1793-1794 - DEUX PRISONNIERES DE LA PRISON DES PÉNITENTES DE POITIERS - MME ET MLLE SAVATTE DE GENOUILLÉ
DEUX PRISONNIERES DE LA PRISON
DES PÉNITENTES DE POITIERS
(1793-1794)
Peut-être ne sera-t-il pas superflu de faire intervenir ici le témoignage d'une dame de Céris, née de Savatte de Genouillé, incarcérée aux Pénitentes en 1793 et 1794.
Un très intelligent collectionneur Théophile de Coursac, au temps du Second Empire, eut l'idée de recueillir, parmi les vieillards de Poitiers, les souvenirs conservés de l'époque révolutionnaire. Beau-frère de M. Hilaire de Curzon, il a laissé quantité de papiers donnant les résultats de son enquête, et Mlle Louise de Curzon, sa nièce, aujourd'hui propriétaire de ces papiers, nous a permis d'en consulter un certain nombre. M. de Coursac n'avait pas seulement interrogé des gens du monde, mais des domestiques, des gens du peuple, et il avait enquêté dans les hôpitaux, aux Incurables, à l'Hôpital Général, chez les Petites Soeurs des Pauvres.
Le 19 février 1859, Madame de Céris, âgée de quatre-vingt-cinq ans, raconta qu'en 1793, étant encore jeune fille, et n'ayant que dix-neuf ans, elle fut arrêtée et incarcérée aux Pénitentes ; elle y entra peu de temps avant sa mère, Madame de Savatte de Genouillé (Marie-Thérèse-Eulalie), qui venait d'être accusée d'avoir caché chez elle un prêtre réfractaire, rue de Penthièvre, semble-t-il, et tout près de la rue du Collège. Bien qu'elles fussent dans la même prison, l'une et l'autre, il ne leur était pas permis de se voir, si ce n'est tout à fait exceptionnellement ; mais quand elles redevinrent libres, la fille apprit tout ce qu'avait souffert la mère, si bien que le récit fait par elle, bien plus tard, à M. Coursac, s'applique à la fois à l'une et à l'autre.
En 1790, Mme de Savatte était devenue veuve ; elle avait alors quarante ans, et avait trois enfants, deux garçons et une fille. Si jeunes que fussent ses fils, ils venaient d'émigrer, et en 1795, ils furent fusillés à Quiberon. Mère d'émigrés, Mme de Savatte ne pouvait qu'être suspecte ; et, en 1793, elle le fut d'autant plus qu'elle se montra, soit au château de Genouillé, soit à Poitiers même, une des femmes les plus acharnées à mener le combat contre l'interdiction du culte catholique. Tout naturellement, à Poitiers, sa maison fut signalée comme relevant du régime des "visites domiciliaires" ; si bien que la police fit, un jour, irruption chez elle. Or elle venait précisément d'y cacher un prêtre de Thouars, du nom de Pommier, sous une trappe, dans son grenier. Appréhendant de le voir aux mains de l'ennemi, elle lui avait fait parvenir un paquet de cordes, pour l'inviter à fuir, par une fenêtre ; mais les policiers déclarèrent vouloir démolir la maison plutôt que de laisser s'enfuir le prêtre qu'on venait, disaient-ils, de leur signaler. Le prêtre les entendit, et prit le parti de se livrer. Ayant refusé le serment à la Constitution civile et célébré, disait-on, la messe en Vendée, il fut poursuivi comme émigré-rentré, traduit devant le tribunal criminel de la Vienne, condamné à mort et exécuté le 22 pluviôse.
Vraisemblablement par suite ce fut donc vers la fin de pluviôse que Mme de Savatte fut incarcérée. Un singulier accueil lui fut fait, dit sa fille, par la femme de son geôlier-chef, la femme Raguit. Cette gardienne redoutée, voyant que la prisonnière était de petite taille, l'aurait ainsi raillée cyniquement : "En voilà une, aurait-elle dit, qui n'est pas grande, mais nous la raccourcirons encore".
La malheureuse se vit conduire, avec sa servante, en un des quatre cabanons du premier étage, que l'on réservait aux prisonnières les plus compromises ; la pièce était fort étroite, pas du tout aérée, et il était d'autant plus difficile d'y respirer, que la servante était "punaise", et exhalait une fétide odeur. Qu'on joigne à cela que Mme de Savatte se trouva sans linge de rechange. La Nation avait opéré la saisie de son linge, mais, dans sa prison, ne se préoccupa pas de lui en rendre. La Nation ne donnait qu'une chemise à chaque prisonnière. Point de serviettes d'ailleurs, bien que chez Mme de Savatte, on en eût saisi vingt-quatre douzaines. Ce fut d'ailleurs seulement en l'an VI que l'administration centrale de Poitiers attribua aux détenues des Pénitentes vingt-quatre draps, soixante chemises, et quelques serviettes. Les assignats qu'on avait trouvés sur Mme de Savatte furent naturellement saisis, trois cents livres, dit sa fille, six cents, reconnaît le greffier du tribunal criminel, le fameux Bobin. A plus forte raison, ses bijoux lui furent-ils enlevés. (1)
Dans les cabanons résidèrent, comme Mme de Savatte, Mlle Gauffreau, Mlle La Coudre, la supérieure des Incurables, la soeur Avé, et, à un moment donné, la vicomtesse de Chasteignier avant sa condamnation pour accaparement de denrées. Les prisonnières des cabanons n'avaient droit de sortir que deux heures par jour, et sous la surveillance d'un geôlier qui parfois les malmenait. De retour chez elles, toutefois, elles pouvaient échanger quelques mots, sur le seuil de leur porte.
