14 août 1794 - COMMISSION MILITAIRE SPÉCIALE DE BORDEAUX - JUGEMENT ET CONDAMNATION DE JEAN-BAPTISTE LACOMBE
LIBERTÉ, ÉGALITÉ
JUGEMENT RENDU
PAR LA COMMISSION MILITAIRE SPÉCIALE
ÉTABLIE A BORDEAUX,
Qui condamne Jean-Baptiste LACOMBE, ci-devant instituteur, ex-Président de la Commission militaire de Bordeaux, à la peine de mort, comme exacteur, concussionnaire, prévaricateur, corrupteur des moeurs et de l'esprit public, et comme tel, traître à la Patrie.
Du 27 thermidor, l'an deuxième de la République française, une et indivisible.
AU NOM DE LA RÉPUBLIQUE FRANCAISE, UNE ET INDIVISIBLE,
La Commission militaire spéciale établie à Bordeaux, par arrêté du représentant du peuple Ysabeau, en date du jour d'hier, pour juger Lacombe et ses complices, a rendu le jugement suivant, auquel ont assisté les citoyens Lataste, président ; A. Frigière, Seguy, Azevedo et Clochard, membres de ladite commission.
A été amené à l'audience, un particulier qui a dit se nommer Jean-Baptiste Lacombe, natif de Toulouse, domicilié à Bordeaux, district dudit, département du Bec-d'Ambès, âgé d'environ 55 ans, ci-devant instituteur, ex-président de la ci-devant commission militaire de Bordeaux.
Le citoyen Derey, commissaire des guerres, accusateur public a dit :
CITOYENS,
"Lacombe est accusé d'avoir commis les plus grands crimes, en se couvrant du masque de toutes les vertus. Les pièces du procès prouvent que jamais on ne trahit avec plus d'audace la confiance du peuple et de ses représentans ; que jamais on n'abusa plus indignement des fonctions de juge ; que jamais un homme plus coupable n'occupa la justice !
Les pièces du procès sont nombreuses : le temps de les lire et d'en combiner les faits a été court. A peine ai-je pu trouver celui d'en transcrire le résultat ; mais la soif de la justice dévore le peuple ; il importe de céder à son impatience ; c'est l'impatience des vertus républicaines : le peuple provoque un grand exemple de sévérité, il faut le lui donner."
Lecture a été faite des pièces, après quoi l'accusateur public reprenant la parole a dit :
CITOYENS,
"Vous venez d'entendre la lecture des pièces du procès ; elles vous présentent le tableau le plus hideux. Vous y voyez Lacombe escroc, juge prévaricateur, contre-révolutionnaire, et toujours hypocrite.
Suivons-le dans les trois époques de sa vie, afin que nous prenions une juste idée de sa bassesse et de la perversité de ses inclinations.
Quelle fut sa conduite avant la révolution ? comment s'est-il conduit depuis la révolution, et avant de parvenir à la place de président de la commission militaire ? comment s'est-il conduit dans les circonstances des fonctions de cette place ?
Quelle fut sa conduite avant la révolution ?
Il nous apprend lui-même qu'il est né à Toulouse : il nous dit qu'il y exerça l'état d'instituteur avec succès, et que depuis environ dix ans, il vint se fixer à Bordeaux.
Lacombe, instituteur ! Quel homme pour instruire les enfants dans les principes de la morale, pour développer dans leurs âmes le germe des vertus que la nature y a placé !
Il avait vingt-huit ans quand il vint à Bordeaux : il était marié. Sa femme a dit qu'ils étaient pauvres à Toulouse, et qu'à leur arrivée à Bordeaux, ils n'avaient qu'un peu d'argent et leur linge. Quoi ! Lacombe, qui avait eu des succès comme instituteur à Toulouse, n'avait presque rien quand il arriva à Bordeaux !
Mais, Citoyens, un fait qui a certainement fixé votre attention, nous offre contre lui les présomptions les plus désavantageuses sur la réputation qu'il avait à Toulouse. Il ne quitta Toulouse, que parce qu'il y fut sans doute trop connu, et il vint à Bordeaux, parce que la population, le commerce et l'opulence de cette grande cité assurent malheureusement à un intrigant plus de ressources et plus de moyens de cacher la turpitude de ses actions et de faire des dupes.
