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La Maraîchine Normande
23 août 2014

LE DÉCLIN D'UNE BOURGADE FÉODALE, ANGLES-SUR-L'ANGLIN AU XVIIIe SIECLE

LE DÉCLIN D'UNE BOURGADE FÉODALE
ANGLES-SUR-L'ANGLIN AU XVIIIe siècle

par M. H. GAILLARD

Le Poitou fait valoir la beauté de ses monuments par les sites où il les pose. Cette remarque est surtout justifiée dans la zone du Haut Poitou, département de la Vienne confinant au Berry. Sur les bords de rivières encaissées torrentueuses, Vienne, Gartempe, Anglin, Creuse, de hauts plateaux aux pentes abruptes fournissent de beaux soubassements à de petites ville jadis fortifiées, à des ruines de châteaux forts, gardiens à présent désarmés de ces modestes agglomérations.


Deux exemples de bourgades pittoresques assez rapprochées, Chauvigny et Angles, attirent l'attention. Leurs origines féodales les unissent, le présent les sépare.


A Chauvigny, situé sur la rive droite de la Vienne, la petite montagne de Saint-Martial porte les ruines de quatre châteaux féodaux, pans de murs, donjons et logis aujourd'hui partiellement consolidés, grâce surtout à la vigilance du regretté M. Tranchant, jadis conseiller général du canton. Entre cette plate-forme dominante et la puissante rivière de la Vienne, un espace suffisant a permis à une ville basse de se développer. Chauvigny a des usines ; la ville basse est le siège d'une industrie assez active.

 

Angles-sur-l'Anglin ville basse


Angles, défendu par un seul château dont les constructions éboulées couvrent sur 200 mètres de long l'étroit éperon rocheux surgissant en falaise de 40 mètres de haut le long de l'Anglin, avait cherché au delà de la rivière un prolongement en terrain bas. Il n'existe plus aujourd'hui sur cette plage à gauche de l'Anglin qu'un faubourg de quelques maisons autour d'une église aux deux tiers détruite, non loin d'un cimetière à peu près abandonné.


La vie s'est concentrée dans la ville haute, où de nombreux petits ateliers réunissent des lingères pour des travaux délicats qui alimentent le luxe de la confection parisienne.


Les origines médiévales de Chauvigny et d'Angles sont à peu près les mêmes : l'évêque de Poitiers, seigneur de ces deux baronnies, les possédait toutes deux en franche aumône ; il n'avait même pas à en rendre hommage au roi, et ces domaines avaient longtemps dépassé par leurs revenus les propriétés épiscopales les plus productives.


A la différence de la place de Chauvigny, où le château des évêques était entouré de trois tours ou fertés que les prélats poitevins avaient dû peu à peu racheter - tour de Monléon, donjon de Gouzon, château d'Harcourt - le bourg d'Angles ne possédait qu'une forteresse féodale, celle dont la longue enceinte, démantelée aujourd'hui, se profile sur la falaise dominant l'Anglin.
Les ruines de ces divers châteaux n'attestent pas tant le dédain ou l'hostilité de la France contemporaine et roturière que l'abandon des derniers seigneurs, le complet détachement des puissants de l'ancien régime à l'égard des fondements féodaux de leur autorité, leur méconnaissance aussi des devoirs que le titre de seigneurs terriens leur imposait. De cet abandon, les châteaux mouraient au XVIIIe siècle et les bourgades s'étiolaient ; c'est ce qui nous a semblé résultés des documents consultés relativement à Angles.


La baronnie épiscopale d'Angles, assez étendue, comprenait dix paroisses entières et des portions de paroisses tant en Poitou qu'en Berry. A cette dernière province appartenaient notamment Preuilly-la-Ville, Luray, Mérigny, Néons ; Angles ressortissait d'ailleurs de la généralité de Bourges. La Touraine pouvait revendiquer Thaix, Izeure.


D. Fonteneau attribue plus de cent vassaux à la seigneurie d'Angles. Parmi eux s'étaient trouvés des ancêtres du cardinal de Richelieu. Pierre du Plessis, seigneur de Breux et de la Vervolière au XIVe siècle, rendait hommage de sa terre du Plessis à l'évêque de Poitiers, seigneur d'Angles.

 

Armes Guichard d'Angle

Une région assez étendue et composite était donc subordonnée au château d'Angles. Cette forteresse, dont les plus épaisses et anciennes assises remontent au début du XIIe, évoque le souvenir des Lusignan, ses premiers châtelains militaires et ses constructeurs vraisemblablement. Elle participe à la réputation guerrière de Guichard IV d'Angles, un des plus hardis et, à nos yeux, un des plus versatiles batailleurs de la guerre de Cent ans. Plus fidèle à ses engagements féodaux qu'à sa patrie, après avoir brillé au service de Jean le Bon, il engage sa foi ainsi que le prescrivait le traité de Brétigny, à Edouard III et servit si bien aux côtés du Prince Noir qu'il fut choisi comme l'un des deux gouverneurs du fils de celui-ci, de Richard II, l'adolescent au règne tragique. Conformément au serment de son châtelain, le château d'Angles (château Guichard aussi l'appelle-t-on) devint forteresse anglaise jusqu'au jour où une simple démonstration de Du Guesclin enhardit sa garnison poitevine à revenir à la France (1360-72).


