NORMANDIE - DICTONS APPLIQUÉS A QUELQUES LOCALITÉS
NORMANDIE
DICTONS
et autres qualifications populaires
appliqués à la Normandie et à diverses localités de cette ancienne province, ou à leurs habitans.
LES ANDELIS (EURE)
LE VERJUS D'ANDELY, LES TETES N'Y MURISSENT PAS.
"Les querelles des deux Andelys, dit le second historien de cette ville, ont eu du retentissement dans les pays d'alentour ; aussi, n'a-t-on pas manqué d'appliquer au caractère aigre des habitans le même nom qu'au produit de leurs vignes ... Dans le principe, le Verjus d'Andely n'était devenu proverbial qu'en parlant de notre vin ; mais, par la suite, les Andelysiens, toujours en guerre, ont fait penser que leur coeur contenait autant d'âcreté que leurs tonneaux, et le verjus est devenu une injure réelle et personnelle, une insulte mixte, tenant de l'homme et de la chose. Cependant, le verjus d'Andely ne peut plus s'appliquer qu'aux habitans, car, aujourd'hui, les vignes sont complètement arrachées ..."
LE BEC-HELLOUIN (EURE)
LE BEC LE RICHE, JUMIEGES L'AUMONIER, GRESTAIN LE GOURMAND, ST-WANDRILLE LE P......
L'histoire a pris soin de constater que l'abbaye du Bec était une des maisons claustrales les plus riches de la France. Cette simple observation suffit pour justifier le proverbe, et cet autre encore :
De quelque côté que le vent vente,
L'abbaye du Bec a rente.
Quand à la qualification appliquée à l'abbaye de Jumièges, elle sera aussi justifiée par les citations suivantes, empruntées à l'histoire de cette maison, par M. Deshayes : "En 1078, le siège abbatial fut rempli par un religieux de Fontenelle, nommé Gonthard ... Ce fut de son temps que Jumièges fut principalement qualifié du titre d'Aumônier". - Sous l'abbatiat de Guillaume Gemblet, c'est-à-dire de 1330 à 1349, l'abbé et les moines dépensaient tous les ans la moitié de leurs revenus à recevoir les hauts personnages et à secourir les pauvres. - Vers la fin du XVIe siècle, "on y cuisait trois fois par jour, pour la nourriture des religieux et des pauvres." - En 1651, les religieux prétendirent avoir employé, 15,000 livres pour subvenir aux besoins de 400 pauvres de l'Orléanais, chassés de leur pays par la guerre civile. - Depuis la Toussaint 1740, jusqu'en janvier suivant, les religieux fournirent du pain à six ou sept cents pauvres que la misère du temps amenait chaque jour aux portes de l'abbaye. - Enfin, "dans les derniers temps, les moines se trouvaient peu nombreux, et presque tous s'étaient relâchés de l'austérité de leurs prédécesseurs ... Mais, si généralement leur conduite ne fut pas exempte de blâme, une vertu, qu'ils ne cessèrent de pratiquer, fut la charité, qui valut à leur monastère, jusqu'aux derniers temps de son existence, le titre d'aumônier, titre justement mérité ..."
Passé-je au fait de l'abbaye de Grestain ? Il me suffit de citer ces paroles de M. Lemasson de Saint-Amand : "L'abbaye de Grestain, une vingtaine d'années avant sa destruction, possédait un garde-manger digne de Lucullus : dans un long couloir orienté de la manière la plus convenable, et aéré des deux bouts, pendaient aux crochets les provisions, tandis que, dans le bas, une source qui en parcourait toute la longueur, permettait d'engraisser et de conserver tous les poissons d'eau douce. A une des extrémités du garde-manger était un réservoir d'eau salée, où le poisson de mer, encore vivant, était déposé avant de paraître sur la table des moines."
Veut-on savoir s'il y a médisance ou calomnie pour ce qui concerne Saint-Wandrille ? Je me contenterai de citer quelques documens que je dois à l'obligeance de M. Charles Richard.
En 1618, l'archevêque François de Harlay, instruit des désordres nombreux qui faisaient de Saint-Wandrille un lieu de scandale, résolut d'introduire la réforme dans ce monastère. Sur les conclusions de son promoteur général, il enjoignit très expressément aux moines de garder à l'avenir avec plus de soin les trois voeux essentiels : pauvreté, CHASTETÉ et obédience sous la règle de Saint-Benoît. Ordre fut donné de mettre au plutôt les dortoirs de l'abbaye en état, afin de s'y pouvoir loger, sans permettre de coucher ailleurs ; et, de peur que l'on pût sortir pendant la nuit, il était recommandé que les clés du dortoir fussent remises tous les soirs entre les mains du supérieur.
