SOUVENIRS NORMANDS : CHARLOTTE CORDAY
Je viens de lire une étude toute récente de M. Paul Baudry sur Charlotte Corday. C'est le récit que firent, il y a quelques années, à l'érudit rouennais, deux vieillards qui avaient intimement connu l'héroïne normande.
Un souvenir, vieux de presque quatre-vingts ans, était resté, très vif, dans leur mémoire. Ils disaient, avec la précision d'un dessin, les détails de la toilette que portait Charlotte quand, le matin du 9 juillet 93, elle quittait Caen pour aller accomplir son grand acte d'héroïque folie. Son costume se composait d'un déshabillé d'indienne, d'un tablier à la "bouchère" et d'un large fichu blanc, bordé d'un ourlet. Sur sa tête, un bonnet de mode caennaise appelé "baigneuse", "plissé par devant et surmonté d'une coiffe à barbes pendantes. Des deux côtés de la figure, les cheveux en "repentirs".
En levant les yeux, j'aperçois, accroché au mur, en face de la table où j'écris, un portrait de l'admirable fille.
L'or du cadre est terni par le temps, mais la figure est toujours fraîche, les lèvres rosées, le sourire jeune. Je reconnais ses "yeux bleus et longs", ses cheveux châtains, son bonnet plissé, son fichu ourlé. Une cicatrice légère traverse la joue, pour se perdre sous les sourcils, ce qui donne au visage je ne sais quelle grâce virile et intrépide. En marge du portrait, ces mots : "... décapitée à Paris, pour avoir assassiné Marat, le 13 juillet 1793". Voici donc, par coïncidence singulière, aujourd'hui même cent un ans ! Charlotte est là, sous le verre de la gravure ; elle a les yeux fixés sur moi, gravement souriante, pendant que je parle d'elle. Cela me fait oublier, je crois bien, l'étude de M. Baudry.
... La petite Corday vient de quitter sa rue du Bègle, à Argentan ; elle y laisse seul son vieux père. Elle arrive à Caen chez une cousine, Mme de Bretteville, hantée déjà peut-être par son tragique souci. Le temps passe. Sa tête s'échauffe ; son coeur s'émeut du sort fatal des Girondins. La Révolution fait les vies brèves. Elle abandonne sa parente, son amie, Mme de Saint-Laurent, religieuse chassée de l'Abbaye-aux-Dames, elle s'échappe du logis hospitalier de la rue des Carmes par un escalier dérobé. La diligence roule sur Paris. Chemin faisant, un galant assis près d'elle lui tient de doux propos, tandis que la fatigue et le léger cahottement des roues endorment les voyageurs ... Il la prend pour la fille d'un de ses anciens amis et lui offre sa fortune et sa main ...
Le drame accompli, la vierge vengeresse fut enfermée dans la chambre, occupée, quelque temps avant, par Brisot et d'où elle écrivit à Barbaroux le récit de son voyage et le meurtre de Marat. "Je soufris des cris de quelques femmes, mais qui sauve sa patrie ne s'aperçoit point de ce qu'il en coûte ... Je jouis délicieusement de la paix depuis deux jours, le bonheur de mon pays fait le mien." Elle songe aussi à son malheureux père, M. de Corday d'Armont, et lui écrit dans un style dont on n'ose vraiment sourire, et qu'aurait aimé Jean-Jacques : "Pardonnez-moi, mon cher Papa, d'avoir disposé de mon existence sans votre permission ..." Elle trouve enfin, dans le souvenir de son arrière Aïeul, la force de consoler le vieux gentilhomme : "... Adieu, mon cher Papa, je vous prie de m'oublier, ou plutôt de vous réjouir de mon sort, la cause en est belle. J'embrasse ma soeur, que j'aime de tout mon coeur, ainsi que tous mes parens, n'oubliés pas ce vers de Corneille : Le crime fait la honte et non pas l'échafaud."
Je ne sais rien de plus touchant et d'une évocation plus saisissante que certain sonnet, où un poète normand, Gustave Le Vavasseur, a incrusté, dans l'or pur de ses vers, cette perle du grand poète. Le poète de La Lande de Lougé aurait pu dire aussi cette coquetterie suprême de Charlotte demandant, non sans ironie, aux citoyens du Comité de sûreté générale, l'avant-veille de sa mort, "un peintre en migniature" pour conserver à ses amis le souvenir de ses traits. Elle ajoute, la terrible Charlotte, toujours hautaine et dédaigneuse du supplice : "Comme on chérit l'image des bons citoyens, la curiosité fait quelquefois rechercher ceux des plus grands criminels, ce qui sert à perpétuer l'horreur de leur crime ..."
Que la noble fille garde sa légende héroïque ! Le patriotisme seul a-t-il armé son bras ou un amour plus humain a-t-il pesé dans sa résolution surhumaine ? J'ai interrogé en vain les yeux du portrait qui est là devant moi. Mais les témoins de la vie de Charlotte, dont j'ai parlé au début, devaient en savoir quelque chose, quand ils racontaient que le jeune vicomte de Belzunce, major au 2e régiment de Bourbon, avait été assassiné, en 92, rue Saint-Jean, à Caen, et que son cadavre avait été abominablement déchiré par une odieuse populace !
Quoiqu'il en soit, l'acte de Charlotte Corday fait invinciblement penser à des temps bien plus proches ; l'esprit est, comme les évènements, fait d'antithèses. Si ce passé fait songer à aujourd'hui, c'est comme la lumière éveille l'idée des ténèbres ; la beauté, la hideur, et l'héroïsme, le crime. Des lointains sans cesse reculants de l'histoire, la figure de la fière girondine se détache chaque jour plus pure, plus chère, plus belle encore. Son nom chante, au travers des années, comme un hymne à la vaillance, à la liberté françaises. La Grèce l'aurait divinisée. Corneille aurait admiré sa petite-fille. - Aimons-la.
H.O.
Le curieux Normand - Revue caennaise hebdomadaire - 1894