Quand la trop indépendante famille militaire d'Angles fut éteinte au XVe siècle, les évêques confièrent la garde du château à de simples agents financiers, parmi lesquels on compte un prêtre, Jehan Mérault vers 1420, qui s'intitule "receveur et châtelain d'Angles" et de 1447 à 1456 tout au moins, un bourgeois "honorable homme et sage", Thomassin Balue, père du célèbre cardinal, conseiller, puis victime de Louis XI. Les évêques de Poitiers qui employaient ces fonctionnaires, Hugues de Combarel, Guillaume de Charpagne notamment, faisaient réparer, rénover et compléter au goût du jour la vieille forteresse. Leurs armoiries sculptées sur des tours ou pan de murs, un bâtiment nouveau, véritable habitation de plaisance marqué déjà de l'empreinte de la Renaissance, en fournissent des preuves. Mais l'oeuvre de ces prélats devait péricliter au bout d'un siècle : le château d'Angles fut assailli par les divers partis en lutte dans les guerres de religion. Les Huguenots l'occupèrent, puis les Ligueurs ; il fallut chasser les uns et les autres par la force, sans ménagements. Pareille péripétie se serait renouvelée au temps de la Fronde. Le duc de Roannès aurait, selon une tradition controuvée d'ailleurs, soumis au roi le château d'Angles tenu par les frondeurs.


Cependant en cette première période du XVIIe siècle, la baronnie d'Angles, après avoir été peut-être délaissée par l'évêque de Poitiers, Geoffroy de Saint-Belin, profitait d'une soigneuse administration sous le long épiscopat de son successeur, Henri Chasteigner de la Roche-Posay (1612-1651). Le souci que prend "R.P. en Dieu" H. de la Roche-Posay de ne pas laisser péricliter ses droits féodaux et la prospérité économique d'Angles, se manifeste en de nombreux actes : entre autres, un contrat passé entre cet évêque et François de Grailly, écuyer, habitant la "Maison noble des Certeaux" pour relever le four banal d'Angles, un autre arrangement avec Henri de la Touche, également vassal de la baronnie, habitant à Saint-Pierre de Maillé, pour rebâtir un moulin banal sur la Gartempe ; Daniel de la Touche, fils du précédent, exploita comme fermier de l'évêque plusieurs moulins banaux dans le bourg de Maillé où se trouvait en outre un moulin à drap, et où l'on signalait aux XVe et XVIe siècles un moulin à papier.
Mais la gérance de ces industries ne tarda pas à peser à Daniel de la Touche ; il céda ses moulins en 1641-1642 à messire Pierre de la Mazière, sieur du Vignaux, receveur de la baronnie d'Angles. Bien lui en prit, car les moulins n'étaient que des jouets pour les fureurs de la Gartempe. Dès 1646, l'évêque passait marché avec le maçon Jacques Zabiron pour que celui-ci procédât à la reconstruction des moulins banaux de Maillé. L'évêque fournit les matériaux ; le maçon est payé à raison de 60 livres pour commencer et de soixante sous tournois par toise de muraille. Le travail doit être effectué du 10 juillet à la Saint-Michel.


Travail sans doute trop hâtif, car, en 1654, Mazière provoque une visite du moulin banal ainsi que du four banal de Maillé. L'inspection conclut à la nécessité de réparations "à défaut desquelles à la première crue d'eau ledit moulin pouvait estre entièrement ruiné". Le vigilant Monsieur de la Roche-Posay n'était plus là ; aussi la crue de 1667 fait-elle brèche dans ce moulin si exposé qu'il faudra le rebâtir entièrement en 1699 et encore dans le cours du XVIIIe siècle.


Non moins fréquents dans les liasses d'actes du XVIIe siècle sont les baux de places ou étaux sous les halles d'Angles. L'évêque concède un étal de 4 à 6 piliers moyennant 12 deniers, ou un sou de "rente noble et féodale".


Tant de soins avaient porté au maximum de la recette d'Angles : ajoutons que l'aisance des habitants était partiellement alimentée par la contrebande du sel et que les gabelles de Touraine prétendaient exercer sur Angles une surveillance contre laquelle le maire de la petite ville et ses administrés protestaient énergiquement. Bref, le successeur de La Roche-Posay, "Mgr Gilbert de Clérambault (1658-1680), conseiller du roi", affermant, le 11 juin 1660, la recette d'Angles à un procureur au présidial de Poitiers et à un notaire, en tirait d'abord un "pot de vin de 300 livres", puis un revenu annuel de 6.200 livres exigible pendant 5 ans.


Mais tandis que les receveurs et fermiers de la baronnie satisfaisaient le mieux possible aux exigences du prélat poitevin, il ne paraît pas qu'ils eussent égard au château. Ils l'habitaient pourtant encore sous l'épiscopat de M. de La Roche-Posay. En 1641, le fermier général du revenu de la recette de la baronnie, Pierre de la Mazière, sieur du Vignaux, indique comme son domicile le château d'Angles. Les fermiers de Mgr de Clérembault, qui résident probablement à Poitiers, "ne seront tenus d'aucunes réparations, audit château d'Angles, sinon du carrelage et vitre et de la main d'ouvrier".

P1260303


Il aurait fallu bien autre chose que des carreaux et des vitres pour remettre le château en état, si l'on en juge par le compte rendu d'une visite dont les bâtiments avaient été l'objet en 1652.


ANTONIO BARBERINI

Antoine Barberini, le cardinal italien qui, fuyant l'animosité du pape Innocent XI, avait accepté la succession immédiate de La Roche-Posay et qui devait, au bout de cinq ans, abandonner le siège de Poitiers pour l'archevêché de Reims, avait fait procéder, lors de sa prise de possession du domaine épiscopal poitevin, à une visite d'experts.


