JUVIGNY-SOUS-ANDAINE (61) - LA TOUR DE BONVOULOIR
JUVIGNY-SOUS-ANDAINE
Lorsqu'on a quitté la gare de Juvigny, lorsqu'on a gravi la colline où s'élève aujourd'hui l'église du vieux bourg, si l'on continue de marcher à l'est, on voit passer, à très peu de distance, un horizon boisé qui n'est autre que les coteaux d'Andaines. On peut s'acheminer à pied vers ces collines, car elles semblent tout près ; on les touche du regard ; à peine l'échiquier que forment les héritages laisse-t-il entrevoir, de la forêt au bourg, quelques-uns de ses petits carrés de culture diversicolore ; on les franchit, ou plutôt on contourne les haies qui les séparent, et l'on trouve un oratoire où, depuis trois cents ans, ont déjà prié bien des âmes, au seuil de la forêt. A partir de là les bruyères et les ajoncs succèdent aux guérets. Ce sentier s'égare sur la lande ; tout à coup, dans une éclaircie et sur une colline inculte, apparaît une tourelle étrange.
Nulle avenue ne l'annonce, nulle gentilhommière ne s'élève à côté d'elle ; elle n'a pour compagnie que la fougère qui jaunit et la bruyère qui se fane à ses pieds. Les souvenirs inquiets, qui jamais ne sommeillent et qui se précipitent en foule vers tout ce qui, contemporain de leur temps, pourrait leur rendre un corps et leur donner la vie, battent de l'aile comme un vol de corbeaux ou de gentilles hirondelles, à l'aspect de ce noir pilier fruste comme eux et qui fait rêver. Il est comme ces menhirs des landes bretonnes que leur isolement fait grands et dont la majesté peu communicative sollicite la curiosité des chercheurs sans la satisfaire. Mais la tourelle est plus haute qu'un menhir ; son faîte arrondi dépasse les plus grands arbres ; sa cloche est en tête à tête avec les plus grands coteaux ; son ombre penche au loin jusqu'à l'orée des bois. A son faîte, au-dessous de la sablière, sont quatre regardoirs ouverts aux quatre points cardinaux et soulignés de noirs mâchicoulis. Elle est très grêle, elle a tout au plus quelques pieds de diamètre, et pourtant elle est pleine d'importance, elle ne ressemble en rien à une cheminée, elle a plutôt l'air d'un joli donjon, mince et fluet ; elle est fermée d'une porte de fer ; elle est couverte d'une petite cloche en ardoise.
Pour connaître l'explication de cette surprise de la forêt, il faut nous transporter en une île fomée par le ruisseau de Baseille, dans la commune de Saint-Front. Là s'élève encore aujourd'hui le logis de La Palu ; ses pignons sont aigus et bordés de rampants de granit ; à leurs extrémités, des chiens à deux têtes, assis sur le toit, semblent hurler à la lune, et, du côté de la façade, un sanglier descend avec impétuosité le rampant, arrive à la sablière, et là, malgré le vide, paraît vouloir s'élancer dans la cour. Les fenêtres sont grillées, les lucarnes traversées de barres de fer forgé en forme de pertuisanes. Une grosse tour garde l'entrée ; une chambre carrée est au haut de la tour. Vue de face, elle n'a pas d'ouverture, mais une fenêtre oblique et dissimulée regarde en tapinois si quelqu'approche suspecte ne va pas rampant sous les pommiers. Sous l'encorbeillement, un oeil sournois, embusqué là comme à l'abri d'une paupière surveille la cour, et tout au pied de la tour, flanquant la porte, à hauteur d'homme, une archère effilée et féline achève de donner à ce logis du temps de Louis XI, le caractère de la méfiance.