On sait qu'en 1793, le vendredi saint, sur la place Notre-Dame, Mme de Savatte figura avec Mlle Gauffreau et plusieurs autres, sur un échafaud, exposée aux regards du peuple, attachée à un poteau avec un écriteau à son nom, donnant les causes de sa condamnation.
La révolution de thermidor lui rendit la liberté ; et, devant la geôlière Raguit, qui lui avait prédit qu'elle serait décapitée, et qui changeait de ton, se félicitant de la mort de Robespierre, elle se contenta de sourire, et de dire ironiquement : "Il me semble bien que je suis encore ici tout entière, avec ma tête." D'après le récit de Mme de Céris, la réaction thermidorienne n'aurait pas été cependant pour sa mère, une époque de paix, car un jour elle courut un "grand danger". Des "aigrefins" seraient venus la trouver, et, connaissant bien ses "opinions royalistes", lui auraient tendu ce piège : "Il n'y a plus à tortiller, dirent-ils, il faut se prononcer. Veux-tu la République, ou un Roi ? - Un Roi, fut sa réponse. - Le signerais-tu ? - Oui." Et elle signa. Une dénonciation, nous dit Mme de Céris, fut aussitôt portée aux autorités. Mais une femme dont on disait souvent du mal, quelquefois du bien, en fut avertie et intervint. C'était, dit Mme de Céris, la "femme du Proconsul" de Poitiers. Ce proconsul ne pouvait être qu'Ingrand, si puissant d'ailleurs, comme secrétaire du Comité de Sûreté générale, qu'il put faire casser les décisions du Représentant en mission, Chauvin-Hersaut. La citoyenne Ingrand passa au Comité révolutionnaire, se fit remettre la dénonciation contre Mme de Savatte, et la déchira aussitôt :
"Vous voulez fonder la République, aurait-elle dit, et vous commettez de tels actes !" Mme de Savatte n'aurait connu le service rendu par la femme du "Proconsul" que cinq mois plus tard. Et Mme de Céris conclut que, chez les pires révolutionnaires, il pouvait se relever de belles actions.
Moins tragique, et moins inquiétante, fut la déposition de Mme de Céris, en ce qui la concernait elle-même. Elle ne subit pas les mêmes épreuves que sa mère, et elle était bien jeune quand elle fut emprisonnée. Elle ne fut pas mise au secret comme Mme de Savatte ; elle ne fut pas logée dans un cabanon, avec une femme "punaise". Deux gendarmes, sans doute, l'ont introduite aux Pénitentes, mais elle n'a pas eu affaire à une gardienne mettant sa gloire à lui débiter des railleries sinistres. Elle s'est vue introduite en une "chambrée", où travaillaient et causaient une douzaine de femmes dont quelques-unes lui étaient connues. Une demoiselle Hérault s'est précipitée pour lui serrer les mains, et la comblée d'amitiés. Toutes l'ont accueillie avec des sourires, comme si elles eussent été enchantées de la voir se joindre à leur société. Elles travaillaient autour d'une table, éclairées par "une seule chandelle", et, comme il faisait froid, elles ne se réchauffaient qu'avec des chaufferettes sous leurs pieds.
Une dame demanda à Mlle de Savatte si elle savait travailler. "Je sais filer", répondit-elle. On s'extasia ; on lui passa une quenouille, et elle fila. "On voulait, dit-elle, me rendre un double service, m'occuper pour me distraire, me procurer des ressources, me faire gagner un écu de papier, dont je pourrais avoir besoin pour vivre."
Charmant accueil par conséquent à la prisonnière de dix-neuf ans. Et, quand il s'agit de se coucher, on lui offrit un matelas sur lequel venait de mourir un épileptique ; mais aussitôt Mme des Landes s'écria ne pouvoir souffrir que, pour une première nuit passée en prison, la jeune fille s'étendit sur un tel matelas, et elle apporta le sien à Mlle de Savatte, qui dormit à côté d'une demoiselle Méchain et de Mme de Coral.
Il n'était sans doute qu'assez peu réjouissant d'être installée au-dessus des "filles de joie" qui logeaient au rez-de-chaussée, et moins encore de les voir se précipiter au premier étage pour entendre le perroquet d'une dame Leclerc. L'oiseau répétait tout ce qu'il entendait et notamment ce propos de Mme de Savatte : "Tout est cher. Mais qu'est-ce que cela fait, quand on n'a pas d'argent ?" Par bonheur le perroquet se rendait compte que les "filles de joie" ... n'étaient pas de société choisie, et quand il les voyait monter à son étage, il devenait muet. Dès lors, sa maîtresse n'avait plus qu'à dire : "Ce n'est pas moi qui lui tiens la langue."