Le procès-verbal de cette visite rédigé par le notaire de la baronnie François Corade donne une idée des dégradations infligées sans doute par la négligence des receveurs à la vieille forteresse démantelée.
Dès l'entrée des experts, il apparaît qu'au petit ravelin protégeant la porte principale du château, on a "osté les madriers de dessus une canonnière, abattu les pierres et agrandi l'ouverture d'ycelle, que à la grande porte contre la grosse tour on a osté deux loquetons qui estoient au petit guichet."
N'importe qui peut entrer et prendre dans le château les matériaux qui lui conviennent ; nul ne s'en fait faute : serrures, verrous, grillages (un gervis avec ses gonds), râteliers d'armes, carreaux et planchers des tours ont été enlevés. Dans la tour Amallec, belle construction militaire qui domine la vallée de l'Anglin, près du pont reliant la ville haute à la ville basse, "il n'y a aulcunes portes, fenêtres, soliveaux, planchers, charpente ny couverture dès y a plus de trente ou quarante ans comme lesdits experts l'on ouy dire". "En divers endroits des murailles dudit château il y a plusieurs trous et brèches à l'estimation de 5 à 6 toises qu'il faut promptement réparer. Toutes les couvertures des bastiments du chasteau ont besoin d'être regallées parce qu'il y a pleu en plusieurs endroits qu'il y fault du moings quatre milliers de tuilles et de la latte, chau et sable à proportion".

 

ARMOIRIES COMBAREL

Un effort cependant fut accompli, mais insuffisant, comme il appert d'une nouvelle visite de "toutes les maisons et églises ..." de l'évêque de Poitiers en date de 1687. "Le mur de droite du donjon a paru réparé depuis peu estant en bon estat". Le donjon, c'est le château primitif, vaste tour carrée qui barre la plateforme dans toute sa largeur ; le mur indiqué par les experts se dresse encore fièrement au-dessus de la vallée ; il a conservé les caractères de la fortification de la fin du moyen âge, l'évêque Hugues de Combarel, dont les armes figurent au-dessus d'une de ses portes, l'ayant adapté à la construction gothique. Mais cet évêque, touché de la grâce de la Renaissance, avait fait édifier un logis de plaisance sur un ressaut de la falaise, véritable belvédère naturel dans un site merveilleusement pittoresque. Ce pavillon affecté semble-t-il, le plus souvent à l'usage des officiers de la baronnie, présente encore en 1652 quatre chambres en bon état, mais l'une d'elles est transformée en grenier, parce que le véritable grenier est abandonné à cause de l'état des solives du plancher. Les experts redescendent l'escalier au bas duquel ils trouvent un passage où il y a un mur à peu près détruit.
Vingt ans plus tard, la destruction avait accentué son oeuvre. De ce même bâtiment, "le petit château", Jean Vangine, architecte poitevin, disait en 1708 : "Il n'est que partye ruiné" et il concluait que "pour logier un fermier seulement soyt restably" moyennant la somme de 2.000 livres.


Quant au vieux château, lui, "ruiné de temps immémorial, n'y restant que quelques matériaux de la charpente et couverture et la majeure partye par terre, lesdits murs qui y restent ne valent pas le temps qu'on y pourrait mettre à les démolir attendu la situation dudit lieu". Il faudrait pour le rétablir la somme de 10.000 livres et la forteresse entière ne pourrait être restaurée à moins de 50.000 livres. La reconstruction absorberait neuf à dix fois tout le revenu de la baronnie.
L'expertise de Jean Vangine avait pour but d'exempter le nouvel évêque de la lourde charge d'entretenir le château d'Angles.


Mgr de la Poype de Vertrieu, promu au siège épiscopal de Poitiers en 1702, avait d'abord refusé cet honneur en s'excusant sur la médiocrité de sa fortune. Dévoué à ses oeuvres diocésaines, y consacrant tout son revenu, il sacrifia l'héritage des évêques féodaux aux devoirs d'un prélat moderne. Il introduisit auprès du Parlement une requête que les magistrats parisiens accueillirent. Par arrêt de la cour, les plus beaux vestiges de l'art militaire poitevin furent condamnés à disparaître. L'inspection de Vangine ne s'était pas limitée au château d'Angles ; son rapport concernait aussi les châteaux de Chauvigny et tendait à les frapper de la même déchéance. Le Parlement de Paris prononça que, "vu le procès-verbal de la visite des châteaux d'Angles et de Chauvigny les 2 et 3 avril dernier, par lequel il résulte que presque tous lesdits châteaux sont absolument ruinés, même de temps immémorial, qu'ils sont inutiles, et ne peuvent être refaits ni réparés qu'avec des sommes immenses, il plaît à notre dite cour ordonner que ledit suppliant et ses successeurs évêques de Poitiers seront et demeureront entièrement dégagés de tenter leur réfection et réparation".


Et en 1760, il était question de la "vieille masure" du château d'Angles. Condamné comme dispendieux, ce château l'était aussi comme inutile. Car, au XVIIe siècle, les évêques de Poitiers avaient adopté une résidence privilégiée à laquelle ils avaient sacrifié toutes les autres.

CHATEAU DE DISSAY


Le château de Dissay que les évêques du XVe siècle avaient été autorisés par Charles VII à fortifier, n'était distant de Poitiers que de 3 à 4 lieues. Au logis militaire pourvu de remparts, de tours et d'un fossé qui le sépare du village, les évêques ultérieurement ajoutèrent des agrandissements de style moderne comme le prouvent la façade du château orientée vers le Clain et le parc aux allées rectilignes.


Chasteigner de la Roche-Posay fait preuve d'une dilection particulière pour le domaine de Dissay. Il rachète à l'archiprêtre de Gençay Jean de Saint-Belin une terre dont son oncle, l'évêque précédent, Geoffroy de Saint-Belin, lui avait fait présent, l'ayant achetée lui-même à Emmanuel de Savoie, marquis de Villars, seigneur du Fou. Cette propriété dite de la Mothe-Dissay ira grossir, avec d'autres acquisitions faites dans le voisinage, la seigneurie épiscopale, objet de la sollicitude de La Roche-Posay.


