MASSACRE DES PRISONNIERS DE GUERRE FRANCAIS DÉTENUS A BORD LE SAMSON LE 31 MAI 1811
Le 22 mai 1811, quelques prisonniers commencèrent à faire des trous dans le faux pont du vaisseau-prison Le Samson, pour déserter : le 25 du même mois, ces trous furent vendus aux Anglais par un prisonnier de guerre français. Nous proposâmes une guinée à un soldat anglais de la garnison, s'il voulait faire connaître le délateur ; le soldat se laissa gagner et désigna le nommé Joseph Le Roux, soldat au 31e régiment de ligne, provenant de la capitulation de Saint-Domingue, pour être le traître qui avait vendu ses malheureux compagnons d'infortune.
Les prisonniers appelèrent ce traître dans le faux pont, et après l'avoir convaincu de sa perfidie, lui marquèrent sur le visage en gros caractères piqués avec de longues aiguilles, trempées dans l'encre de Chine : "J'AI VENDU MES FRÈRES AUX ANGLAIS, A BORD DU SAMSON, LE 25 MAI 1811."
On lui appliqua cinquante coup de corde à dos nu, et on lui placarda sur le derrière du gilet, son jugement écrit en anglais : "C'est ainsi, était-il dit, que nous traiterons tous les espions que nous découvrirons à l'avenir parmi nous". Les Anglais du ponton lui donnèrent refuge parmi eux, et il y resta une quinzaine de jours. Ensuite, il fut à Pherness, où il prit service sur une frégate anglaise. Cet exemple et cette sévérité, de la part des prisonniers, irritèrent le lieutenant commandant le ponton, nommé Monnier, lequel alla sur-le-champ chez le commissaire des prisonniers, capitaine Hutchinson, et de là, à bord du Commodore, pour se concerter avec eux sur les mesures à prendre pour empêcher de faire d'autres trous dans son ponton, qui ne seraient jamais découverts sans les traîtres qu'après avoir procuré la liberté à leurs auteurs.
Ces trois agens arrêtèrent entre eux, que le meilleur moyen était de réduire aux deux tiers de la ration tous les prisonniers de la batterie où s'étaient faits les trous, pour le paiement des dégâts.
Mais comme les dégâts faits par ces deux trous n'eussent pas excédé la somme de cinquante francs, s'ils eussent été appréciés à leur juste valeur, que la leçon n'eût pas été assez forte pour empêcher de faire de nouveaux trous, ils décidèrent d'affamer des malheureux, qui pour la plupart sont dans les prisons depuis huit ans ; à cet effet, on porta cette évaluation à six cent dix-huit francs, pour le paiement de laquelle deux cent douze malheureux furent réduits aux deux tiers de leur modique ration pendant dix jours. -
Le 30 mai, au soir, le commis du commissaire, en arrivant à bord du ponton le Samson, donna connaissance de cette décision aux prisonniers, et leur annonça qu'ils subiraient la déduction de leur ration, à compter du lendemain 31 mai. - Quand les prisonniers se présentèrent le matin du 31 mai, pour prendre leur ration, on la leur proposa ainsi réduite, ils la refusèrent ; et ce qui suivit ce refus se trouve détaillé dans le procès-verbal que je fais suivre ici ; j'observerai seulement, auparavant, que de très bonne heure, le commandant du ponton le Samson fut se concerter avec le commissaire et le commodore, sur la conduite qu'il avait à tenir, dans le cas où les prisonniers refuseraient leur ration, et sans doute aussi sur la meilleure manière d'amener le massacre projeté, afin de donner une bonne fois un exemple éclatant ; que, pendant tout le cours de l'affaire, il se ferait des signaux continuels, entre le Samson, et le vaisseau-prison, et le commodore à son pavillon ; que le commissaire des prisonniers, loin de venir à bord du Samson, où il pouvait d'un seul mot satisfaire les demandes justes et raisonnables des prisonniers et prévenir les massacres, resta pendant toute l'affaire à bord du vaisseau-hôpital, et qu'il envoya à la place, dès le matin, vers 9 heures, le chirurgien-major anglais, qui paraît y avoir été moins envoyé pour le remplacer (parlant bien français, il pouvait s'expliquer avec les prisonniers), que parce qu'on prévoyait que son ministère, comme chirurgien, pouvait bientôt devenir nécessaire.