La porte est basse, et dans les archivoltes de son ogive on voit un chien sculpté, chassant des sorciers. Au dedans, dans la grande salle aux poutres peintes, un grand cerf de pierre est posé sur le manteau de la cheminée. A ce vieux foyer nous trouvons, au XVe siècle, un homme assis : c'est Messire Guyon Eschirat, conseiller et maître d'hôtel de René, duc d'Alençon.
Près de la fenêtre aux losanges de plomb se tient sa fille. Pour la doter peut-être, et récompenser les bons et loyaux services de son père, le duc consent à lui donner trois cent vingt acres de forêt, formant deux fiefs, le fief de Loyauté et le fief de Bonvouloir. Dès lors, Eschirat n'a qu'une pensée, quitter son repaire humide, et construire pour sa fille et pour lui une autre demeure plus en rapport avec sa fortune nouvelle : ne marie-t-il pas sa fille à Michel de Froulay, noble seigneur dont le château s'élève entre la Palu et Juvigny ?
Il a fait choix du site que nous avons décrit. Il est situé sur ses terres d'Andaines, et nous avons vu, dans la tourelle haute, un vestige du manoir qu'il bâtit.
Cette habitation avait deux faces : d'un côté, ce n'étaient que meurtrières, trous d'arbalète, mâchicoulis, échauguettes, créneaux ; de l'autre, c'étaient de vastes fenêtres ouvertes à la douce vue des landes vêtues de rose, aux effluves de la grande forêt.
Le trait le plus saillant de la partie militaire était la tourelle. On peut se demander comment un édicule à la fois si grêle et si élevé ait pu tenir debout pendant des siècles, avec un mètre de fondations sur une colline exposée à toutes les rafales du vent qui accourt de la plaine.
L'explication en est simple. Considérons les ouvrages qui forment à ses pieds une masse compacte, une avec lui, d'autant plus solide, qu'augmente avec l'âge la ténacité du silicate qui joint la pierre à la pierre. Là, près du sol, dans cette spatule est le centre de gravité de la tourelle haute.
Autour d'elle rayonnent plusieurs ouvrages : voici d'abord une tour plus basse qui tient accolée sa soeur jumelle ; voici quatre contreforts, l'un en forme de rampe, l'autre en forme d'escalier, les deux où l'auteur d'une histoire de Domfront a vu des oubliettes. Tout cela se ramasse en un bloc solide, au pied de la tourelle haute, qui, elle-même, fait partie de ce bloc, bien que son altitude paraisse l'en distinguer.
A supposer donc que le ciment soit assez dur pour tout tenir, et qu'aucune pierre ne se détache, on pourrait déraciner la tourelle haute, la coucher même sur le flanc ; elle se relèverait toute seule. Le secret de l'architecte fut de placer, presqu'au niveau du sol, le centre de gravité de tout le système.
De tous les ouvrages qui tiennent à la tourelle haute, les plus intéressants sont la tour basse et l'escalier qui monte à la porte de fer.
La tour basse est large d'environ vingt pieds, haute de quarante ; sa mine est grise et rude, ses mâchicoulis, à peine dégrossis, sont de ce grès de Domfront qui est la pierre du monde la plus difficile à tailler. Entre ces dents informes, des ouvertures permettaient de laisser tomber des projectiles, et partout, au-dessous d'elles, on voit des meurtrières évasées, allongées, aplaties, parfois de simples brèches carrées comme celles qui supportent les échafaudages des maçons. La tour est criblée de ces points noirs, et si la bruyère autour d'elle n'était pas si douce, on croirait que la cheminée de la tour va fumer encore, que l'arquebuse, les couleuvrines, les mousquets, les fauconneaux, les bombardes vont sonner de toute part, la bouche des mâchicoulis vomir la poix, la tourelle haute faire feu de ses vingt meurtrières et s'auréoler de fumée.
On accède à la tourelle haute comme à un donjon, par le premier étage. Un escalier, de vingt marches y conduit ; il est coudé comme pour tromper sur sa direction. Au sommet de l'escalier, une porte de chêne blindée d'imbrications métalliques, ouvre au moyen d'une énorme clef. Les vieux ressorts de la serrure rouillée crépitent, la porte s'entre-baille et laisse voir l'intérieur de la tourelle.