L'évêque Gilbert de Clérembault, enrichi par le revenu de nombreuses abbayes, arrondit encore le domaine de Dissay et surtout il l'étend le long et en aval du cours du Clain sur les territoires de Traversay, du Gros Chillou, jusque sur le village de Saint-Cyr. Il n'épargne rien pour accroître l'agrément de son installation. Dans l'Etat du Poitou sous Louis XIV (1664), une mention très élogieuse est accordée à la "terre et châtellenie de Dissay". Il y a, dit le rapport, un château et bâtiments magnifiques, fossés pleins d'eaux vives". Le revenu consistant en "terres, prés, vignes et rentes n'est encore que de 4.000 livres, tandis que les baronnies de Chauvigny et d'Angles rapportent chacune, à cette date, 2.000 livres de plus. Mais par l'effet des incessantes extensions de la terre de Dissay la proportion est bientôt renversée. Lors de l'avènement de Mgr de la Poype, Angles, comme Chauvigny ne rapporte plus guère que 5.000 livres, tandis que Dissay produit un revenu de 5.655 livres. L'intérêt matériel, aussi bien que l'agrément du séjour, fait pencher la balance en faveur de la résidence la plus voisine de Poitiers. Les manoirs féodaux d'Angles et de Chauvigny n'abriteront plus leur évêque. On verra même, dans les dernières années de l'ancien régime, l'évêque de Poitiers, de Beaupoil de Saint-Aulaire, tirer du château épiscopal de Chauvigny des matériaux afin d'entretenir à moins de frais son palais de Dissay. S'il ne fit point de pareils emprunts aux ruines d'Angles, c'est que sur les rochers où elles étaient peu accessibles, leur exploitation en carrière eût causé trop de dépenses.


L'exemple de renoncer aux déplacements à travers la province et de se confiner dans un palais bâti à la campagne mais à portée de la capitale n'avait-il pas été donné aux évêques de Poitiers par le grand Roi ? A Dissay, les prélats poitevins avaient trouvé leur Versailles ; ils y faisaient, à peu de chose près, continuelle résidence. Trois ou quatre ans après son accession à la dignité d'évêque de Poitiers, on disait de Mgr de la Poype : "Mgr de Poitiers est fort solitaire, il vit toujours à sa maison de campagne de Dissay". Dans cette maison de campagne, à vrai dire, Mgr de Poitiers cherchait moins la splendeur de Versailles que la solitude d'Issy.


L'évêque le plus pauvre de ce dernier siècle d'ancien régime demandait à la retraite de Dissay, en même temps que le calme nécessaire aux pieuses méditations, créatrices d'oeuvres destinées à régénérer son diocèse, l'épargne indispensable au rétablissement de son temporel. Les oeuvres devaient d'ailleurs bouleverser le plan des économies et le livre dans lequel M. Paulze d'Ivoy a tracé le brillant tableau des progrès réalisés au point de vue spirituel par le diocèse de Poitiers sous la direction de Mgr Jean Claude de La Poype de Vertrieu présente aussi l'énumération véridique des obstacles qui ont toujours contrarié les tentatives de restauration ébauchées par le consciencieux prélat.


Mgr de la Poype ne disposait, d'après les calculs de son biographe, que de 28 à 30.000 livres par an sur 40 ou 42.000 livres, revenu global de son évêché grevé des redevances pour un bon quart.
Sa fortune personnelle était des plus minces et toute au service des pauvres non moins que de la partie de sa famille que le sort avait déshéritée. Louis XIV, touché de sa charité, lui alloua 4.000 livres de rente au titre d'une abbaye. La Régence aggrava peut-être la situation obérée de Mgr de la Poype en lui offrant les décevantes spéculations de Law. Parmi les dossiers de l'évêché de Poitiers se trouve en effet un parchemin en date du 30 juin 1724 par lequel une rente de 149 livres 1 denier est assurée à l'évêque sous la signature de Jean Paris de Montmartel, conseiller du roi en ses conseils, garde du trésor royal et liquidateur, avec son frère Paris Duvernay, de la trop célèbre banque royale.

POITIERS


Les revers de fortune ne semblent pas avoir été des entraves pour la piété et la charité de M. de La Poype. L'orateur qui prononça son oraison funèbre loua, sans exagération semble-t-il, sa générosité. Cette vertu n'avait eu que trop d'occasions de s'exercer, notamment pendant le désastreux hiver de 1709-1710, qui soumit la France à la triple épreuve de la guerre, du froid et de la famine. Mais la détresse matérielle de son diocèse n'exerça pas seule le dévouement de l'évêque, ses efforts pour combattre l'ignorance attirent particulièrement notre attention. Son meilleur titre au souvenir de l'histoire est la fondation des petites écoles dont il assure l'avenir en les confiant à un bureau charitable créé dès 1708, date de l'abandon définitif du château d'Angles : l'école pourrait-on dire, succède au château. Deux écoles furent alors ouvertes aux enfants du peuple de Poitiers, l'une dans la paroisse Saint-Germain, l'autre dans la paroisse Saint-Porchaire. Sous la direction de deux ecclésiastiques, frères de Saint-Charles de Lyon, communauté qui avait fait dans l'enseignement populaire ses preuves au diocèse dont M. de La Poype était issu. A ces deux écoles de garçons connues du biographe de l'évêque, on doit ajouter une école de filles dont l'existence a été révélée à la Société des Antiquaires de l'Ouest par un de ses membres, M. Maurice Pouliot (séance de février 1925). L'école de filles fonctionnait rue Barbate à Poitiers, avant le 30 décembre 1710, date à laquelle la maison qui l'abritait était acquise par le bureau charitable. L'acte d'achat fait ressortir "l'importance ... des escholles charitables ... pour l'instruction des filles ; il est signé par les administrateurs du bureau en tête desquels figure "Mgr l'illustrissime et révérendissime Jean Claude de la Poype de Vertrieu, conseiller du roy en ses conseils, évêque de Poitiers".
Trois années après, l'école de Barbate avait-elle élargi son programme ? Le logis Barbate abritait un petit groupe de dames de Saint-Cyr. Aucune autre donnée n'est venue jusqu'ici établir la nature du lien qui pouvait rattacher une école de Poitiers à l'illustre communauté des dames de Saint-Louis ; mais M. Pouliot dans sa brochure : Une succursale de Saint-Cyr à Poitiers au XVIIIe siècle (Poitiers, 1920), conclut à l'existence de ce lieu. Il rappelle en effet que Mme de Maintenon, qui était très favorable à l'évêque de Poitiers, enrôla deux des soeurs de celui-ci parmi les religieuses enseignant à Saint-Cyr même.