Procès-verbal constatant le massacre commis sur les prisonniers de guerre français, le 31 mai 1811.
L'an 1811, le 31 mai, à bord du ponton le Samson, servant de prison flottante, dans la rivière de Chatham, en Angleterre, les prisonniers y détenus, pénétrés d'indignation contre les auteurs de l'horrible massacre commis ce jour, sur quelques-uns de leurs compagnons d'infortune, ont résolu de faire un rapport circonstancié sur cet évènement qui s'est passé sous leurs yeux, et d'en adresser copie aux autorités chargées de maintenir le droit des nations, commis envers leurs sujets ou autres sur leur surveillance et protection.
Ledit jour, 31 mai, vers neuf heures du matin, quelques prisonniers oisifs s'amusèrent à détacher d'une cloison de séparation qui partage le parc en deux, trois petites planches qui gênaient leur passage d'un bord à l'autre, et surtout pour le transport des vivres journaliers dans la batterie haute. Ils se portèrent à cet acte insignifiant dans la persuasion qu'il n'était d'aucune conséquence, puisque le capitaine de bord et le lieutenant, commandant le détachement de marine, avaient fait dire aux prisonniers, par un quartier-maître de l'une des batteries, qu'ils eussent à leur faire une demande par écrit pour la démolition entière de la cloison ; qu'il promettait de l'obtenir comme étant très juste.
A dix heures, une centaine de prisonniers étant à se promener dans le parc, en attendant du capitaine Hutchinson, agent, la réponse à une pétition qu'ils lui avaient adressée le matin, pour réclamer contre un ordre de sa part, qui les réduisait aux deux tiers de la ration pendant dix jours, pour payer le montant des réparations faites pour les dégâts occasionnés par quelques-uns d'entre eux, qui avaient commencé à faire des trous, afin de recouvrer leur liberté qu'ils ont perdue depuis nombre d'années.
M. Allon, commis du bord, apporte la réponse de l'agent, qu'il avait reçu ordre du transport-office de mettre aux deux tiers de la ration tous les prisonniers habitans d'une batterie dans laquelle il serait commis quelques dégâts ; n'ayant point eu avis de cet ordre, mais seulement du règlement qui, récemment encore, avait été affiché dans le parc, et dont l'article 5 est ainsi conçu :
"S'il arrive quelque dommage aux prisons ou pontons, dans lesquels les prisonniers sont détenus, soit en voulant s'échapper, soit de propos délibéré, et à dessein par leur faute, les prisonniers qui auront occasionné tels dommages, seront renfermés dans le cachot, et ne recevront que les deux tiers de la ration, jusqu'à ce que par cette réduction, toute la dépense, pour réparer le dommage, soit payée, et, en cas que les contrevenans ne seraient pas découverts ou livrés par leurs compagnons, tous les prisonniers renfermés dans la même salle ou chambre, avec eux, seront réduits aux deux tiers de leur ration pour payer les frais des dettes réparatoires."
