GUÉRET (23) - 1894 - UNE HISTOIRE DE SOURD-MUET
UNE HISTOIRE DE SOURD-MUET
La Gazette des Sourds-Muets croit pouvoir raconter un fait si bizarre qu'il semble invraisemblable :
C'est le cas d'un jeune homme de Guéret, nommé Auguste Laurent. Ce jeune homme, après les formalités du tirage au sort, comparaît devant le conseil de révision.
Au moment où son tour vient d'être appelé, il croit devoir avertir, non seulement par signes, mais en montrant une lettre constatant qu'il sort de l'Institution des Sourds-Muets de Saint-Hippolyte-du-Port, dans le Gard, qu'il ne parle ni n'entend.
On lui ordonne, avec la brutalité coutumière de tout ce qui a un semblant d'autorité chez nous, de "se taire" (commandement assez ironique dans la circonstance), et de remettre sa lettre dans sa poche. Il doit se déshabiller, comme les autres, et, sans barguigner, il se déshabille, comme les camarades, puisque telle est la consigne.
Dans le simple appareil prescrit pour la révision, il attend tranquillement, dans la pièce où les conscrits, dix par dix, se défont de leurs vêtements. Un gendarme, une liste de noms à la main, paraît, et, grâce à son éducation spéciale, Auguste Laurent "lit" sur les lèvres de Pandore que son nom est prononcé. Vous savez que cette méthode de demi communication avec les entendants-parlants est fort employée aujourd'hui.
Auguste Laurent se campe docilement devant le conseil et le major l'examine. Le jeune sourd-muet tente, par quelques gestes, d'expliquer sa situation. Le major fronce le sourcil. Qu'est-ce que se permet ce conscrit ? Toutes silencieuses qu'elles soient, ces protestations, auxquelles il se livre, sont bien hardies ! Le brave garçon intimidé se tient coi, et le médecin militaire, après l'avoir vaguement regardé, le déclare, avec une sereine impassibilité, "bon pour le service". On fait passer Laurent sous la toise, et il s'en va, un peu étonné tout de même.
Mais cet étonnement redouble quand, quelque temps après, il reçoit une feuille de route en bonne et due forme, l'invitant, sous peine de menaces terribles dont l'autorité militaire agrémente volontiers ses petits papiers, à rejoindre son régiment, en garnison à Vesoul.
- Allons ! pensa-t-il philosophiquement, il faut qu'il y ait quelque chose de changée dans la loi, et on a supprimé, sans doute, les anciennes dispenses ... Au reste, on verra bien !
Il arrive à la caserne, présente ses papiers, est incorporé, habillé, armé. Il obéissait avec entrain, allant à droite, à gauche, selon ce qu'il voyait faire aux autres.
Installé dans la chambrée, après avoir fait son lit, si ce ne fut pas, le lendemain matin, le clairon qui le réveilla, ce fut le spectacle de la subite activité qui y régnait.
Il descendit pour l'exercice, et le fait de ne justifier de sa présence, aux différents appels, que par un signe, fut pris d'abord, sans doute, pour de la timidité. Regardant avec attention l'instructeur, s'il ne l'entendait pas, il ne s'acquitta pas des mouvements d'assouplissement plus maladroitement qu'un autre, et il ne se trouvait pas, en somme, en un état d'infériorité sur les autres recrues.
Les difficultés commencèrent avec le maniement d'armes. Malgré sa bonne volonté, il n'arrivait pas à la précision voulue, et on commença à le gratifier de ces épithètes plutôt aimables que les traditions militaires croient indispensables pour stimuler le zèle du soldat. Les vocables : "dégourdi", "idiot", "pompier", se mirent à pleuvoir sur lui. Ne soupçonnant point qu'ils s'adressassent à lui, il souriait bêtement. Oh ! oh ! ce sourire, cela devenait grave ! Le quatrième jour après son arrivée, il couchait à la salle de police, et on lui octroyait généreusement quelques "corvées de quartier".
Il balayait consciencieusement la cour quand un caporal, estimant que la besogne n'allait pas assez vite, l'interpella rudement. Tout entier à sa tâche, il ne broncha point, et le gradé, jaloux de son autorité, se fâcha.
- Ah ça ! lui dit-il, vous n'entendez donc pas !
Laurent ne se doutait naturellement de rien. Son attitude sembla goguenarde.
Nouvelle punition. Le pauvre garçon s'ahurissait un peu cependant, ne savait plus que faire. Un hasard heureux fit qu'un officier passa qui s'enquit de ce qui se passait et interrogea cet anormal soldat. Il finit, avec une surprise que l'on devine, par s'apercevoir de la vérité.
Auguste Laurent avait fait une semaine de service militaire, quoique sourd et muet, et personne ne s'était aperçu de son infirmité.
L'Express du Midi - Quatrième année - n° 976 - Vendredi 7 septembre 1894