Rappelez-vous la déclaration du citoyen Merzeau, l'un des plus anciens, des plus francs, des plus vertueux républicains. Vous avez vu Lacombe participer au vol d'une voiture de Colineau, sellier, cours de Tourny ; vous l'avez vu participer au vol de 1200 francs de livres chez Ducot, libraire. Vous l'avez vu avec un personnage qui jouait le rôle d'un lord, pour mieux surprendre le sellier et le libraire ; vous l'avez vu ensuite escroquer pour 800 liv. de toiles au citoyen Meizeau ; et comment ? Pour faire illusion au citoyen Merzeau, et s'assurer du crédit auprès de lui, il envoya sa femme élégamment parée, et dans une voiture, qui choisit et emporta la toile. C'est ainsi que cet instituteur, qui avait eu des succès à Toulouse, fondait des succès à Bordeaux ; c'est ainsi qu'il apprenait, dans sa famille, l'art de l'intrigue et de l'escroquerie ; c'est ainsi qu'abusant de la faiblesse de sa femme, il la rendait complice de ses bassesses criminelles ! Ces faits et une foule d'autres que l'opinion publique lui reproche, nous disent assez ce que fut Lacombe avant la révolution ; voyons ce qu'il a été depuis.
Personne n'ignore que partout il y a des intrigans, des fourbes, des hommes atroces qui ont pris le masque révolutionnaire pour cacher leurs menées, tromper le peuple et ses représentans, parvenir aux places, et écraser la liberté.
Point de liberté sans vertu ; point de liberté avec la licence. Eh ! comment faire adopter ce principe républicain à des hommes dont tout l'amour pour la patrie consiste dans la violence de leurs déclamations ? qui crient pour en imposer à la bonne foi et à la crédulité d'un peuple généreux et sans défiance ; qui parlent toujours de république, et qui ont dans le coeur le despotisme avec toutes ses fureurs ; qui parlent de la vertu, et qui ont l'âme flétrie des vices les plus vils ; qui parlent de liberté, pour enchaîner, pour asservir les autres citoyens ?
En 1790, Lacombe tenait un pensionnat dans une maison qu'il avait louée du citoyen Lisleferme. Il acheta six ou sept tonneaux de vin à une veuve, pour la consommation, disait-il, de son pensionnat ; ce vin n'était pas payé, et il fallait le soustraire et se soustraire soi-même aux poursuites de la veuve. Il en fit une vente simulée à un nommé Poireau, maître écrivain, avec déclaration que Poireau l'avait payé ; ce vin fut déplacé, et Lacombe quitta la maison, en sorte que la veuve, à qui le prix de ce vin était dû, ne sut pendant quelque temps où étaient Lacombe et son vin.
Heureusement pour elle Poireau prétendit que la vente que Lacombe lui avait faite était sincère. Lacombe se porta à des violences contre Poireau ; ce fut ce sujet de querelle qui conduisit les deux escrocs devant l'officier municipal ; ils arrivèrent devant lui en se traitant réciproquement de fripons ; ils furent mis l'un et l'autre aux arrêts ; comme ils étaient ensemble dans la même chambre, nos deux honnêtes gens s'accordèrent.
L'officier municipal leva les arrêts ; mais soupçonnant que cet accord était fait au préjudice de la veuve, il prit des moyens pour la faire avertir : l'avis fut reçu ; la veuve fit saisir le vin chez Poireau ; cette saisie donna lieu à un procès devant le juge de Saint-Seurin, qui condamna Lacombe et Poireau à payer le vin ; il ne resta à ces deux hommes que la honte de l'escroquerie.
Lacombe se livra donc depuis, comme avant la révolution, aux excès de la plus basse cupidité.
Né avec quelque talent, mais plus parleur que penseur, Lacombe parut se jeter à corps perdu dans la révolution ; il était, à l'entendre, le fléau de l'aristocratie ; il parvint en effet à éblouir les patriotes.
Il alla à Ste-Foi, il y établit une école ; mais sans doute sa conduite et ses manières ne lui concilièrent pas les citoyens, son école ne réussit pas.