Les prisonniers s'étant conformés aux dispositions de l'art. 5, ci-dessus, en envoyant les noms de ceux qui avaient commis des dégâts, avec offre de les faire comparaître lorsqu'on les demanderait, ils députèrent l'un d'eux vers le capitaine du ponton Monnier, pour qu'il leur permît d'écrire de nouveau à l'agent Hutchinson, afin de le prier de suspendre l'exécution de cette mesure, jusqu'à la réponse à une pétition qu'ils allaient adresser au transport-office, tant pour réclamer contre l'exécution de cet ordre, qui leur paraissait injuste, que contre l'estimation des dommages, portée au décuple de sa valeur réelle ; ce qui leur fut accordé par le capitaine du ponton, auquel on remit cette lettre, dont il chargea le commis, avec ordre de la rendre de suite à son adresse. Aussitôt que cette lettre fut partie, le capitaine donna ordre de faire descendre dans le parc quelques prisonniers qui se promenaient sur le gaillard d'avant, ce qu'ils exécutèrent sans murmure ni propos ... De suite le capitaine fit hisser le pavillon de révolte, ce qui étonna beaucoup les prisonniers, qui, pour ôter tout soupçon d'avoir donné lieu à cette démarche, ôtèrent l'échelle qui conduit au gaillard d'avant, afin qu'aucun d'eux ne pût y monter, et afin de prouver que le capitaine était en erreur. - Un instant après arrivèrent des soldats de la garnison des autres pontons, qui furent placés en double haie sur les passe-avant et rembarré des deux gaillards.
Les prisonniers trouvant qu'on tardait trop à leur rendre réponse à la deuxième lettre adressé à l'agent Hutchinson, et poussés par la faim, demandèrent, en criant tumultueusement, qu'on leur donnât la ration qui leur était allouée par le gouvernement. Le capitaine fit alors amener sur le gaillard d'avant la pompe à incendie et jeter de l'eau sur les prisonniers pour apaiser leurs cris ; un d'eux s'étant avancé pour détourner le tuyau de la pompe, il reçut un coup d'arme à feu qui le blessa, et en atteignit un autre qui le fut également. Un officier (M. Mesonan), qui d'abord avait été député pour porter la lettre, fit part à M. Dobson, chirurgien en chef de ce dépôt, pour qu'il eût la complaisance de le communiquer au capitaine de ce ponton, Monnier, que quelques prisonniers, pour éviter tout trouble, se proposaient de payer comptant le montant des dégâts, pourvu qu'on délivrât la ration ordinaire ; mais, à cette nouvelle proposition, on répondit que cela ne regardait pas le capitaine, et qu'il fallait obéir aux ordres.
Deux autres officiers, MM. Loriol et Neveu, députés pour faire de nouvelles représentations, se trouvant placés près d'un officier, qu'on leur dénomma être le maître canonnier du ponton le Fyen, le virent couché sur les hamacs des Anglais, menaçant les prisonniers avec son sabre ; il leur dit des injures les plus grossières, et cracha sur eux ; ces officiers lui représentèrent son tort, et lui demandèrent s'il venait pour exciter la révolte, ou pacifier la chose : sans les écouter, il commença à injurier de nouveau les prisonniers, en leur disant qu'ils étaient des lâches, que ce n'était point le moment de se battre, qu'il fallait le faire quand ils étaient sous leurs couleurs : M. Dobson étant venu, ils lui présentèrent la conduite de ce maître-canonnier, qu'il réprimanda vivement.
La réponse du capitaine Hutchinson, agent, n'étant point encore arrivée, et le peu de prisonniers qui se trouvaient dans le parc, continuant à demander leur ration, une fantaisie s'empara du capitaine du ponton, qui s'avisa de vouloir les faire descendre dans leurs batteries, à quoi ils n'obtempérèrent point, en alléguant qu'on voulait les faire mourir de faim, puisqu'on les renfermait sans vivres ; que depuis la veille ils n'avaient point mangé, et que cette journée étant très avancée, la faim les tourmentait ; qu'ils demandaient au moins à prendre l'air dans le lieu de leur prison habituelle, l'heure de compter n'étant point arrivée (il était deux heures après-midi, et l'on compte à six).
