1834 - LA VENDÉE ET LES ROUTES STRATÉGIQUES
Quand on voit ce qui se passe en ce moment dans la Vendée, on se demande si ce pays est une terre conquise sur les Bédouins ou sur les Arabes, si les populations de ces contrées doivent subir le sort des tribus indomptées de l'Atlas, et si les vieux Bretons doivent être mis hors de la loi des nations. On se demande encore si nous sommes revenus à ces temps de la féodalité, dont les rois de France avaient fait disparaître les vestiges, temps où le paysan était taillable et corvéable à merci, et sous le bon plaisir de son seigneur et maître.
La chambre des députés, qui ne recule devant aucune des exigences du ministère, a mis à la discrétion des ministres les biens, la vie et la liberté des Vendéens ; elle a donné à M. Thiers des gendarmes pour les poursuivre, des colonnes mobiles pour les traquer, des espions pour les dénoncer, des garnisaires pour les ruiner, et des soldats pour les fusiller.
Le Vendéen est aujourd'hui plus malheureux que le serf qui vit au milieu des Steppes du Volga, plus à plaindre que le fellah qui courbe la tête sous le yatagan du mameluck, plus maltraité que le juif d'Alep ou de Smyrne, qui plie sous le bâton du janissaire, plus esclave que ne l'étaient les chrétiens, il y a cent ans, dans les bagnes d'Alger et de Tunis, plus durement gouverné que le proscrit de la Sibérie : à tout ces malheureux la plainte est permise, au Vendéen elle est interdite : et les soupirs qu'il ne peut étouffer lui sont imputés à crime et punis comme des cris séditieux, parce que le Vendéen, dans son infortune, appelle son roi à son secours, et que le roi des Français n'est pas le roi du Vendéen qui souffre.
Dans le nombre des tortures qu'on réservait au Vendéen, on a inventé la route stratégique, c'est-à-dire la dévastation légale du bocage, la ruine de la propriété du paysan breton ; le gouvernement fait de la stratégie du sol d'une province française, il ne porte pas dans les champs de la Vendée le bienfait des communications agricoles et industrielles, il ne consulte pas les intérêts du pays ni la convenance des routes : rien de tout cela. Les travaux qu'il fait exécuter à grands frais sont le résultat d'un plan de campagne ; on fait de la stratégie contre des populations françaises, et la pioche du cantonnier dévaste les champs, déchire la terre, abat les chaumières, selon les lignes tracées sur la carte de la Bretagne, de l'Anjou et du Maine, par les stratégistes de la police.
On enlève au Vendéen l'ombre de ses bosquets, le toit de sa famille ; on arrache à la terre les ossemens de ses pères, afin que le garnisaire et le gendarme puissent commodément traquer le réfractaire : il faut que l'artillerie puisse rouler facilement sur des chaussées ferrées, là où la charrue seule traçait son sillon. Ce n'est plus ici l'aigle de Napoléon, qui volait de clocher en clocher ; c'est le gendarme qui veut avoir la vue libre pour découvrir de loin la retraite du proscrit ; il faut des routes larges et commodes pour que l'échafaud de Caro et de Segondi puisse être transporté librement d'un village à l'autre, et faire justice du malheureux qui aurait conservé un regret pour Charles X, un voeu pour Henri V.
La carte des routes stratégiques percées à travers le Bocage après la dernière Guerre de Vendée (les chiffres indiquent les numéros des routes, et non le kilométrage) - Merci à M. Nicolas Delahaye - http://www.vendeensetchouans.com/ - pour m'avoir procuré ce document.
Ces routes, faites à grands frais avec les millions dont nos députés sont si prodigues, portent la désolation dans les champs de la Vendée. Le commerce, l'agriculture, l'industrie, n'en retireront aucun profit ; elles ne sont que dans l'intérêt de la police et de la gendarmerie : et la voix du propriétaire, du laboureur, de l'artisan, n'est pas écoutée quand elle s'élève au nom des convenances du pays. Le jalon du cantonnier est impitoyable, il ne respecte ni les souvenirs de famille, ni les traditions historiques, ni les superstitions religieuses du paysan ; il se pose fièrement sur la lande comme sur la prairie, sur le jardin comme sur le cimetière, personne n'est là pour faire rendre justice à celui qui veut défendre sa propriété contre les exigences de l'ingénieur ; le pot-de-vin seul désarme sa rigueur, le pot-de-vin, cette nouvelle puissance sociale qui domine aujourd'hui tous les intérêts.
Et à qui le juste-milieu a-t-il jugé convenable de confier le soin de cette dévastation systématique d'une des plus belles provinces de France ? à nos soldats ! C'est l'armée qu'il insulte au point de la rendre complice des vexations qu'on exerce, au nom de la loi, dans la Vendée. Le soldat français, ce soldat appelé aux destinées de gloire de ses devanciers de Marengo, d'Austerlitz et d'Alger, laisse son sabre et son fusil, et dépouille son uniforme, pour armer ses mains de la pioche et de la pelle du cantonnier.
Nous cherchons dans nos souvenirs quels sont les crimes qui ont pu mériter de pareils châtimens aux Vendéens, et nous ne les trouvons coupables que de fidélité, de loyauté, de courage et de religion. Nous sommes tentés de dire avec M. de Châteaubriand : La Vendée a eu l'insolence de se battre pendant trente ans pour le trône et l'autel ; vite, mettons en surveillance les vertus vendéennes : quiconque aime son roi et croit en Dieu, est traître aux lumières du siècle.
Le Vendéen
Journal du Poitou
Jeudi 23 juin 1834 - N° 64 - 4ème année