Il a osé dire qu'il avait quitté Ste-Foi, parce que cette ville était pleine d'aristocrates et de modérés. Citoyens, c'est une calomnie qu'il a inventée pour pallier les causes qui l'ont ramené à Bordeaux. Sainte-Foi est une des cités qui s'est constamment montrée patriote ; nous avons vu et nous voyons encore dans les fonctions publiques, d'excellens citoyens de cette commune, justifiant tous les jours le choix qu'en ont fait les représentans du peuple, par leur justice, leur humanité et toutes les vertus républicaines.
Le malheur de Bordeaux, suscita dans son sein quelques scélérats qui, d'accord avec les députés intrigans de la Gironde, abusèrent du patriotisme même des citoyens de cette grande cité, pour les précipiter dans des mesures liberticides. Ces traîtres voulaient le fédéralisme ; et ils couvraient leurs horribles complots par le serment de l'unité, et l'indivisibilité de la république, du dévouement absolu à la Convention nationale.
La convention nationale, justement indignée, ne veut plus faire agir que la justice qu'elle doit au peuple français, à sa propre dignité ; la foudre nationale menace une foule de citoyens.
C'est alors que Lacombe quitte Sainte-Foi, et reprend son domicile à Bordeaux ; hardi, déterminé à tout pour faire sa fortune, il se réunit à ceux qu'il avait autrefois ébloui par des phrases sur ses vertus et son patriotisme. Le repentir et la terreur avaient comme anéanti les citoyens dont il aurait redouté le témoignage ; il n'osait plus paraître. Lacombe met à profit ce moment de terreur ; il ne craint plus les contradictions de la vérité ; il sera bien ... les manières et les paroles du patriotisme ; il est proclamé l'ennemi le plus inflexible de l'aristocratie et du fédéralisme ; ses partisans vantent ses talens, ses vertus ; on lui prête presque les moeurs d'un Spartiate : le peuple et ses représentans sont trompés, il est nommé président de la commission militaire.
Voilà quel fut Lacombe depuis la révolution jusqu'au moment fatal où ses intrigues le portèrent à la place de président de la commission militaire ; il fut tour-à-tour vil et insolent ; il ne fut jamais patriote ; peut-on l'être quand on a le coeur corrompu ? Il ne revint à Bordeaux, que lorsqu'il fut assuré de profiter de la terreur et du silence des patriotes, et qu'il pourrait y parler de ses vertus et de son patriotisme, sans aucune crainte de contradiction.
Suivons-le maintenant dans l'exercice des fonctions de président de la commission militaire.
C'est ici qu'il se démontre tout entier ; il paraît tour-à-tour féroce et humain : le riche contre-révolutionnaire obtiendra sa grâce en lui donnant sa bourse ; l'innocent mettra son argent à côté de son innocence, s'il veut être acquitté ; nous avons vu ces odieux marchés dans les pièces de la procédure. Ainsi Lacombe, en prostituant à sa cupidité les augustes fonctions de juge, précipitait la marche de la contre-révolution ; en pillant tout à la fois les contre-révolutionnaires et les patriotes ; il fortifiait les espérances liberticides des uns, et réduisait les autres au désespoir.
Fixons-nous sur quelques-uns des faits qui sont établis dans les pièces du procès.
Vous avez vu la famille de Journu-Aubert déterminée à faire tout ce qui seroit en son pouvoir pour sauver leur parent qui était hors la loi : on proposa jusqu'à 300.000 liv. : Bizat, ci-devant avoué, fut le porteur de parole auprès de Rey, boulanger, l'ami et l'entremetteur immédiat des propositions pécuniaires et du montant des enchères auxquelles Lacombe adjugeoit sa justice. Rey demanda deux jours, au bout desquels il répondit à Bizat que la proposition était acceptée ; il fut remis 205.000 liv. en assignats, et on disposa des bons pour 95.000 liv.
