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La Maraîchine Normande
13 août 2014

SEPTEMBRE 1792 - L'AFFAIRE DE QUILLEBEUF (27)

L'AFFAIRE DE QUILLEBEUF (Septembre 1792)

 

quillebeuf

 

Le 3 septembre 1792, le sloop Courrier du Nord, capitaine Charles Duchesne, du port de Dunkerque et d'environ 45 tonneaux, quitte Rouen, ayant à son bord 58 prêtres insermentés, munis de passeports, et en partance pour Ostende. Le 7, à 6 heures du soir, il arrive à Quillebeuf. Le capitaine descend à terre pour y faire viser ses papiers par la municipalité, qui l'ajourne au lendemain, le samedi 8. D'après une note rédigée par lui le 11 septembre, voici ce qui s'ensuivit :


"[Ce jour-là,] il se trouva un attroupement de gens de campagne occasionné par le rassemblement de diverses municipalités pour y tirer des volontaires, qui se récrièrent sur les passagers que je portais, disant qu'il était disgracieux pour eux d'aller sur les frontières pendant que j'y portais des ennemis de la nation, et qu'ils ne s'enrôleraient que quand on aurait changé ma destination.
Sur les 1 heure après-midi, une grande quantité d'hommes de campagne sont venus à bord dans différentes chaloupes, et la mienne, qu'ils ont forcé mon second de leur envoyer à terre, le couchant en joue s'il n'obéissait pas. Étant à bord, ils firent une quête qu'ils dirent être pour les volontaires, qui se monta à 225 livres. Et après se sont portés à divers propos, disant que je portais des aristocrates, et qu'ils voulaient les avoir. Ils attrapèrent un nommé M. Grenier, ci-devant principal du collège de Rouen, qu'ils maltraitèrent. Et, vu les menaces qui me furent faites le matin, et d'après le conseil de plusieurs de mes confrères, je pris le parti d'abandonner mon navire et de rester à terre. M. Godard, maire, et les officiers municipaux résolurent d'aller à bord pour y rétablir le bon ordre, ce qu'ils eurent bien de la peine à faire ; mais, à force de remontrances, ils gagnèrent que tous les passagers seraient mis à terre dans un lieu de sûreté, ce qui fut exécuté malgré les menaces qui furent faites à M. le Maire, qu'ils couchèrent différentes fois en joue."


Mais que va-t-on faire des prêtres ainsi retenus ? On décide, le 9, de poser la question à l'Assemblée nationale et on rédige à cet effet une pétition que deux citoyens, Pierre Fremont, de Quillebeuf, et Pierre Herpin, de Sainte-Opportune-la-Mare, acceptent d'aller porter à Paris. Ils partent.


Pendant qu'ils font route, la nouvelle de l'incident et le bruit qu'une scène sanglante se prépare parviennent à Rouen. Deux commissaires de la Commune de Paris et du Conseil exécutif provisoire, Gobau et Millier, qui sont alors de passage dans la ville, prennent au plus vite, dans la matinée du lundi 10, le chemin de Quillebeuf. Entre temps, un autre navire, également chargé d'insermentés, y a été arrêté comme le Courrier du Nord, et, à leur arrivée, ce n'est pas 58, mais plus de 100 prêtres que Gobau et Millier trouvent mis à terre et sous surveillance. "Les cantons réunis au nombre de douze, disent les commissaires dans un rapport du 4 octobre, nous annonçâmes aux citoyens l'objet de notre mission en leur faisant sentir la nécessité de prendre les armes pour repousser l'ennemi. Des cris de "Vive la Nation ! oui, nous partirons tous !" furent leur réponse première. Mais bientôt une condition nous fut proposée : et c'était le massacre des prêtres. Cinq à six agitateurs seulement, poussés sans doute par la soif du pillage, faisaient retentir la voûte de ces cris de proscription. Un citoyen déjà enrôlé paraissait être le plus furieux et le mieux disposé à voir couler le sang des 108 prêtres détenus." Les commissaires le calment en lui disant que c'est le sang des Prussiens qu'il s'agit de verser. Mais le désordre recommence, et, pendant six heures, Gobau et Millier restent "entre la vie et la mort, au milieu de 1.200 à 1.500 patriotes égarés". C'est avec beaucoup de peine qu'ils réussissent à "faire parler la loi".


Deux autres commissaires du Conseil exécutif en mission à Rouen, Bonneville et Loyseau, écrivent à Roland, le 14 septembre, que leurs collègues "ont couru les plus grands risques". Ils ajoutent : "L'insurrection du peuple des campagnes de Quillebeuf a duré plus longtemps qu'il n'est ordinaire de soutenir cette effervescence. Leurs alarmes portaient sur deux points ; d'une part, ils craignaient que les 117 (sic) prêtres, dans le nombre desquels sont beaucoup de jeunes gens, ne se missent sous les armes en débarquant à Ostende pour augmenter la force de l'ennemi ; de l'autre, le désir de ne pas paraître plus froids qu'à Paris, qui a donné l'exemple du courage, les portait à vouloir suivre, en ce qui les concerne, ce terrible exemple. Ils sont en outre excités par une douzaine d'agitateurs ardents qui s'arrêtent aux idées les plus sinistres et qui ne sont connus de personne ..."


