussent été les mêmes dans toutes les provinces, la France n'aurait point vu dans son sein les horreurs qui l'ont couverte de deuil ... C'est que le plus sûr garant de la sécurité, de la paix et du bonheur est cette foi inébranlable qui ne connaît point d'obstacles ou qui sait les vaincre, qui enseigne tous les devoirs et donne la force de mourir plutôt que d'en violer un seul ; cet amour de nos princes légitimes, cet invincible attachement à une dynastie qui, depuis si longtemps, fait le bonheur et la gloire d'un des plus grands royaumes de la terre.
Rien n'est donc plus important pour nous et pour les générations qui nous suivront que de conserver ces doctrines religieuses et monarchiques, sur lesquelles repose l'ordre social, de graver dans les coeurs et de perpétuer d'âge en âge les sentiments qu'elles inspirent. Or, point de moyen plus propre à atteindre ce but que de répéter et de professer les maximes qui font les vrais chrétiens et les bons Français, que de les inculquer dans les esprits dès l'enfance et surtout de les confirmer par des exemples qui puissent faire sur les âmes une impression vive et durable.
Aux évènements mémorables qu'il importait de transmettre à la postérité, les Israélites élevaient des monuments dont la présence rappelait continuellement aux enfants ce qu'avaient fait leurs pères et ce qu'ils devaient faire eux-mêmes en pareilles circonstances.
C'est dans la même pensée, messieurs, qu'a été conçu le louable dessein de sanctifier, par un monument d'expiation, ce lieu devenu si tristement célèbre. Nous savons, nous, combien sont tout à la fois glorieux, consolants et pénibles les souvenirs qu'il nous présente ; mais on finirait par l'ignorer, et cette terre, arrosée de larmes, où reposent des restes si précieux, ne tarderait pas à être livrée aux usages profanes comme le sol qui l'environne.
Vos enfants demanderont avec étonnement ce que signifie cet édifice isolé, portant des caractères de pitié et de douleur, et vous leur raconterez comment, au milieu d'un affreux déchaînement de toutes les passions, on a su servir Dieu et le Roi ; vous leur parlerez de la valeur de cette noble armée royale, composée d'hommes simples, mais pleins de foi et de courage ; de ces victimes accusées, jugées, condamnées et exécutées pour leurs seules vertus ; de ce prince illustre par sa naissance et ses exploits, plus encore par ses malheurs et par le raffinement de cruauté dont on usa à son égard (Le Prince de Talmont, comte de Laval). Vous leur direz que les dépouilles mortelles de ces généreux martyrs de leur foi et de leur fidélité furent ignominieusement entassées dans ce sable ou dans cette fange, comme pour effacer leur souvenir de la mémoire des vivants ; que pendant près de quarante ans, elles y restèrent sans honneurs, et qu'enfin des hommes, parmi les plus recommandables de cette religieuse contrée, songèrent à préserver de l'oubli des faits et des noms dignes d'être proposés comme modèles.
En montrant les inscriptions qui se lisent ici, vous ferez remarquer qu'il ne s'en trouve pas une qui ne soit digne de respect, parce que, si la religion recueille les noms de ses héros pour les proposer à notre imitation, elle ne conserve ni haine ni mépris pour ceux qui l'ont persécutée ; qu'elle les embrasse tous dans sa charité et commande l'oubli de leurs crimes. Il n'y a donc point à craindre que ce monument soit un signe de discorde ou puisse attrister quelques yeux ; nul n'y verra un sujet de confusion ; tous, au contraire, y trouveront des motifs d'encouragement et apprendront, par l'histoire qu'il leur transmettra, à s'honorer de la devise de leurs ancêtres : Dieu et le Roi.
C'est dans ce lieu que furent inhumées toutes les victimes que la commission révolutionnaire envoya à l'échafaud quand elle séjournait à Laval, et qui se montaient à plus de deux cents personnes. Dans ce nombre étaient M. Turpin du Cormier, curé de la Trinité, et treize autres prêtres décapités avec lui le 21 janvier 1794. On enterra également dans ce terrain le prince de Talmont, condamné à mort à Rennes, et exécuté à Laval. Un monument a été élevé dans ce lieu en son honneur et en celui des autres victimes de la révolution ; c'est une chapelle expiatoire dans le style grec ; elle n'était pas encore achevée en juillet 1830 ; depuis lors les travaux ont été interrompus, et le monument ne tarda pas à tomber entièrement en ruines.
Lors de la session de 1868, le département autorisa la vente des matériaux provenant de la chapelle édifiée sur ce terrain.
En 1874, M. Bouhours, ancien chapelier, propriétaire à Laval, eut le projet d'acquérir la lande dite de la Croix-Bataille, située sur la route de Laval à Château-Gontier, au village de Thévalles et en fit la demande au département.
Dans sa séance du 24 octobre 1874, M. Foucault-Vauguyon, rapporteur de la 3e Commission lit le rapport dont la conclusion est la suivante :
"Il ne conviendrait pas de vendre en ce moment (même aux enchères, ce qui serait le mode régulier) ce terrain qui a servi, il y a quatre-vingts ans environ, de lieu de sépulture à un grand nombre d'habitants de Laval dont les familles existent encore. La Commission propose donc de laisser les choses dans l'état actuel."
Quelques photos des lieux ICI
Sources :
- Vie de Mgr Jean-Baptiste Bouvier, évêque du Mans (1834-1854) - 2e édition - par Mgr Alexandre-Léopold Sebaux - 1889
- Notice historique sur Notre-Dame d'Avénières, et relation de la cérémonie du couronnement de la Vierge, le 9 mai 1860 - par Charles-Marie Maignan - 1860
- Recherches historiques sur la paroisse de la Trinité de Laval - par M. Isidore Boullier - 1815
- Rapports et délibérations / Conseil général de la Mayenne - octobre 1874
La Fresque réalisée en mémoire des 14 prêtres, guillotinés le 21 janvier 1794 se trouve à La Cotellerie en Mayenne.