D'ailleurs la sollicitude de M. de la Poype, qui s'attachait de préférence à l'éducation des enfants du peuple, ainsi que le prouvent ses opuscules consacrés à ce sujet, ne se désintéressait pas d'un plus haut enseignement.
Un de ses prédécesseurs, Hardouin Fortin de La Hoguette, avait institué à Poitiers en 1681 un grand séminaire et en 1684 un petit séminaire. Il avait doté ces deux établissements de propriétés à revenus. M. de La Poype doubla la dotation du grand séminaire en lui attribuant deux bénéfices de plus et pourvut le petit séminaire de ses principales ressources en le gratifiant des revenus du prieuré de Saint-Porchaire de Poitiers (1710). En 1708, il l'avait rendu bénéficiaire de deux chapelles dont l'une, la chapelle de Saint-Martial de l'évêché, paraît avoir été enlevé à la mense épiscopale. C'était sans doute un sacrifice consenti par le prélat à l'intérêt des études secondaires.


Deux autres causes de gêne paraissent encore excuser M. de La Poype de son indifférence à l'égard des châteaux en ruines. D'abord ce n'est pas sans frais qu'il réprime les empiètements sur ses terres et sur ses droits. Il lui faut poursuivre les braconniers, parfois de haut parage, qui dépeuplent ses forêts ou ses étangs, les pillards qui viennent avec des complices armés au besoin, couper les plus beaux arbres de ses forêts, et les malfaiteurs qui endommagent ses moulins. Il en coûte de se faire rendre justice.


Nous avons déjà signalé la conduite libérale et fraternelle de M. de la Poype envers les membres de sa famille. Au début de son épiscopat, il logeait par économie dans un appartement de son séminaire ; mais lorsque, sa dignité l'y contraignant, il habita le palais épiscopal, ses parents abusèrent de son hospitalité. Obligé d'y mettre le holà afin de payer ses dettes, "il ne traita plus à table que trois personnes : son frère, son neveu et son aumônier". Ce neveu à son tour devenu son coadjuteur, se rendit onéreux au point qu'en 1728, M. de La Poype le dissuadait de venir s'installer auprès de lui à Dissay, dans l'asile où le prélat besogneux s'efforçait d'économiser. Il fallait écarter tout le personnel que le coadjuteur menait avec lui à cause "de la consommation des vins et du ménage pour la table couverte à tous allans et venans, pour la discorde et les discussions entre mes domestiques et les vôtres, pour le libertinage du cabaret, cochers, laquais, chevaux, visites et repas, billard ouvert et jeu continuel". Cette lettre écrite par l'oncle au neveu et publiée très à propos par M. Paulze d'Ivoy, nous initie à merveille aux tribulations d'un seigneur du XVIIIe siècle dans son intérieur, où les intérêts matériels abandonnés à la gabegie de la valetaille sont sacrifiés à la vanité de la représentation. Cette vanité, M. de La Poype la méprisait pour lui-même, il n'osait la réprimer trop ouvertement chez son coadjuteur et il lui écrivait un mois plus tard une autre lettre qu'on lit également dans le livre de M. P. d'Ivoy : "Il est juste, mon cher neveu, d'avoir égard à l'impossibilité où vous croyez être de soutenir votre ménage." Cette lettre contenait la promesse d'un paiement de 2.000 livres à prendre sur la recette d'Angles. La mort du château avait été la condition essentielle de cette libéralité. Désormais les habitants d'Angles paieraient le luxe d'un seigneur qui ne les visiterait pas, qui ne saurait même pas administrer la baronnie.
Le neveu, coadjuteur et successeur de M. de La Poype, Jérôme Louis de Foudras de Courcenay (1732-1747) allait compromettre la prospérité de la ville d'Angles par une économie beaucoup moins excusable que celle de son prédécesseur.


M. de Foudras héritait une large fortune du côté paternel. Sans compter ses propriétés patrimoniales en Beaujolais, il jouissait d'immeubles évalués à 600.000 livres, ses biens meubles représentaient 50.000 écus. Le contraste entre cette richesse et le dénûment de l'évêque défunt était d'autant plus frappant que M. de La Poype mourait insolvable, que tous ses meubles et jusqu'à son anneau pastoral étaient vendus pour désintéresser ses créanciers. Au prêtre modeste et zélé succédait un grand seigneur mondain, autoritaire, incapable de modérer son égoïsme ni sa colère. Son administration du temporel du diocèse devait être marquée au coin de l'entêtement plutôt que du discernement, ce qu'éprouva la ville d'Angles.