On voit passer devant soi l'axe vertical d'un escalier tournant ; si l'on descend, les marches deviennent obscures ; tout à coup, elles font défaut et l'on risque de tomber dans le vide. On voit alors une prison sans issue, profondément enfoncée dans la terre haute, voûtée et noire.
A mesure que l'oeil s'habitue aux ténèbres, on distingue des paroles crayonnées sur les murs.
Nous n'avons recueilli que celles-ci :
Adieu, tour dont les murs sombres
Souvent
M'abritèrent dans leurs ombres
Enfant.
L'auteur de cette inscription n'était pas de ceux qui avaient le plus souffert de la prison.
On remonte l'escalier ; voici de nouveau la porte revêtue de fer.
Les marches s'élèvent et s'éclairent : deux portes introduisent aux deux étages de la tour basse.
Après avoir desservi ces étages, la tourelle haute s'élève indépendante.
On continue de monter l'escalier qu'éclairent çà et là des jours disposés pour faire le coup de feu ; on arrive dans la chambre haute où quatre regardoirs soutenus par quatre échauguettes, protégés à droite et à gauche par des meurtrières, s'ouvrent aux quatre points cardinaux.
La tour, comme son propriétaire, est coiffée à la mode du temps, d'un bonnet cylindro-conique, constitué de petites ardoises imbriquées. Cette toiture ressemble aussi à une grosse cloche reposant sur de larges modillons. Au sommet tourne une girouette.
A la fin du XVe siècle ou au commencement du XVIe, il devait être pittoresque de voir monter jusqu'à la chambre haute, de meurtrière en meurtrière, la lampe du veilleur nocturne. Il arrivait à ce point culminant du pays, il observait les profondeurs sourdes de la forêt, les lointains de la plaine, et s'il ne voyait rien s'agiter, s'il n'apercevait la lueur d'aucun incendie, s'il n'entendait aucun cri d'alarme, s'il ne percevait que le cri du grillon, s'il ne voyait que les astres tranquilles pencher au-dessus de sa tête, il redescendait l'oeil demi-clos, et rentrait par la porte de fer dans les appartements du château.
Quand il avait aperçu quelque chose, peut-être n'en faisait-il pas davantage ; car, s'il faut dire toute notre pensée, la tour du guet, les prétendues oubliettes, les mâchicoulis, les meurtrières, tout cet appareil militaire n'est qu'une fantasmagorie sans raison d'être à la fin du XVe siècle. La ligue n'est pas formée encore, et bien que l'architecture civile puisse imiter l'architecture guerrière, elle n'est déjà plus soumise à ces lois de ruse, de violence et de peur qui semblaient devoir, au moyen-âge, la condamner à demeurer sévère.
Pour montrer que la partie occidentale du château de Bonvouloir ne fut pas construite en vue d'une défense sérieuse, observons que certains mâchicoulis de la tourelle haute et certaines meurtrières ouvrent sur la toiture du château. Les projectiles qui tomberaient de ces ouvertures ne serviraient qu'à défoncer cette toiture, à supposer toutefois qu'ils eussent été précipités d'assez haut pour produire cet effet même : elles sont donc de vains simulacres.
La partie militaire du château de Bonvouloir est l'oeuvre d'une époque où l'on visait plutôt à paraître fortifié qu'à l'être. Déjà les fils des seigneurs jouaient avec l'armure de leurs pères et se passaient la fantaisie de contrefaire les vieilles carapaces féodales ; ils le faisaient, il est vrai, avec moins de gaucherie qu'un parvenu d'aujourd'hui, qui plante une tour crénelée au milieu de son jardin potager. Ils savaient imiter avec une exactitude, une intelligence du passé récent encore, capables de tromper les archéologues de l'avenir, mais ils imitaient, et ne conservaient de mâchicoulis que pour la forme et de créneaux que pour l'agrément. La porte basse et la tour sournoise de La Palu montraient en réalité plus d'entente de la fortification que Bonvouloir, avec sa vigie aux ornements prétentieux, aux allures conquérantes. Ce beffroi de la solitude, Eschirat l'avait élevé seulement pour que rien de féodal ne manquât à son domicile.