Mais ces justes réclamations furent vaines, car au même instant le capitaine qui, dans l'état d'égarement où il se trouvait, avait vociféré à diverses reprises aux soldats Fire ! fire ! Shoot them ! fit mettre le lieutenant Oneil, commandant le détachement, à la tête de la garnison du ponton, et de quelques autres soldats étrangers au bord, lui donna ordre de se rendre dans le parc, où effectivement il descendit par une porte de derrière ; alors les prisonniers (un seul desquels avait un couteau à la main, mais dont il ne fit aucun usage, puisque pas un des Anglais ne reçut la moindre égratignure), se retirèrent tranquillement jusqu'au fond du parc, où les soldats, baïonnettes croisées, les joignirent et parvinrent à environ deux pas de distance de ceux qui n'avaient point encore pu descendre dans leurs batteries, l'entrée du panneau n'étant que de la largeur d'un homme ...
Le master Smaté de ce ponton se présenta, ayant un pistolet à la main, dont il lâcha la charge sur les prisonniers qui se précipitèrent pour descendre ; au même instant, arriva le master du ponton le Nasseau, qui écarta les soldats avec les deux coudes, frappant du pied, et criant : Fire ! fire. - Ce fut le signal du plus affreux assassinat, car il partit au même instant une trentaine de coups de fusil, qui tuèrent trois hommes restés étendus sur le bord du panneau, en blessant deux autres, morts des suites de leurs blessures dans la nuit du même jour, et sept autres prisonniers, parmi lesquels il y en a dont l'existence n'est plus à compter.
Ce carnage horrible, dont l'histoire ne fournit point d'exemple, aurait continué ; aucun chef ne faisait cesser le feu, si la prudence et l'humanité d'un seul sergent, nommé Gait, qui conserva la vie au reste des infortunés qui n'avaient pas pu se jeter dans les batteries, n'eût empêché, mais avec grand'peine, les soldats anglais d'assassiner, du canon du fusil sur l'estomac, la victime que chacun d'eux semblait se choisir, dans le temps même qu'ils étaient dans l'échelle pour descendre.
Les prisonniers ne peuvent terminer leur procès-verbal, sans témoigner à M. Dobson, chirurgien en chef de ce dépôt, la reconnaissance qu'ils lui doivent, pour les efforts qu'il a faits pour empêcher l'effusion de sang, qui n'aurait point coulé s'il eût commandé le ponton. - De tout quoi, nous avons fait le procès-verbal que nous affirmons sincère et véritable, et conforme aux évènemens qui ont eu lieu sous nos yeux, et dont copies seront adressées, tant à Leurs Excellences les ministres de l'Empire français, qu'aux autorités de Sa Majesté britannique, dont nous réclamons la justice et la protection dues à tous prisonniers de guerre.
Fait et clos, à huit heures du matin, le 1er juin an 1811, à bord du ponton le Samson, où dit est, et auquel procès-verbal, les prisonniers présens aux évènemens ont signé après lecture faite.
Loriol, lieutenant au 45e régiment, S.-R. Neveu, prisonnier otage, Mesonon, lieutenant au 45e régiment, Pierre Fauqueux, François Quezel, capitaines ; Lebeau, agent comptable ; Naulin, officier de corsaire ; Donnai, officier de corsaire ; Gustave Ernouf, sergent d'artillerie ; Maquet, Henry, Maréchal, l'abbé Delpierre, Lemarie, Girardin, Louis-le-Roy, Dais, Bessini, Alexandre, Chevalier, Michel, Martel, La Brumne, François Pascal, Jean Le François.
Liste des tués et blessés le 31 mai 1811.
Joseph Guilmain, natif de Langres en Bourgogne, âgé de vingt-six ans, soldat au 37e régiment d'infanterie légère, tué par quatre balles.
Erné Voisin, natif de La Flèche, âgé de vingt-six ans, soldat au 66e régiment, tué par quatre balles.
Jean-Charles Malingouck, du Port-Louis, département du Morbihan, âgé de vingt-un ans, mousse provenant du vaisseau le Scipion, tué par une balle dans la tête.