L'intérêt essentiel des habitants d'Angles exigeait une communication stable entre les deux rives de l'Anglin. Un très vieux pont unissait par-dessus la rivière la ville haute à la ville basse. En dépit de sa forme étroite et massive, l'usure se manifestait dangereusement dès la fin du XVIIe siècle. Le sieur des Vignaux qui se qualifiait de "capitaine du château et baronnie d'Angles", avait passé marché en mai 1699 pour réparer le pont. Le péril momentanément éloigné reparaissait en 1715. Le 20 avril de cette année-là, l'intendant de Bourges prescrivait à tous les habitants d'Angles et des dépendances de la baronnie qui avaient chevaux et voitures, de se soumettre à la corvée afin de faciliter le travail de réparation du pont qu'entreprenait l'architecte poitevin Jean de Vangine. Un marché intervenait entre cet architecte entrepreneur et l'intendance. Il s'agissait avant tout, le pont ayant 5 arches, de reprendre entièrement celle du milieu "et celle y joignant du côté de l'abbaye de Sainte-Croix, ensemble toute la pile et avant-bec qui fait séparation des deux dites grandes arcades et servant pour l'appui desdites 2 arcades, ruinées par le bas, à prendre de la profondeur de l'eau qui est de 9 pieds". La dépense de 2.100 livres devait être supportée moitié par les ponts et chaussées, moitié par le seigneur évêque.


La réparation avait été peut-être trop restreinte et Jean Vangine trop ménager des deniers de son évêque. En 1741, une crue violente de l'Anglin emporta le pont d'Angles. M. de Foudras se refusa à opérer une reconstruction encore possible ; il décida, contre le voeu de la population, d'y substituer un bac. La mise à exécution de ce projet provoqua une petite émeute. Lorsque les habitants de la ville basse, ou faubourg de Sainte-Croix, virent arriver des charrettes chargées de planches pour la construction du bac (21 avril 1741), ils s'attroupèrent et s'excitèrent les uns les autres en criant : "Il ne faut pas souffrir qu'on décharge lesdites planches ny qu'on fasse de bateau, cela nous empêcherait d'avoir un pont". On conçoit facilement l'émotion de ces gens qui se voyaient réduits à un moyen de communication aussi précaire qu'un bateau insuffisant pour transporter les voitures et le bétail, cheptel et véhicules devant traverser la rivière à gué, plus bas en faisant un détour pour accéder à la ville haute.


Les femmes entourèrent les charrettes, menaçant de battre les charretiers, de faire disparaître les planches le soir venu. Les charrettes repartirent néanmoins, laissant les planches sur place et seuls les gamins y jetèrent des pierres et de la boue sans d'ailleurs les endommager. Une enquête menée par un sergent de l'évêque au sujet de cette sédition populaire fit ressortir un curieux incident. Plusieurs témoins avaient remarqué en ville basse à une fenêtre du logis d'un sieur du Puy une noble dame qui s'employait à encourager les protestations et qui poussait aux voies de fait. Elle engageait les femmes de la ville basse à aller chercher du renfort dans la ville haute et à en amener "la canaille pour couper les planches".


Reconnaissant parmi les charretiers un de ses métayers, elle appesantissait sur lui le poids de sa colère, l'assurait qu'elle le ferait repentir de s'être mêlé de ce charroi et voulait savoir pourquoi il l'avait entrepris. Le métayer de répliquer qu'il l'a fait pour gagner sa vie et la dame de lui dire qu'elle voudrait "qu'il lui fust couté dix francs qu'il n'eût pas fait ce charroi".
Le sergent apprit sans peine le nom de cette dame : Mme de Couhé. Elle appartenait à une famille qui descendait de la maison de Lusignan et qui se souvenait du rôle prépondérant que les grands Lusignan des premiers siècles de la féodalité avaient joué comme châtelains de la baronnie d'Angles. Et depuis deux siècles au moins les démêlés étaient fréquents entre les seigneurs évêques et les seigneurs de Couhé aux parages de l'Anglin. Les archives de l'évêché conservent des complaintes formées par divers évêques contre ces puissants vassaux. En 1504, Méric (?) de Couhé prétendait, à tort, paraît-il, avoir droit de haute justice dans son fief de Chatillon relevant de la baronnie d'Angles ... Au siècle suivant, Charles et René de Couhé, imités par plusieurs autres tenanciers de la baronnie, acquittaient imparfaitement les rentes et arrérages dus au seigneur dominant. M. Paulze d'Ivoy a raconté en outre de façon assez plaisante le procès de chasse intenté par M. de La Poype à François de Couhé.


La conduite irrespectueuse des habitants d'Angles à l'égard d'un prélat orgueilleux et emporté tel que M. de Foudras n'était pas de nature à le faire revenir sur sa décision. De part et d'autre on résolut de plaider par-devant le bureau des finances. Les pièces de ce procès remplissent une liasse volumineuse des archives épiscopales de Poitiers. Dom Fonteneau les a transcrites dans son vaste recueil de copies. Nous n'avons ni la place ni le goût d'analyser ces documents qui intéressent sans doute les feudistes par de subtiles distinctions entre péage et pancarte, droits seigneuriaux sur les foires et marchés, plaçage, langueyage, etc. Toutes ces redevances n'étaient pas assez productives pour que l'évêque se décidât à entreprendre la restauration d'un pont qui eût coûté 10.000 livres, surtout alors que le bourg voisin, Maillé, un des plus beaux fleurons de la baronnie d'Angles, était frappé de la même disgrâce. La Gartempe avait, en cette même année 1741, emporté le pont de Maillé qui eût coûté 20.000 livres à rebâtir. Enfin, par toute la seigneurie, les manants se plaignaient du détestable état des chemins. Incapable de réparer tant de désastres, l'évêque persista dans son inertie, et, à l'article de la mort, il mit sa conscience en repos par l'aumône inefficace d'un legs de 3.000 livres. Toutefois le litige subsistait ; il rebondit trois ans après la mort de M. de Foudras, sous son successeur, l'évêque de Caussade, par un arrêt du Conseil du 12 janvier 1751.