Mais Journu-Aubert, qui ignorait ce que sa famille faisait pour lui, ayant prouvé son innocence et son patriotisme au représentant du peuple, fut réintégré dans la loi. Cet évènement dut déconcerter nos agioteurs. La famille de Journu réclama les 205.000 liv. ; il n'était pas possible de retenir cette somme ; la justice que Ysabeau venait de rendre à un patriote bien connu, arrêtait celle de Lacombe : il fallut se résoudre à la restitution ; mais on temporisa ; on ne remit la somme que peu-à-peu, et comme si on avait imaginé que la famille Journu devait avoir de la reconnaissance pour l'acceptation qu'on avait bien voulu faire d'une somme de cent mille écus, on a retenu une somme de 70 à 75.000 liv. La déclaration de Bizat nous dit elle-même, que Bory, beau-frère de Journu, avait consenti, à laisser 55.000 liv. pour les soins qu'on s'était donnés.
Mais remarquez l'artificieuse tournure de Lacombe et de ses agens ; on masquoit cette horrible concussion du nom d'amende, à laquelle, disoit-on, Journu pouvait être condamné, comme si l'amende devait se déposer dans les mains du président ; comme si elle devait être payée avant le jugement ; comme si Journu devait être condamné avant d'être entendu, et qu'on eût lu ou entendu sa justification ; comme si les juges qui composaient le tribunal avec Lacombe, n'eussent vu et opiné que d'après ses vues.
Chaque jour, pour ainsi dire, est marqué par une prévarication ! Il fit payer 7.200 liv. au citoyen Chappel, 48.000 liv. pour l'élargissement du citoyen Beaux, 52.000 liv. au citoyen Perayre, 20.000 liv. avant l'arrestation de son frère, en lui faisant entendre que ni l'un ni l'autre ne seraient arrêtés, et 12.000 liv. quand son frère eut été arrêté : ici la perfidie et le jeu de la liberté des citoyens sont réunis à la plus insolente concussion !
Il fit payer 160.000 liv. au citoyen Changeur, et sur ce que l'entremetteur se récria ; car Lacombe vouloit d'abord 200.000 liv. il répondit : qui veux-tu qui paye, si ce n'est les riches ? J'ai des enfans, il faut que je leur assure un sort. Malheureux ! Tu ne sentais pas que le souvenir des vertus d'un père qui est mort pauvre est le plus bel héritage qu'on puisse laisser à des enfans. Il est au moins certain qu'aucun crime ne souilla leur patrimoine !
Il fit payer 58.000 liv. à Jean Tarteyron. Il avait reçu 60.000 liv. des citoyens Castarede, et 13.200 liv. de la citoyenne Dubergier. Lacombe, que le remords n'avait pu atteindre, craignait depuis quelques jours d'être découvert. Il fit remettre la somme de 13.200 liv. à la citoyenne Dubergier, et celle de 50.000 liv. au citoyen Castarede, peu de jours avant son arrestation.
La cupidité de Lacombe et de ses agens s'exerçait sur de petites sommes comme sur des sommes considérables. La femme Bujac, très peu fortunée, donna 1.200 liv., dans l'espérance qu'elle sauverait son mari : Bujac fut condamné à mort.
Les Pimentels frères, donnèrent de la dentelle à la femme Lacombe, et quelques jours après, feignant d'avoir besoin de 6.000 liv., Lacombe s'adressa au citoyen Beraud, pour qu'il les empruntât pour lui à ces négocians. Beraud emprunta en effet cette somme mais Lacombe qui voulait sans doute se l'approprier sans qu'il pût être recherché à cet égard, pressa le citoyen Beraud de faire lui-même le billet ; Beraud refusa, et Lacombe ne prit point la somme.
Lacombe avait des sommes considérables ; il chercha à placer celle de 52.000 liv. chez le citoyen Perayre ; sur le refus de celui-ci, cette somme fut placée dans les mains du citoyen Acquert.
Lebrun, receveur ou directeur de la douane nationale, fut arrêté ; ses amis offrirent 100.000 liv. ; mais on s'y était pris trop tard ; déjà, il avait paru à l'audience de la commission. Lacombe craignit d'être soupçonné ; il répondit qu'on avait trop tardé, et Rey ajouta que sans cela Lebrun aurait été sauvé ; ainsi la vie des citoyens était un objet de commerce pour Lacombe, sans qu'il se donnât la peine de distinguer les aristocrates des républicains !
Je presse, citoyens, cette narration accablante pour les hommes justes.