La partie la plus riante du manoir de Guyon Eschirat reste à décrire. Rien de ce côté-là ne rappelait la guerre ; les seules défenses étaient des eaux, des terrasses fleuries, puis, par delà les eaux, de hautes futaies dont les arbres avaient alors leur majesté séculaire ; ils abritaient la gentilhommière contre le vent du nord. C'était un vaste abri qui, de coteaux en coteaux, se prolongeait jusqu'à Saint-Maurice-du-Désert. De ce côté murmuraient les fontaines, de ce côté chantaient les rossignols, ces ménestrels des bois, de ce côté s'étendait au loin ce que Jules de Glouvet appelle la verdoyante seigneurie des fées.
La façade principale du logis était au midi. L'archivolte de la porte était d'un large granit : quatre nervures prismatiques en enveloppaient les courbures parallèles. Entre leur relief étaient des creux profondément évidés. Par-dessus le tout, une accolade épanouissait en bouquet sa pointe, assez abaissée toutefois pour ne point donner à la porte un caractère vertical, analogue à celui de l'âge précédent.
L'architecture alors évoluait dans le sens horizontal. La porte s'ouvrait, l'esprit aussi, la maison et l'âme devenaient plus hospitalières ; le ménestrel pouvait entrer, conduisant à ses hôtes comme par la main, l'antiquité ressuscitée comme Alceste et comme elle toujours aimée. L'accolade évasant des branches souples, presque aplaties, s'ouvrait de toute son ampleur au-dessus du linteau ; elle ajoutait à sa nervure incurvée, les grâces de plusieurs crochets et de deux clochetons surgissant à ses extrémités.
Toute la façade était de ce style. Et ce n'étaient que colonnettes aux bases prismatiques, fenêtres en croix aux appuis moulurés sous lesquels se blottissaient des bêtes monstrueuses, où se contournaient des feuilles déchiquetées. Pas une de ces croisées ne ressemblait à l'autre. De petits sièges étaient ménagés dans les embrasures entre lesquelles on voyait déferler au loin, de Tessé à Domfront, les ondulations de la forêt. L'orient du manoir était ouvert à toutes les influences de la nature. Le saut-de-loup lui-même et les murailles s'interrompaient de ce côté-là, et à la place laissée libre, par l'absence de fortifications, se dessinait, comme le dit la chronique, "ung jardin de fleurs où il y avait foison de oiseaux qui chantaient de beaux et gracieux chants".
Là dut venir en la rouge vesprée la fille de Guyon Eschirat, quand le veuvage eut, à ses hanches, "noué les sombres cordelières" ; là dut-elle respirer le parfum des lis et se pencher languissamment alors que diminuait la "douce reluisance du jour", au souvenir de Michel de Froulay, son premier époux.
Plus bas s'échelonnaient d'ombreux plessis, et sous les saules, "accolés en vertes brassées", miroitaient deux étangs qui, eux aussi, s'étageaient.
Les eaux du premier étaient suspendues par une digue. Un réservoir les laissait s'échapper en bouillonnant pour former une seconde pièce d'eau, plus abaissée que la première : une chaussée retenait encore cette nappe liquide. A peine un mince filet filtrait-il à travers ce nouvel obstacle ; il allait mouiller l'herbe d'une prairie où l'on voit encore un bouquet d'arbres faire une tache sombre, au centre d'une immense étendue de verdure, afin que les boeufs, en été, pussent goûter cet ombrage, tandis que l'horloge du château sonnerait les chaudes heures du jour. La vue descendait ainsi de terrasse en terrasse, d'étang en étang jusqu'à cette prairie où elle trouvait son repos.