TRUDAINE

Le chef réputé du service des ponts et chaussées,Trudaine recommanda l'affaire à la diligence de l'intendant de Bourges. Ce haut fonctionnaire s'empressa de répondre que "le sieur Gaudier ingénieur a été à Angles, qu'on ne peut établir le pont en pierre sans une dépense de 25.000 livres, qu'on ne peut le faire en bois que pour la somme de 8.000 livres et qu'on ne pourrit l'entretenir que par des droits de péage ... etc., droits faisant partie du bénéfice de M. l'évêque de Poitiers". Le rapport conclut à l'établissement d'un bac. L'intendant, se souvenant à propos du legs de M. de Foudras, propose de diviser la somme de 3.000 livres versée entre les mains de M. Bengy de Puyvallée, procureur du roi du bailliage et trésorier particulier des ponts et chaussées, de façon que 1.300 livres soient affectées à la construction du bac et que les 1.700 restants servent à faire un fonds dont les intérêts entretiendraient ce bac.
On remarquera que les dégâts de l'inondation de 1741 s'étaient singulièrement aggravés par l'abandon des ruines du pont. En dix ans, la dépense nécessaire à sa reconstruction avait crû de 150 pour 100. Beau résultat d'une interminable procédure ! Plus brillante encore que la gestion de l'argent dû à Angles par l'intendance de Bourges !


Le dernier évêque de Poitiers sous l'ancien régime Mgr de Beaupoil de Saint-Aulaire, voulut pénétrer le mystère qui planait sur l'attribution du fonds d'Angles. Sa légitime curiosité fut déçue. Voici en effet une lettre que M. Chasseloup-Chatillon, sénéchal d'Angles, écrivait à son seigneur ecclésiastique le 20 mai 1770 :
"Monseigneur, j'ai attendu la fin de l'assemblée du clergé pour profiter des ordres que vous me donnâtes de faire passer à Paris un mémoire concernant les 3.000 livres qui reviennent aux habitants d'Angles dans la succession M. de Foudras et qui sont entre les mains du trésorier des ponts et chaussées de Bourges. Je ne puis mieux le faire qu'en joignant ici une lettre que m'écrivit en 1765 M. Moreau de la Vigerie, trésorier de France de Poitiers, qui demeure à Paris, cul-de-sac Férou." - C'est la lettre dont les détails précédents sont tirés. - "J'ajouterai seulement qu'en conséquence des instructions que j'avais reçues, nos habitants présentèrent dans le temps une requeste à M. l'intendant qui est restée sans réponse. Il y a toute apparence que nous n'aurions jamais rien, mais nous espérons tout du crédit de votre Grandeur : notre affaire étant juste elle-même. Cette réponse est d'autant plus nécessaire pour le présent que nos chemins, comme vous l'avez scu dans le temps, sont devenus impraticables l'an dernier. Nous avons à cette occasion présenté une requête qui est aussi restée au Secrétariat".

rue de la Cueille


Ainsi par l'indifférence et l'incurie du haut clergé d'abord, de l'administration royale ensuite, la situation des villageois empirait, la décadence des anciens centres féodaux se précipitait au siècle éclairé de Louis XV. Il y avait loin des théories philosophiques et de la sentimentalité littéraire à la pratique des dirigeants dans l'exploitation de leurs domaines ruraux.
[Les intérêts d'Angles ont été singulièrement mieux sauvegardés au XIXe siècle par la vigilance d'une famille qui n'y avait pourtant aucun titre légal de suzeraineté. M. le baron Du Puynode, propriétaire du château des Certeaux et maire d'Angles sous Louis-Philippe, a fait aboutir, par son activité et ses sacrifices personnels, l'édification du pont tant souhaité sur l'Anglin. Plus récemment, son fils a racheté les restes du château des évêques, les sauvant ainsi d'une destruction définitive. La veuve de ce dernier, la regrettée baronne Du Puynode, née de Pully, a complété ces générosités en assurant la propriété de ces ruines importantes et pittoresques à la Société des Antiquaires de l'Ouest, qui, aussitôt après son décès prématuré, l'a inscrite sur la liste de ses bienfaiteurs.]


La lettre du sénéchal Chasseloup-Chatillon est à citer tout entière, car ses dernières lignes nous découvrent une seconde cause du dépérissement de la ville basse d'Angles. La ville basse, il ne faut pas l'oublier, était le faubourg Sainte-Croix ; il tirait son nom d'un vieux monastère qui était son centre et sa raison d'être. Fondé au temps de la première croisade, et subordonné à l'abbaye bénédictine de Saint-Cyprien de Poitiers, puis devenu indépendant sous la règle de saint Augustin, le couvent de Sainte-Croix avait traversé les siècles du moyen âge en gardant une importance locale considérable. L'abbaye était le chef-lieu de l'archiprêtré d'Angles, l'abbé tenait de l'évêque baron d'Angles de beaux domaines sur lesquels se groupaient des campagnards, soutenus et encouragés après chaque crise, notamment au sortir de la guerre de Cent ans. Les intérêts des chanoines Augustins étaient solidaires des intérêts des habitants de la ville basse et que cette solidarité fût acceptée et comprise, l'attitude du prieur de Sainte-Croix ainsi que de l'intendant de l'abbé l'avait bien montré lors de la protestation des habitants contre l'établissement du bac en 1741.