Ces détails sont extraits d'un manuscrit de la bibliothèque de Rouen, provenant de Saint-Wandrille, depuis le temps où la réforme y fut introduite. Ils n'ont pas besoin de commentaire ... Mais il paraît que la réforme ne réforma rien ; demandez plutôt aux vieillards qui ont assisté aux derniers soupirs de l'abbaye. A vos questions, les anecdotes scandaleuses ne feront pas défaut.
CONTURBIE (ORNE)
CONTURBIE, DOUZE HABITANS, TREIZE VOLEURS, EN COMPTANT LE CURÉ.
La pauvreté de cette petite commune, depuis longtemps supprimée, lui avait valu les tristes honneurs du proverbe cité. On dit encore : Conturbie, Bresolettes et Prépotin ne peuvent à elles trois nourrir un lapin. Ces deux rimes font allusion à la stérilité du sol de ces localités.
CUSSI (CALVADOS
LA NOBLESSE DE CUSSI,
LA SOUPE ET LE BOUILLI
"Pauvreté n'est pas vice", comme dit le proverbe. Il faudrait donc blâmer le dicton de Cussi, s'il avait voulu s'attaquer à la pauvreté en général ; mais il n'a eu en vue que la pauvreté volontaire, résultat d'un préjugé féodal. A côté des gentilshommes à grandes propriétés, il y en avait d'autres qui mouraient presque de faim et que, cependant, un sot orgueil empêchait de recourir à un travail quelconque pour améliorer leur sort. C'est à ce travers de vanité nobiliaire, aussi bien qu'à la misère qu'il engendrait, que notre proverbe fait allusion. Sous ce rapport, que peut-il y avoir à lui reprocher ?
Un autre proverbe existe en Normandie sur le même sujet ; c'est celui-ci : "La noblesse à Martin Firou ; va te coucher, tu souperas demain."
DOMFRONT (ORNE)
DOMFRONT VILLE DE MALHEUR,
ARRIVÉ A MIDI, PENDU A UNE HEURE.
"M. Caillebotte (Hist. de Domfront) reconnaît que toutes ses recherches pour arriver à découvrir l'origine de ce dicton, ont été infructueuses. Il dit seulement que l'histoire à laquelle on pourrait la rattacher aurait dû se passer sous le règne de Henry Ier, roi d'Angleterre et duc de Normandie. D'un autre côté, M. Travers (Excursions dans le Passais) a recueilli, à ce sujet, une tradition populaire qui lui a été racontée, dit-il, dans les termes suivans : "Il y a long-temps, bien long-temps, quatre chaudronniers de Villedieu, venant ici, rencontrèrent un Monsieur qui s'était égaré, et qui les pria de lui indiquer le chemin de Domfront. Ils lui dirent qu'ils y allaient eux-mêmes et qu'ils l'y conduiraient. L'un des chaudronniers s'approcha de lui et lui mit son paquet sur le dos, pour se payer de lui avoir indiqué son chemin. Les trois autres en firent autant, de sorte que le Monsieur était chargé de quatre paquets, et marchait avec peine. - Allons, l'ami, du courage ! nous n'avons plus qu'une demi-lieue ; Vois-tu là-bas Domfront ? Tu vas t'y reposer. Comme ils parlaient ainsi, le Monsieur suait à grosses gouttes. Ils arrivèrent à midi sonnant. A peine furent-ils entrés dans la ville, que tout le monde entourait le Monsieur ; c'était le roi ! Les quatre chaudronniers furent à l'instant livrés à la justice, qui les jugea sans délai. Arrivés à midi, ils furent pendus à une heure."
GRANVILLE (MANCHE)
GRANVILLE, GRAND VILAIN ;
UNE EGLISE ET UN MOULIN,
ON VOIT GRANVILLE TOUT A PLEIN.
La population de Granville est de 7350 habitans : ce n'est donc pas de nos jours que le proverbe a pu prendre naissance. Cherchons dans le passé.
Vers 1440, les Anglais eurent la pensée d'élever une place forte sur le rocher de Granville, où ils n'avaient trouvé qu'une église ; mais ce fut Charles VII qui mit sérieusement leur projet à exécution. Pour que la ville ne restât pas inhabitée, le monarque français lui octroya plusieurs chartes de privilèges. Toutefois, les populations ne se décidant pas aisément à l'émigration, il est très naturel de croire que la ville nouvelle ne marchait point à pas de géant vers un chiffre respectable d'habitans. Les populatons voisines, de leur côté, avaient dû voir avec jalousie, dans ce siècle d'inimitiés de clocher, les prérogatives concédées à Granville. Il peut donc paraître rationnel de supposer que le dicton proverbial date du XVe ou du XVIe siècle.