Vous avez vu la citoyenne Bujac donner 1.200 liv. pour acheter le salut de son mari ; Bujac est condamné.
Un autre fait de cette espèce, mais plus important, un crime plus réfléchi, plus noir encore, a été commis.
La femme Dudon, comme la femme Bujac, voulait acheter la vie de son mari ; elle donna cent louis en or ; Lacombe, en les recevant, s'écrie qu'il lui faut mille louis au moins. Rey rapporte cela à la citoyenne Dudon ; elle expose qu'elle n'a pas cette somme, Rey rend cette réponse à Lacombe : Hé bien, répond ce juge atroce, elle s'en repentira ; il chargea Rey de dire à cette citoyenne qu'il lui fallait cette somme sous trois jours ; elle ne peut pas la donner : Dudon fut condamné, et Lacombe garda les cent louis en or ! Quel jeu horrible de ses fonctions, de la vie des hommes et des lois !
Mais l'âme est oppressée par le récit de toutes ces horreurs ! Qu'est-il besoin, citoyens, que je dise ici tous les crimes dont Lacombe s'est rendu coupable ? N'en ai-je pas dit assez pour vous pénétrer d'indignation, et vous armer du glaive des lois ?
D'abord il nia les faits dans son interrogatoire ; mais pressé sur les assignats qu'il avait mis dans les boîtes de fer blanc cachées dans son grenier, il dit que sans doute les aristocrates, les ennemis que sa fidélité dans l'exercice de ses fonctions lui avaient suscités, avaient méchamment porté ces assignats dans son grenier. Cette évasion ridicule décelait seule son crime ; mais son frère, mais Rey son entremetteur, ont soutenu que c'était par ses ordres que ces assignats, fruit odieux de ses concussions, avaient été portés dans son grenier.
Mais il est lui-même convenu dans la suite, de plusieurs de ses exactions ; il a déclaré qu'il avait donné à Ducasse, autre entremetteur, une somme de 3.000 liv. sur celle qu'il avait reçue lui-même de la citoyenne Dubergier.
Il est convenu que Rey lui remit la somme de 6.000 liv. sur les 48.000 liv. exigées par le citoyen Baux.
N'y eût-il que ces deux aveux, il serait toujours convaincu de concussion.
Mais il a fait d'autres aveux que la justice doit recueillir avec soin ; il a écrit au citoyen Plénaud qu'il avait été égaré par le désir de laisser sa famille dans l'aisance, et il a ajouté "qu'il avait tout nié dans son interrogatoire, par deux motifs, dit-il, bien naturels, le dé&sir de cacher ses faiblesses et sur-tout l'indignation qu'excitaient dans son âme les calomnies atroces et adroitement ourdies de l'infâme Rey."
Il avait donc tout nié, et cet aveu de sa part prouve la vérité de la déclaration de Rey.
Il dit qu'il a nié, "pour cacher ses faiblesses" ; il convient donc qu'il a commis les concussions dont il est accusé ; nous ne différerons lui et moi que sur les mots ; il appelle "faiblesse" ce qui est un crime abominable ; un juge chargé de fonctions les plus rigoureuses, de prononcer la punition des ennemis de la république, et de distinguer avec la plus exacte impartialité les amis des ennemis ; un tel juge qui vend la justice, est un monstre dont il faut purger la terre ! un ennemi de la république ! car nous sommes en révolution, et ce n'est que dans l'exécution pleine et entière des lois révolutionnaires, et par la pratique des vertus qui sont à l'ordre du jour, que le juge se montre l'ami sincère de la révolution.
Il niait encore les faits, parce que, dit-il, "il voulait cacher l'indignation qu'excitaient dans son âme les calomnies atroces et adroitement ourdies par l'infâme Rey.
L'infâme Rey ! mais si Rey est infâme, quelle qualifications donnerons-nous à Lacombe ? n'est-il pas évident que c'est lui qui a mis Rey en mouvement, qu'il en a fait son entremetteur ?