Louis de Beausset, capitaine au 5e régiment d'infanterie légère, provenant de la capitulation de la Martinique, né à Nantes, âgé de vingt-sept ans, blessé par deux balles ; mort au vaisseau-hôpital, le 2 juin 1811.
Joseph Lecocq, né à Bayonne, département des Basses-Pyrénées, âgé de vingt ans, novice, provenant de la lettre de marque l'Iphigénie, blessé par une balle ; mort au vaisseau-hôpital, le 31 mai 1811.
Joseph Aubert, né à Lyon, département du Rhône, âgé de vingt-quatre ans, soldat au 23e régiment d'infanterie légère, blessé par deux balles ; mort au vaisseau-hôpital, le 1er juin 1811.
Louis Le Roy, né à Chambéry, âgé de vingt-sept ans, matelot, provenant du vaisseau le Pluton, blessé de deux balles.
François Catherine, né au Hâvre, âgé de trente-un ans, matelot, provenant du corsaire la Rancune, de Cherbourg, blessé par une balle.
Antoine Balidat, domicilié à Dieppe, capitaine de corsaire, blessé par une balle.
Louis Lelay, né à Guingamp, âgé de dix-neuf ans, novice, provenant du vaisseau la Ville de Varsovie, blessé par cinq balles.
François Hosne, de Saint-Denis près Paris, âgé de vingt-neuf ans, matelot, provenant de la frégate la Guerrière, blessé par un coup de baïonnette.
Olivier-Marie Le Rendu, né à Granville, âgé de vingt-deux ans, matelot, provenant de la frégate la Libre, blessé par une balle.
Le massacre que nous ne pûmes éviter, attendu qu'il paraissait prémédité pour servir d'exemple, ayant été consommé, nous sentîmes qu'il ne nous restait pas d'autre conduite à tenir que de poursuivre des coupables ; en conséquence nous nous mîmes à dresser ce procès-verbal, et nous écrivîmes le soir au transport-office, pour réclamer contre l'injuste réclamation des dégâts : le 1er juin, il vint à bord la commission qu'on appelle coroner inquiest, c'est-à-dire une demi-douzaine de particuliers, nommés par la justice, pour faire la levée des corps, et pour constater la cause du massacre. Ils appelèrent le commandant du ponton, son secrétaire, l'officier de garnison, nommé Thomas Oneil, et le master Smaté, du Samson, pour les interroger ; après avoir juré sur la Bible de ne dire que la vérité, ils firent les dépositions les plus mensongères et les plus calomnieuses contre les prisonniers et leur prétendue révolte ; après avoir écouté longuement ces quatre personnes, on me fit appeler, à mon tour, pour faire ma déposition, dont ils n'écrivirent tout au plus que la moitié ; ensuite ils entendirent très promptement, parce que la nuit s'approchait, M. Coriol, lieutenant au 51e régiment : nos deux dépositions changèrent cependant un peu leur manière de penser sur le compte des prisonniers et sur celui des Anglais, leurs assassins ; mais, rendus à terre, ils n'en déclarèrent pas moins dans leur procès-verbal que c'était un homicide justifiable, comme on peut le voir par l'extrait suivant du journal anglais the Kentish-Courrier, au 4 juin 1811 (Courrier du comté de Kent, 4 juin 1811).
Les prisonniers détenus à bord des vaisseaux-prisons dans la Medway, ayant fait de considérables dégâts, dans leurs efforts réitérés de s'échapper, en coupant les côtés, les beaux et les tillacs de plusieurs vaisseaux ; le gouvernement a dernièrement arrêté que les frais des réparations de ces dommages seraient payés par les personnes qui les ont occasionnés ; le seul moyen qui pût être adopté à cet effet était de mettre les prisonniers à une diminution de vivres.