J'ajouterai que ce proverbe devait d'autant mieux faire fortune, qu'il mettait en opposition le sens du nom avec la qualité de la chose. Nos pères, qui se plaisent tant à tous les genres de jeux de mots, ne pouvaient manquer de se conjouir à gloser sur le nom de Granville (Grande-Ville), donné à une place consistant, tout à plein, en une église et un moulin.
SOTTEVILLE (SEINE-INFÉRIEURE)
SOTTEVILLE, SOTTES GENS ;
BELLES MAISONS, RIEN DEDANS ;
BELLES FILLES A MARIER,
RIEN A LEUR DONNER.
Les gens, à Sotteville, ne sont ni moins suppôts de la sottise que partout ailleurs. Si l'on a dit Sottes gens, c'est tout simplement parce que l'on dit Sotteville. Jadis, les maisons y étaient peut-être quelquefois sans locataires, et par suite, les filles peut-être sans dot. De nos jours, Sotteville, au lieu d'être embarrassée de ses maisons construites, en construit tous les jours de nouvelles, et les épouseurs l'honorent, à suffire, de leurs démarches et de leur amour pour les beaux yeux ... de la cassette.
TRUN (ORNE)
Plusieurs dictons populaires se sont attachés impitoyablement à cette localité. Pour ne pas dépasser les limites d'un article de Revue, je ne mentionnerai que les deux suivans :
ILS SONT COMME LES AVOCATS DE TRUN, ILS RELEVENT MANGERIE
Le même dicton existe aussi dans le département de l'Eure, pour les avocats de Beaumont, et on l'y applique aux grandes capacités de salle à manger. Mais ce n'est pas avec cette signification qu'il est en usage sur les rives de l'Orne. Jadis, les avocats de Trun, trop nombreux pour un Tribunal de si mince importance, avaient pris l'habitude d'aider quelque peu aux circonstances. A défaut d'une quantité suffisante d'affaires de bon aloi, ils multipliaient le procès sur la pointe d'une aiguille, comme on dit trivialement ; ils greffaient chicane sur chicane. Cette industrie productive constituait la mangerie mentionnée dans le dicton.
Je regrette de ne pouvoir dire, à la louange de notre époque, qu'il n'y a plus d'hommes de loi qui relèvent mangerie.
TRUN EN TRUNOIS
LES FEMMES ACCOUCHENT AU BOUT DE TROIS MOIS
MAIS SEULEMENT LA PREMIERE FOIS.
Lecteur bénévole, écoutez une petite anecdote, et vous saurez à quoi vous en tenir sur le tercet trunois :
"Un beau jour, se présente chez un avocat normand un brave homme des environs de Trun. Sa femme est récemment accouchée, et, pourtant, ils ne sont mariés que depuis trois mois. Cette fécondité l'étonne : que dit la loi ? - L'avocat prend sa plus grosse Coutume, la feuillette et s'arrête tout-à-coup : Trun en Trunois, les femmes accouchent au bout de trois mois ... Voilà votre affaire, mon brave homme. - Ah ! Monsieur, que je vous remercie ? Combien vous faut-il ? ... Et les 30 sols d'usage viennent s'aligner, un à un, auprès du précieux bouquin.
Quelque neuf mois après, le client revient. Il a encore une fois le bonheur d'être père ; mais il paraît soucieux : son esprit ne peut concilier la durée de la nouvelle gestation avec le prescrit de la Coutume. L'avocat reprend son gros livre, le feuillette de nouveau : Trun en Trunois, les femmes accouchent au bout de trois mois, mais seulement la première fois ... Je n'avais pas lu la dernière partie de l'article : Vous voyez ce qu'elle porte ; soyez donc tranquille. - Notre homme fut heureux d'une pareille réponse, comme bien vous pensez, et il paya avec joie les 30 sols qu'il lui en coûta encore pour compléter son éducation d'époux."
Cette anecdote est très populaire dans le département de l'Orne, et je l'ai aussi entendu raconter dans d'autres contrées de la Normandie. Mais, est-ce du roman ? Est-ce de l'histoire ? Dans l'impossibilité de faire une réponse péremptoire, je me contenterai de rapporter ce vers de l'art poétique :
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
A. CANEL (Pont-Audemer)
Revue de Rouen et de la Normandie
1840 - 1er semestre