Rappelez-vous, Citoyens, l'affreux ascendant qu'il avait pris sur Rey ; tantôt il le menaçait de la guillotine, s'il osait dévoiler le secret, lui disant qu'il pouvait faire arrêter les citoyens, sans la participation du comité de surveillance, juger, et faire abattre la tête de quiconque lui donnerait la moindre inquiétude. Si Rey lui faisait part de ses craintes pour l'un et pour l'autre ; non, disait Lacombe, rien ne peut m'atteindre au poste où je suis ; et c'est toi qui pourrais être compromis, si tu ne faisais pas ce que je te prescris ; tu es maître de ton secret, lui dit-il un jour, mais je le suis de ta vie.
Et Lacombe ne s'accuse que de faiblesse, et il traite Rey d'infâme ; il faut qu'il soit bien familiarisé avec le crime, et que sa tête soit bien l'esclave de son âme ; de cette âme essentiellement immorale, de cet égoïsme qui lui a fait violer les devoirs les plus sacrés, qui ne lui montre que de la faiblesse dans les crimes qu'il commet, et qui lui peint des couleurs du crime, les complaisances auxquelles il a su amener cet homme qui a du moins le mérite de la sincérité.
Citoyens, assez de faits vous ont convaincus, et les denis de Lacombe n'ébranleront pas votre opinion ; mais il sera forcé de renoncer à cette défense artificieuse. Le comité de surveillance l'a entendu ; il l'a confronté avec Rey et Bizat, qui déjà avaient donné leurs déclarations et leurs réponses. Rey et Bizat, en présence du comité, lui ont soutenu la vérité de tous les faits qu'ils ont articulés, et aucun de ceux qui ont été témoins de ces débats, où Lacombe a déployé tout l'art du mensonge et de l'hypocrisie, n'a douté qu'il fut coupable.
Quels sont les résultats de ces faits ?
Lacombe se conduisit à l'époque heureuse de la révolution comme plusieurs autres, dont la corruption était en quelque sorte l'élément. Rappelez-vous, Citoyens, l'escroquerie de six ou sept tonneaux de vin, et comment il fut tancé à cet égard en 1790, par le municipal qui faisait la police, Lacombe avait déjà parlé avec véhémence de liberté, de vertu, de régénération des moeurs ; mais il parlait une langue étrangère à son coeur ; il se disait à la hauteur de la liberté, et il rampait dans la fange de la corruption.
Cet esprit qui l'inspirait, ne l'abandonna pas lorsqu'il fut promu aux fonctions de président de la commission militaire. Voyez ses crimes, ils sont tous imprégnés de son penchant à la plus infâme cupidité ; c'est cette cupidité qui, presque toujours, met toutes ses passions en mouvement, qui lui dicte les plus horribles marchés, qui lui fait peser au poids de l'or, l'existence des citoyens ! c'est elle qui lui fait mettre dans la même balance l'aristocrate et le patriote, qui lui persuade de sauver l'ennemi de la révolution, pourvu qu'il lui donne le prix qu'il a exigé, et de faire languir dans les angoisses de la terreur le patriote qui ne peut pas payer, ou qui rougit d'acheter les preuves de son innocence et de son patriotisme.
Nous savons qu'en général ceux qui ont été condamnés à la peine de mort l'avaient méritée ; ils étaient aristocrates, ou ils avaient participé à des mesures liberticides ; mais Lacombe en entrant en marché avec eux, en cherchant à les sauver moyennant telle somme, participait évidemment au crime de contre-révolution que ces individus avaient dans le coeur. Peu lui importait que la liberté fût anéantie, pourvu qu'il fit sa fortune.
Mais une chose qui fait frémir l'humanité, c'est de voir Lacombe entrer en marché avec les ennemis de la révolution, les condamner à mort, et garder leur argent. Quel calcul ! quel sang-froid horrible !
Observez, citoyens, que les circonstances révolutionnaires où nous sommes exigent de tous fonctionnaires publics une conduite vraiment révolutionnaire ; observez sur-tout que Lacombe était président d'une commission militaire établie principalement pour diriger et hâter la marche de la révolution. Le crime de prévaricateur est donc aujourd'hui un crime de contre-révolution ; le fonctionnaire public qui prend des moyens pour sauver un contre-révolutionnaire, est donc lui-même un contre-révolutionnaire, et il doit subir la peine que la loi prononce contre les ennemis de la république.