Conformément à ce plan, les hommes qui ont fait quelques dégâts ont été retirés du vaisseau où ils étaient détenus, et ont été transférés à bord du Samson (qui est ainsi devenu le réceptacle des plus entreprenans et dangereux prisonniers), où ils reçurent les deux tiers de la ration.
Cette mesure excita un grand mécontentement dans ceux qui en souffrirent, et vendredi ils devinrent extrêmement brigands et séditieux ; le commandant du ponton le Samson fit aux prisonniers des remontrances sans effet ; ils se livrèrent à des actes de violence, entr'ouvrirent une cloison pour se procurer des vivres : et on observera qu'ils s'armèrent de couteaux qu'ils avaient auparavant aiguisés et préparés : dans ces circonstances, le commandant se vit réduit à la nécessité d'ordonner au lieutenant de marine Oneil de se rendre avec une partie de ses hommes dans la grande rue (Parc) pour se saisir des séditieux les plus actifs. Quand le lieutenant Oneil fut dans la grande rue, un prisonnier voulut le poignarder, mais fut, au même instant, tué d'un coup de fusil par un soldat ; tout le détachement commença à faire feu jusqu'à ce que les prisonniers devinrent soumis. - Dans cette malheureuse affaire, trois prisonniers ont été tués et sept blessés, trois des blessés sont morts depuis au vaisseau-hôpital le Trusty. Samedi, on assembla un juré de coroner, qui, après avoir duement examiné chaque témoin essentiel, prononça en homicide justifiable.
Suite à la justification des prisonniers.
Le 2 juin, au matin, il vint à bord du Samson une commission de charpentiers de divers pontons de la rade, pour faire une nouvelle estimation des dégâts, comme nous l'avions demandé dans notre lettre au transport-office du 31 mai ; quoiqu'ils ne nous donnassent pas connaissance du résultat de leur travail, nous sûmes qu'ils avaient estimé les dégâts à la modique somme de 2,280 francs.
Voici quels étaient ces dégâts :
Quatre plaques de fer battu de seize pouces de long et cinq lignes d'épaisseur ; un morceau de cézage de quinze pouces carrés sur quatre d'épaisseur (le morceau de l'autre trou avait été remis en place, et la membrure n'avait pas été attaquée) ; - trois demi-journées d'ouvriers.
Le 5 juin, il vint à bord du Samson une commission nommée par l'amiral de Sherness, composée de trois capitaines de vaisseau, pour prendre connaissance de l'affaire : après avoir eu, au préalable, une conférence avec le commodore Fork et le commissaire des prisonniers, qui les accompagnèrent à bord du Samson, ils interrogèrent en détail les quatre personnes déjà mentionnées ; cette fois je fus le seul prisonnier appelé pour déposer dans l'affaire ; mais ils se bornèrent à entendre tout au plus la moitié de ma déposition, encore ne la mirent-ils pas par écrit.
Ces trois capitaines de vaisseau partirent le même soir pour Sherness, portant à l'amiral une copie de notre procès-verbal, dont nous envoyâmes également une copie au commissaire des prisonniers, une au transport-office, auquel nous en adressâmes une autre pour le gouvernement français, qui, je présume bien, n'est pas arrivée à sa destination.
Je ne sais pour quel motif, le 7 juin, deux de ces mêmes capitaines de vaisseau revinrent à bord ; ce jour-là ils n'appelèrent aucun prisonnier français, et le commissaire, ainsi que le commodore, restèrent long-temps sur le gaillard de derrière pour écouter les diverses réclamations des prisonniers, auxquels, contre leur ordinaire, ils ne refusèrent rien de ce qu'ils demandaient, et cela sans doute dans la vue de les calmer.
Il n'est sorte de moyens que les Anglais n'aient employés pour étouffer cette affaire, ou, au moins, pour en prévenir les suites funestes.