ville basse


Trente ans plus tard, les habitants du faubourg de Sainte-Croix assistaient anxieux au déclin de l'institut monastique qui leur avait servi longtemps de tuteur et de soutien. Un important épisode de l'histoire ecclésiastique du XVIIIe siècle menaçait de funestes conséquences matérielles une agglomération déjà maltraitée. Le sénéchal aborde dans sa lettre à l'évêque son seigneur les appréhensions qu'inspire sans doute aux Augustins la Commission des réguliers qui, sous la présidence de l'archevêque Loménie de Brienne, supprimait tant de couvents et de communautés. "Nos chanoines d'Angles sont dans l'attente de leur sort, je n'ai pas besoin d'intéresser votre charité et votre sensibilité pour votre baronnie et ceux qui l'habitent, afin que le revenu de ces Messieurs passe au profit de notre ville d'Angles sinon en total, du moins en plus grande partie. Il y a tout à l'heure une place qui peut être vacante et qui vaut 200 livres, sans compter le tiers du petit couvent. Je pense que M. l'abbé d'Angles, a eu l'honneur de vous parler de cette place. Elle serait suffisante tout à l'heure, en attendant mieux, pour un maître qui enseigne la jeunesse et qui serait vicaire aux deux curés en disant la messe à Saint-Martin, cette paroisse ne pouvant se passer de vicaire."

Evêque de Saint-Aulaire


Si le couvent disparut, l'église de Sainte-Croix subsista et la dignité d'abbé ne fut pas périmée. Un certain abbé Pavée, en conflit avec l'évêque de Saint-Aulaire au sujet de la mouvance féodale de son bénéfice et opposant aux décisions des commissaires aux terriers qui revendiquent, pour le prélat, la prétention de tenir son abbaye en franche aumône, semble susciter une renaissance du sanctuaire trop négligé de Sainte-Croix. "J'ai trouvé, écrit-il le 27 février 1775, beaucoup de réparations à faire à l'abbaye, surtout à l'église qui manquait de tout sans que le prieur m'en informât. Les vases sacrés, les ornements, tout était dans un état pitoyable. J'y ai remédié le plus promptement qu'il m'a été possible, premièrement par devoir et pour ne pas mériter un juste blâme de la part de votre Grandeur".


L'Almanach de la province du Poitou mentionne en 1789 M. Gabon, abbé, pourvu d'un bénéfice de 2.000 livres. Dans le Pouillé du diocèse dressé en 1782, Angles est l'objet d'une mention assez étendue, au chapitre des paroisses et non à celui des abbayes.


De menus faits concernant une localité qui n'est plus qu'un humble bourg campagnard ne permettent pas de généraliser ni de tirer de trop larges conclusions sur les tendances d'une époque. N'est-il pas intéressant toutefois de relever chez nos prélats poitevins des aspirations analogues à celles des princes et des autres nobles de leur temps ? N'y a-t-il pas dans la conduite des évêques de Poitiers du XVIIIe siècle vis-à-vis des habitants d'Angles une manifestation de cet absentéisme qui appauvrissait alors les campagnes ? Tempéré par la justice et la charité chez Mgr de La Poype, ce détachement des anciens domaines féodaux, considérés désormais comme de simples biens d'exploitations, s'allie en la personne de M. de Foudras au dédain du grand seigneur pour tout ce qui reste en dehors de sa cour. A Dissay, ce potentat ecclésiastique se confine dans un milieu de serviteurs et de courtisans subalternes, comme le roi à Versailles et, comme pour le roi, ce monde artificiel limite pour l'évêque un horizon au delà duquel végète la plèbe laborieuse, dont il méconnaît les besoins.


On voit alors la transformation que préparent pour le pays les dispositions nouvelles des seigneurs qui ont abjuré leur caractère féodal et qui se soucient beaucoup moins de leurs terres que de leurs dignités. Les chefs-lieux féodaux perdent leur importance, les villages peu à peu s'alignent sur le même plan ; leur insignifiante égalité favorise une centralisation chaque jour aggravée par les fonctionnaires royaux en attendant les Jacobins.
La petite ville est la clef de voûte des villages, a dit excellemment M. Lucien Romier.
Cette évolution fatale à l'autonomie pourrait provoquer un jugement sévère sur l'économie rurale du XVIIIe siècle. Une considération atténuerait le blâme, c'est la faveur témoignée par les autorités de tous les degrés à l'enseignement.


Des châteaux s'écroulent, définitivement abandonnés à Angles et à Chauvigny en 1708. Deux écoles de garçons et une de filles s'ouvrent cette année-là à Poitiers. Le petit séminaire, un des asiles de la culture classique, est en même temps plus largement doté. Il est difficile de ne voir dans ce synchronisme qu'une simple coïncidence.


Plus tard, on envisage à bref délai la fermeture du couvent de Sainte-Croix comme pouvant laisser vacants certains revenus ; aussitôt un magistrat local propose d'assigner une partie des biens délaissés à l'entretien d'un maître de la jeunesse.
Hostile ou indifférent aux ruines de la vieille France, le XVIIIe siècle apparaît partout soucieux de fonder un ordre social nouveau sur le savoir. Tentative louable mais périlleuse, car elle pouvait trop facilement conduire à l'idéologie politique.

Bulletins de la Société des Antiquaires de l'Ouest
1928 (SER3, T8)

 

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Commentaires
S
je souhaite savoir où se trouvait le dépôt de sel d'Angles sur Anglin au XVIIIème siècle
Répondre
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
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