Citoyens, depuis quelques temps l'opinion publique commençait à s'élever contre Lacombe ; le représentant Ysabeau était sur le point de prononcer son arrestation, au moment où ses pouvoirs furent retirés par le comité de salut public.
Lacombe tremblait lui-même, et voilà pourquoi, d'un côté, il faisait dire au représentant Ysabeau qu'il y aurait du danger pour lui à rester plus long-temps à Bordeaux ; et de l'autre, il faisait remettre à divers particuliers les sommes et les bijoux qu'il en avait reçus.
Le représentant Garnier, de Saintes, ne tarda pas à le connaître, le bruit de ses prévarications parvint jusqu'à lui ; Lacombe fut arrêté.
Citoyens, vous avez frémi au récit de tant de crimes ; vous vous êtes demandés à vous-mêmes comment il était arrivé que cet homme eût été choisi pour exercer les fonctions d'une judicature révolutionnaire.
C'est à vos malheurs, à vos erreurs, à ce fédéralisme criminel, auquel Bordeaux fut entraîné, que vous avez dû ce fléau. Les représentans du peuple envoyés pour tendre cette grande cité au principe de l'unité et de l'indivisibilité de la république, ne purent voir partout que des hommes que le fédéralisme avait entachés. Lacombe profita adroitement de cette circonstance. Des hommes généraux sont sans défiance ; les représentans furent trompés, et Lacombe fut choisi. Aux vues justes et bienfaisantes des représentans, succédèrent les vues iniques et contre-révolutionnaires de Lacombe. Malheureusement la terreur qu'il inspira étouffa long-temps le cri des citoyens. Mais la vérité est parvenue jusqu'aux représentans du peuple ; la justice et l'humanité triompheront ; la république et les citoyens seront vengés.
Je requiers, attendu les faits résultant des pièces du procès et des avoeux de l'accusé, que Jean-Baptiste Lacombe, ci-devant instituteur, et ex-président de la commission militaire, séante à Bordeaux, soit condamné à la peine de mort, conformément à la loi du 27 mars 1793 ; qu'en conséquence il soit livré sur le champ à l'exécuteur des jugemens criminels, et conduit sur la place Nationale, à l'effet d'y subir la peine ; qu'en outre ses biens soient déclarés confisqués au profit de la république, et que le jugement qui interviendra, soit imprimé, publié et affiché partout où besoin sera.
Signé DÉREY.
LA COMMISSION MILITAIRE, après avoir entendu l'accusateur public, la lecture des pièces de la procédure et les réponses de l'accusé. Les juges ayant émis hautement leurs opinions, le président a prononcé le jugement de la manière suivante :
LA COMMISSION MILITAIRE,
Convaincue que Jean-Baptiste Lacombe, ci-devant instituteur, ex-président de l'ancienne commission militaire, s'est rendu coupable d'exaction, de concussion, de prévarication, de la plus odieuse corruption des moeurs et de l'esprit public, le déclare traître à la patrie, ennemi du peuple ; en conséquence, le condamne à la peine de mort, conformément à la loi du 27 mars 1793 (vieux style), dont la teneur suit :
LA CONVENTION NATIONALE, sur la proposition d'un membre, déclare la ferme résolution de ne faire ni paix ni trêve aux aristocrates et à tous les ennemis de la révolution : elle décrète qu'ils sont hors de la loi.
Art. Ier de l'arrêté ci-dessus rappelé.
Il sera établi, à Bordeaux, une nouvelle commission militaire, chargée spécialement et uniquement de juger les délits attribués au ci-devant président du tribunal établi sous ce nom, et à ses complices.
ORDONNE que le présent jugement sera à l'instant exécuté sur la place Nationale, imprimé et affiché partout où besoin sera ; déclare tous les biens dudit Lacombe, acquis et confisqués au profit de la république.
Fait à Bordeaux, en jugement, le 27 thermidor, an 2 de la république française, une et indivisible. (14 août 1794)
Signé à la minute.
LATASTE, président.
FRIGIERE,
SEGUY,
AZEVEDO,
CLOCHARD, Membres
SICARD, secrétaire greffier
Réimprimé sur la copie officielle du jugement.
PARIS 1815