Plusieurs officiers français qui se promenaient sur le gaillard d'arrière furent accostés ce jour même par le commodore du ponton, avec une urbanité et une honnêteté contraires aux procédés journaliers des Anglais envers nous ; ces messieurs leur firent mille éloges sur leur bonne conduite et leurs dispositions pacifiques pendant cette malheureuse journée.
Ils ne se bornèrent pas à ces plates adulations, leur annonçant en outre qu'ils allaient écrire au transport-office, et solliciter leur renvoi au cautionnement ; ajoutant qu'ils ne doutaient nullement du succès de leur demande.
C'est rendre hommage à la vérité, et une justice à mes camarades, de dire qu'ils participèrent, malgré tout cela, tant à la confection du procès-verbal qu'aux demandes qui furent faites auprès des diverses autorités d'Angleterre ... Ce qui prouve combien les éloges que les Anglais leur prodiguèrent étaient intéressés, et la fausseté de leurs promesses, peu de temps après que l'affaire fut étouffée, et lorsqu'on ne craignit plus rien de notre part, le commandant du ponton leur fit les reproches les plus malhonnêtes et les plus durs sur ce qu'ils avaient eu l'indignité de signer une pièce aussi mensongère que le procès-verbal, dont il venait, dit-il, de prendre lecture pour la première fois, quoiqu'il l'eût entre les mains, dans le temps que, de concert avec le commodore et le chirurgien, il leur faisait d'aussi belles protestations : tel est le caractère, vil, faux et perfide des Anglais. Quelles que fussent les réclamations faites par les prisonniers, ils ne purent jamais obtenir que l'évaluation des dégâts fût réduite à sa juste valeur ; et, après avoir été massacrés, ceux qui ont survécu à cet horrible assassinat ont été réduits pendant dix jours aux deux tiers d'une modique ration, qui suffit à peine en entier pour les faire exister.
Les démarches que nous avons faites pour obtenir justice contre les assassinats n'ont produit d'autres résultats que le rassemblement de ces deux commissions qui employèrent tous les moyens possibles pour étouffer une affaire horrible, qui eût compromis tout à la fois le commodore, le commissaire, le lieutenant commandant le ponton, et beaucoup d'autres personnes même, et qui, rendue publique dans son véritable jour, eût excité l'indignation et l'exécration publiques, et peut-être même provoqué de justes représailles de la part du gouvernement français, qu'on a toujours craint et cherché à éviter.
Communiqué par M. de Châteaugiron.
Extrait : Revue rétrospective ou Bibliothèque historique
Tome XII - 1837 (SER2, T12, N17)
EXTRAIT : HISTOIRE DES PONTONS ET PRISONS D'ANGLETERRE
PENDANT LA GUERRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
par A. Lardier
Tome 2 - 1845
C'était à Chatham, en 1811, à bord du ponton le Samson. Un embaucheur avait été sur tous les pontons, recruter des étrangers pour servir dans les armées de l'Angleterre, répandant les trompeuses promesses auxquelles quelques-uns se laissaient prendre. Partout il avait été accueilli par le sarcasme, poursuivi par des cris de mépris et de malédiction. Ces manifestations avaient été plus énergiques à bord du Samson que partout ailleurs. Là, les prisonniers s'étaient rués en masse sur l'embaucheur, l'avaient maltraité, l'avaient contraint de fuir à la hâte, malgré la protection du commandant et des soldats, protection bien impuissante, car la garnison refoulée par les prisonniers qui se précipitèrent entre elle et le recruteur, ne pût être qu'impassible témoin de sa honte et des avaries dont on l'accablait.
Cette conduite était déjà un grief terrible dont le commandant du ponton se promettait bien de tirer une vengeance exemplaire à la première occasion. Une circonstance nouvelle vint ajouter à sa colère et à son désir de répression. Dans la nuit qui suivit cette scène, dix-huit prisonniers s'évadèrent après avoir fait un trou au ponton. Deux se noyèrent avant d'arriver à terre ; les autres, poursuivis et traqués par les milices et les paysans, furent repris, et ramenés au ponton et mis au cachot.