Quand Mme de Savatte fut condamnée à figurer au Pilori, avec Mlle Gauffreau et quelques autres femmes, sa fille supplia le président du tribunal criminel Maignien-Planier de lui permettre d'accompagner sa mère pour lui donner le courage d'affronter son humiliation ; l'ancien prêtre, qui se prétendait accessible aux prières des femmes, lui aurait répondu qu'en d'autres circonstances la jeune fille pourrait être "réservée" pour figurer "sur un plus grand théâtre". Ce cruel président entendait parler d'un procès et d'une exécution possible à Paris même. Cette réponse fut répétée, si bien que des parents de la jeune fille, les de Boisgrollier, l'accréditèrent, et qu'aux Hospitalières on parla couramment d'un procès prochain de la jeune fille.
La mort ne lui devait pas venir de cette façon, mais, aux Pénitentes, elle s'en crut parfois menacée par un effroyable régime alimentaire. Le "pain d'égalité", le "pain légal", comme on disait, donnait la dysenterie à toutes les prisonnières ; et, pour comble de misère, elles en venaient parfois à le regretter, car on restait très bien un jour entier sans rien leur donner à manger. Leur boulanger faisait, il est vrai, du pain mangeable, mais le vendait des prix fous, et nombre de prisonnières étaient sans argent. Aussi bien Mme de Céris parla-t-elle plus tard, avec attendrissement, d'une geôlière qui eut, un jour, la bonté de lui donner trois petits pains délicieux ; elle les partagea avec ses compagnes, en les découpant en tout petits morceaux. Elle a dit aussi sa profonde reconnaissance envers une Radegonde Brigueil, ancienne servante de sa mère qui, voyant celle-ci hors d'état de la nourrir, quitta la prison, pour aller faire des ménages en ville, gagner sa vie, et rapporter, de temps à autre, à Mme de Savatte, quelques gâteries pouvant lui rappeler le temps de sa liberté.
Il est surprenant que les captives ne fussent pas plus accablées par leurs misères qu'elles ne le furent en effet. Elles se préoccupaient de ce qui se passait en dehors de leur prison, du procès et de l'exécution du jeune Cuirblanc par exemple ; du procès retentissant de la vicomtesse de Chasteigner ; elles se rappelaient son séjour aux Pénitentes, la revoyaient, en esprit, "les mains tendues vers elles, à travers les barreaux de son cachot", comme si la malheureuse eût voulu les supplier de ne pas l'oublier en leurs prières.
Outre ces souvenirs, le témoignage de Mme de Céris évoque la curiosité et l'irritation de ses compagnes de captivité, voyant passer sous leurs fenêtres, rue Corne-de-Bouc, les "déesses" qui, les jours de fêtes nationales, presque nues sur leurs chars, se rendaient au parc de Blossac.
Il n'était pas jusqu'à des incidents imprévus qui pussent apporter du nouveau dans la déplorable existence des détenues. Un jour survint où parmi elles apparut le fameux abbé Coudrin, déguisé en gendarme, et clandestinement il reçut des confessions. Un autre jour, on leur raconta la visite d'un Mr Soyer chez Mme de Moysin, rue des Juifs : et ce fut, pour elles, merveille d'apprendre qu'il s'était "cherché" lui-même dans Poitiers, sans pouvoir se rencontrer.
Suivant son habitude il était sorti costumé en gendarme, et s'était croisé, dans la rue, avec une patrouille de gardes nationaux : il avait demandé au chef ce qu'ils cherchaient, et celui-ci ne le connaissant pas, avait répondu : "Nous cherchons Soyer." - "Ah ! vous cherchez Soyer, avait repris le prétendu gendarme, je vais me joindre à vous ; je ne serai pas de trop, pour vous aider à le trouver." Et aussitôt, la patrouille s'était remise en marche ; elle avait parcouru une grande partie de la ville, et, Soyer demeurant introuvable, le mauvais plaisant avait quitté la patrouille ; on était arrivé à la rue des Juifs, et il était entré chez Mme de Moysin pour conter son aventure. On devine de quelle joie furent saisies les détenues des Pénitentes, en apprenant jusqu'où pouvait descendre la candeur des Gardes nationaux.
N'est-ce pas ici le lieu de conclure, d'après un témoignage recueilli en février 1859, que l'esprit français de bonne humeur et de raillerie, même au temps de la Terreur, n'avait pas cessé de se manifester ? Et ne peut-on pas se représenter Mme de Céris, à soixante-cinq ans de l'aventure Soyer, se la rappelant, la raconter gaiement, et son enquêteur de Coursac s'évertuant à retenir tous les détails du récit.
Mémoires de la Société des Antiquaires de l'Ouest
Tome quatorzième - Année 1937