Dans l'étang supérieur, on voit une île d'où s'élèvent des arbres majestueux au profond et calme reflet. Ce n'était pas une île naturelle, mais ses bords étaient comme le pied d'une tour aux solides jointures. C'était là sans doute une terrasse où les châtelains venaient en barque pour jouir de la fraîcheur qui tombe des ombrages et qui monte des eaux. Les paysans appellent aujourd'hui cet endroit, Cimetière des seigneurs.
Pour en revenir au logis, il se composait, au rez-de-chaussée, comme au premier étage, de vastes salles quadrangulaires. Un corridor latéral courait le long de la façade et donnait accès dans les pièces dont aucune ne se commandait. Un souterrain s'ouvrait sur l'aile gauche ; il allait sous la cour, vers la citerne. Aux quatre angles de la cour close s'élevaient, au bord du saut-de-loup, quatre constructions symétriques : la grange, le pressoir, la boulangerie et le colombier ; mais partout sur la cour, sur les fortifications, sur les grands toits mouvementés, sur les sycomores et les châtaigniers de l'avenue, planait en nuée palpitante, toute faite de colombes, une blanche image de paix.
Au centre de la cour était la citerne. Sa margelle de granit s'arrondissait avec grâce devant le logis seigneurial. On la voit encore : elle est cannelée comme un fût de colonne, elle est ornée d'un chapiteau ; elle est large comme une tour enfouie jusqu'au faîte dans les profondeurs du sol et dont le sommet ciselé resterait à fleur de terre pour qu'on l'admire encore. Aussi haut que dans le ciel monte la tourelle qui domine le manoir, aussi avant dans la terre descend la profonde citerne où dort l'eau des pluies.
Maintenant, veilleur, spectateur changeant du passé changeant, monte à la vigie ; ses regardoirs s'ouvrent comme des yeux sur la plaine et sur la colline, sur l'horizon, sur les évènements, sur l'histoire. Parle, ô spectateur, des choses du XVIe siècle et dis-nous ce qui se passe alors à tes pieds dans ce manoir encore jeune et blanc.
- Le chevalier de Coutalver épouse Françoise Eschirat. Bientôt Françoise de Courtalver épouse Fr. Achard de Saint-Auvieux. Je vois son antique famille entrer par l'hymen en cette demeure qu'elle n'avait point bâtie : elle vient du plus lointain passé de la province. En 1091, du temps que par une nuit sombre Henri pénétrait dans la citadelle de Domfront, quelqu'un était à côté de lui dans l'ombre, tenant les clefs du noir donjon : c'était un Achard, et lorsque le même Henri, devenu roi d'Angleterre, regardait l'occident du haut de ce même donjon et ne pouvait apercevoir les limites de son empire, quelqu'un encore, au delà de la mer, vivait de ses bienfaits : c'était un Achard, devenu possesseur de sept manoirs dans le Bershire. Près de Guillaume, sur le champ de bataille de Hastings, et depuis, partout devant l'Anglais, aux assises d'Avranches comme aux états de Normandie, aux évêchés d'Avranches, de Noyon et de Séez comme à la châtellenie de Domfront, à la fondation des grandes abbayes, près du berceau d'Eléonore de Castille et près du lit de cendre de saint Louis, partout on retrouve les Achard, depuis que vint du Poitou, pour habiter la grasse Normandie, leur antique famille ; je vois venir, invisible et présent aux nouvelles alliances de sa maison, un philosophe couché depuis des siècles dans la paix sépulcrale, Achard de Saint-Victor, qui joignit la mitre d'évêque à la crosse abbatiale : il vint bénir les époux ; il revient, pour prendre part à leur fête, errer au pied de la tourelle.