Il semblait que le châtiment des coupables, puisqu'on s'obstinait à les considérer comme tels, et dont deux avaient été punis de mort, aurait dû suffire à la vengeance anglaise, puisque les autres prisonniers n'y étaient pour rien. Il n'en fut point ainsi : Tous les prisonniers indistinctement furent enfermés et mis à la demi-ration. Quand on les fit sortir, pendant une demi-heure, pour la distribution des vivres, ils ne purent s'empêcher de pousser des huées et des vociférations arrachées par une mesure aussi inique.
Oubliant toute modération et toute retenue, le commandant se précipita sur eux, saisit un officier à la gorge et se colleta avec lui. Celui-ci le repoussa avec force et le fit tomber lourdement sur le pont, aux pieds de ses soldats, rangés à quelque distance. En se relevant il ordonna de faire feu, et les soldats qui étaient prêts, exécutèrent l'ordre à l'instant. Huit Français tombèrent morts, entr'autres le lieutenant d'infanterie Dubeausset, celui avec qui le commandant avait eu à faire, un plus grand nombre furent plus ou moins dangereusement blessés.
Le lendemain les prisonniers adressèrent une plainte au commandant en chef du dépôt. Une instruction eut lieu, et douze soldats de marine et leur chef furent envoyés devant les assises. Mais ils étaient sans inquiétudes : de nombreux précédents, dans des affaires du même genre, les rassuraient complètement. En effet, le jury les acquitta, qualifiant leur crime de justifiable homicid. C'est ce qui avait toujours lieu, lorsque la mort de quelque prisonnier français avait été la suite immédiate, soit d'un acte de brutalité de la part d'un soldat, soit de la volonté préméditée d'un chef, comme dans la circonstance dont je viens de parler. J'ai déjà dit quelques mots de la manière dont se comportaient les soldats des garnisons, lorsqu'il s'agissait de faire sortir les prisonniers pour l'appel. Citons encore quelques mots du général Pillet qui, comme moi, a été témoin oculaire de ces faits :
"Au moment, dit-il, où l'on doit compter, des soldats descendent pour faire monter les prisonniers, et il se commet alors des actes effroyables de brutalité ; plusieurs fois des prisonniers ont été percés de bayonnettes ou estropiés à coups de sabre, parce qu'ils ne montaient pas assez vite au gré d'un soldat ivre. Dans ce cas, il n'y a aucun redressement à espérer ou à obtenir. Le colonel Vatable et moi, témoins et presque victimes d'un pareil acte de barbarie, vîmes tomber un malheureux sous les coups de sabre d'un soldat ; il reçut une forte entaille au bras. Nous témoignâmes notre indignation ; pour tout redressement de notre plainte, il nous fut répondu que le soldat était un peu brutal, qu'il avait bu, mais que pareille chose n'arriverait plus. Le lendemain on ordonna que le colonel et moi fussions désormais enfermés l'un et l'autre, avant l'appel pour compter, afin que nous ne fussions pas témoins et que nous ne pussions pas nous plaindre de l'assassinat de nos compatriotes. C'est de cette manière que se rend généralement en Angleterre, la justice en faveur des prisonniers de guerre Français ; un crime que l'on commet contre eux, devient toujours le précurseur d'une aggravation de peines et de persécutions pour eux.
Je déclare, avec pleine connaissance de cause, que plus de cinq cents Français ont péri de cette manière, sans qu'il ait été possible d'obtenir justice ; qu'une quantité considérable restera estropiée et hors de service, par les coups de feu, les coups de bayonnette, les coups de sabre, etc.
Après avoir subi tant de mauvais traitements, après avoir éprouvé tant de dangers, les prisonniers de guerre n'ont encore pas connu toute l'horreur de leur destinée ; si leur santé a résisté à tant de maux, les maladies viennent y mettre le comble." ...