Cette situation tendue se prolonge pendant plusieurs jours. Les porteurs de la pétition l'avaient présentée à l'Assemblée le 13 au soir ; elle fut renvoyée à la Commission extraordinaire, "pour faire le rapport demain". Mais les journées des 14 et 15 s'écoulent : pas de rapport. Le 16, Fremont et Herpin font passer à la Commission une lettre où ils la conjurent d'agir : "... Un jour de retard peut occasionner des malheurs dont l'idée fait frémir deux hommes qui n'ont accepté cette commission que par civisme et horreur du sang, qu'ils ont empêché de couler, en accourant dans le sein des représentants de la Nation, au nom desquels l'on opère des miracles. Ainsi rien ne serait plus dangereux et affreux que de tromper l'attente de bons citoyens parmi lesquels il y a toujours quelques monstres qui profitent de tout pour les irriter."


Le 17 au matin, la Commission rompt son silence ; par l'organe de Sédillez, elle fait voter un décret interdisant aux prêtres sortant de France de se rendre en pays ennemi ; le zèle des citoyens de Quillebeuf, et notamment de Frémont et d'Herpin, qui ont empêché le massacre, est l'objet d'une mention honorable.


Il semble que, lorsque ce décret fut voté, le salut des prêtres était déjà assuré. Un détachement de la garde nationale de Rouen - mis en mouvement, dit dans ses mémoires l'abbé Baston, l'un des 58, par le frère d'un de ses compagnons d'exil, M. de La Bunodière - était venu les délivrer. Ils purent finalement s'embarquer dans divers ports de la côte.


Cet incident, qu'ont à peine signalé les historiens catholiques (Sciout, La Gorce), mérite plus qu'une simple mention. Mais ce qui est tout à fait intéressant, c'est le texte demeuré inédit jusqu'ici de la pétition que les citoyens Frémont et Herpin avaient été chargés d'aller porter à la Législative. Le voici :


Législateur, les citoyens composant le canton de Quillebeuf, district de Pont-Audemer, département de l'Eure, étaient tous réunis à la voix de la Patrie en danger, les enrôlements commençaient avec activité, lorsque tout à coup nos parages ont été souillés par l'arrivée d'un navire chargé de ces êtres criminels qui ont depuis quatre ans secoué dans toute la France les torches du fanatisme et allumé dans leur pays le feu de la guerre civile. Alors l'indignation générale s'est emparée de tous les citoyens. Tous, d'une voix unanime, se sont écriés : "Les voilà, les auteurs de nos maux, ces êtres malfaisants dont chaque action de leur vie était un crime pour la société ! Ils vont à Ostende, port dépendant du roi de Hongrie, notre ennemi déclaré. Là, ils vont se réunir aux esclaves qu'il arme pour renverser notre liberté. C'est là le point de ralliement de tous les conspirateurs ligués contre la France. Qu'une justice éclatante soit faite, et que, avant de combattre l'ennemi étranger, nous n'ayons plus dans l'intérieur d'ennemis à craindre !"
Tel a été, législateurs, notre premier mouvement. Mais la loi a paru, et alors la soumission à la loi a été notre seule et unique volonté. Prononcez, législateurs. Ces hommes indignes de l'existence sociale reposent tranquillement sous notre responsabilité. Nous ne voulons pas leur mort, mais leur éloignement dans un pays où ils soient réduits à l'impuissance de nous nuire. En conséquence, nous demandons que vous étendiez à tous les prêtres réfractaires, sans distinction, l'article de la loi qui veut qu'ils soient transportés à la Guyane française. Législateurs, voilà le voeu de citoyens libres qui brûlent de servir utilement leur pays. Décidez, nous vous en conjurons : et, en attendant vos ordres, nous allons presser les enrôlements des volontaires décidés à partir au secours de la capitale. Parlez, et le sang qui coule dans nos veines sera bientôt répandu pour repousser loin de nous les satellites du despotisme qui profanent en ce moment le sol de la Liberté.

quillebeuf___signatures


On a probablement remarqué, dans l'extrait que nous donnons ci-dessus du rapport de Gobau et Millier, les lignes relatives à la demande de mise à mort des prêtres. Mais ce ne sont plus 5 ou 6 "agitateurs", ce sont 66 citoyens, dont 13 membres de municipalités, 16 officiers et 1 sous-officier des gardes nationales, 1 juge de tribunal, et même, semble-t-il, 1 prêtre, qui disent s'être écriés, devant les passagers du Courrier du Nord : "Qu'une justice éclatante soit faite, et que, avant de combattre l'ennemi étranger, nous n'ayons plus dans l'intérieur d'ennemis à craindre."


C'est là, littéralement, le raisonnement, simple, impitoyable, que viennent de faire, à Paris, les massacreurs de septembre. Il est frappant de le retrouver là-bas, en Normandie, dans cette assemblée tenue pour une levée d'hommes. Sans doute, les ruraux de Quillebeuf n'ont pas cédé à leur "premier mouvement" : mais ils l'ont eu ; et l'aveu qu'ils en font nous aide à comprendre le mécanisme psychologique des exécutions populaires perpétrées entre juillet et octobre 1792. On sait quelle faible distance il y a, dans les "crimes de foule", entre l'intention et l'acte.

P. CARON
La Révolution française
1932 (T85)

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