- Veilleur, depuis ce temps-là, que vois-tu du haut de la vigie ?
- Rien si ce n'est le petit ruisseau de la prairie qui coule toujours, les étangs qui dorment au soleil, les boeufs qui broutent dans la prairie, et quatre enfants qui jouent dans la cour close, sous les châtaigniers.
- Parle encore ! Que dis-tu du temps qui s'avance ?
- Je vois l'un de ces enfants qui jouaient naguère dans la cour du manoir, introduire une jeune épouse dans le jardin de fleurs ; elle a nom Jacqueline du Mesley ; puis je vois cette épouse, à son tour, mère heureuse au milieu de ses enfants, et l'un de ses fils conduire sous les mêmes ombrages, parmi les fleurs qui n'ont jamais été négligées, une autre épouse qui s'appelle Isaure.
Déjà l'horloge a sonné les heures de l'an 1608 ; veilleur, que dis-tu du temps qui s'avance ?
- Là-bas, à l'extrême horizon, je vois le donjon de Talvas écartelé par la poudre, et qui saute sur la colline comme un bélier joyeux ; au pied de la vigie, je vois qu'on élève à Bonvouloir une petite chapelle, et qu'un ermite s'établit sur le coteau le plus voisin du manoir du côté de l'aurore.
- Que dis-tu du temps qui s'avance ?
- Rien. Seulement je vois galoper sur la route, en habit écarlate, Julien Achard, du pas de la vente, mousquetaire du roi, le nouvel acquéreur du manoir, cependant que sa femme, Anne de Vambès, suit les déclivités du chemin rocailleux qui mène aux étangs ; elle tient par la main son fils Guy ; elle arrive à la promenade ménagée entre les eaux ; elle marche à petits pas entre les deux berges, admire les beaux poissons aux reflets de pourpre et d'argent, et compare l'inégal niveau des nappes transparentes.
- Veilleur, l'horloge du château a sonné les heures de l'an 1667 ; que dis-tu du temps qui marche ?
- La longue lignée des Achard se prolonge vers l'avenir. Voici Geneviève de Freibourg, l'épouse de Guy ; voici même un visage nouveau, Charles du Pertuis Achard, il succède à son cousin Guy ; puis je vois l'honnête figure de Luc René Achard, le député du bailliage aux États généraux, l'ami du peuple ; c'est toujours, au pied de la tour, la même famille qui se rallie à ce point de repère dans la forêt, qui se groupe autour du même foyer et boit l'eau de la même citerne ... Cependant la vue monotone de la campagne ne m'apprend rien de nouveau ; j'entends toujours les mêmes bruits, les paysans qui pour écarter les bêtes soufflent la nuit dans les cornes, ou bien l'essieu des lourdes charrettes, qui craque et grince dans les chemins creux, ou bien la chanson de ceux qui battent le blé noir, je vois encore des mendiants groupés sur la friche autour d'un feu de bruyère, cependant que le roi soleil luit à Versailles sur les courtisans et sur les lambris.
- Veilleur ! que dis-tu du temps qui s'avance ? N'as-tu pas vu la Révolution passer comme Léviathan à l'horizon de notre âge et laisser après elle les hommes et les choses profondément troublés ?
- Non, je vois seulement le manoir devenu carrière. La cour close est ouverte aux publiques rapines : les paysans prennent la pierre du foyer ou celle de la tombe pour servir de borne à leurs héritages.
- Une dernière fois, que dis-tu du temps qui s'avance ?
- Rien, je ne vois que la mousse qui rougeoie dans la prairie, les roseaux qui cachent de larges touffes, les eaux ferrugineuses des étangs, et Dame Nature qui reprend sa seigneurie.
FLORENTIN LORIOT
La Normandie monumentale et pittoresque
Première partie - Orne - 1896
Un très grand merci à mon cher correspondant, Ludovic Leclair, pour ces très belles photos.