LE RATTACHEMENT DE LA CORSE A LA FRANCE
LE RATTACHEMENT DE LA CORSE A LA FRANCE
Bien que la question ait fait l'objet d'études excellentes et définitives, on ignore trop souvent comment, et par quel acte officiel la Corse a été rattachée à la France.
On connaît, en général, le traité de Versailles du 15 mai 1768, par lequel la République de Gênes cède ses droits sur l'île à la France. On sait moins que c'est seulement en 1789 que la Corse, jusqu'alors soumise au régime militaire, fut déclarée partie intégrante de l'Empire français en vertu d'un décret de l'Assemblée Nationale. Ce décret est daté du 30 Novembre 1789, mais les Lettres Patentes du Roi Louis XVI qui le sanctionnent n'ont été prises que dans le courant du mois de Janvier de l'année suivante. Nous donnons ici une reproduction photographique de cet important document. (Archives dép. de la Corse, Série A 12)
Mais les Corses n'avaient pas attendu les Lettres Patentes de Janvier 1790 pour se réjouir de la grande nouvelle et se livrer à de sincères manifestations de joie.
Voici comment la Ville de Bastia accueillit et fêta la nouvelle de l'incorporation de la Corse à la France, d'après une relation de l'époque :
"RELATION de ce qui s'est passé à Bastia le Dimanche 27 Décembre 1789 à l'occasion du TE DEUM, chanté en action de grâce de l'incorporation de la Corse au Royaume de France, prononcée par le Décret de l'Assemblée Nationale le 30 Novembre précédent
(Texte, en italien et en français, imprimé à Bastia par Stefano Batini, Imprimeur du Roi. - Archives départementales de la Corse, Série F (Fonds Stefanini).
S'il fût jamais un évènement intéressant pour la Corse, c'est celui de son incorporation au vaste Empire des Français. Combien de siècles se sont écoulés, témoins de la longue oppression d'un Gouvernement tyrannique ! (en note : c'est du Gouvernement Génois qu'il est question). Que de sang a été versé pour alléger le poids des chaînes qui l'accabloient ! Dès les premiers temps de la Monarchie Française, cette Isle a eu recours à sa puissance, a imploré et obtenu la protection et l'appui de ses Souverains. Mais toujours un cruel despotisme, une impérieuse Aristocratie exerçant leur pouvoir arbitraire empoisonnoient les bontés qu'elle en recevoit, et lui rappelloient que le plus grand des biens, la liberté, lui manquoient.
Il étoit réservé à Louis XVI de lui donner l'espoir d'en jouir, il admit ces Députés au nombre des Notables de son Royaume, il lui permit d'en nommer aux Etats-Généraux qu'il convoqua, il traita les Corses comme ses Sujets, et déclara dans son Conseil qu'il les conservoit en cette qualité. Bientôt l'Assemblée Nationale dont leurs Députés faisoient partie arrêta les droits de l'homme et les articles de la constitution, le Roi le sanctionna, et s'honora du titre du Restaurateur de la liberté Française.
Dès ce moment les Corses purent être comptés au nombre des hommes libres, ce n'étoit pas assez, il falloit fixer ce précieux avantage d'une manière irrévocable. Le moment que la Providence avoit marqué à cet heureux évènement approchoit, et les Corses couroient encore le risque de le voir s'évanouir.
La Ville de Bastia en formant une milice Nationale, avoit aprouvé des obstacles que le zèle et l'enthousiasme n'hésitent jamais à franchir.
L'Assemblée Nationale en est instruite, on lui met sous les yeux les anciens malheurs de la Corse, son courage que rien n'a pu abattre, sa longue persévérance, son amour invincible pour la liberté. Ce Sénat auguste en est touché, et il prononce le Décret irrévocable de l'incorporation de la Corse à la France. Il ajoute à cet inestimable bienfait, celui de rappeler dans leur Patrie ces braves Citoyens que l'impuissance de la défendre en avoit exilés.
L'heureuse nouvelle en parvient au Comité de la Ville de Bastia : tous les coeurs en sont pénétrés, et leurs premiers voeux, est d'en rendre des actions de grâces publiques à l'Etre Suprême.
M. de Varese Président en fait la proposition, et est aussi-tôt authorisé à écrire au nom du Comité de la Capitale à tous les Evêques de Corse, pour les inviter à faire chanter dans toutes les Eglises de leurs Diocèses un Te Deum solemnel. Cette demande a été accueillie avec un égal empressement. M. l'Evêque de Bastia entr'autres s'est distingué par son zèle vraiment remarquable. C'est avec une simplicité Apostolique qu'il a déployé ses connoissances, et qu'il a répandu l'onction la plus tendre sur les sentimens dont il est animé pour le Troupeau confié à ses soins.
Le Dimanche 27 Décembre a été le jour choisi pour la célébration de cette sainte cérémonie, toutes les cloches de la Ville l'ont annoncée à l'heure du midi, l'Evêque de Sagone qui se trouvoit à Bastia, le Chapitre, et tout le Clergé séculier et régulier, et tous les corps militaires et civils, y ont été invités, et s'y sont rendus accompagnés et suivis d'une foule immense de citoyens de tous les ordres ; M. le Vicomte de Barrin, Commandant en chef, a précédé le Conseil Supérieur en robe rouge : on n'a pas vu au nombre des magistrats qui le composent, M. Morelli Président de la seconde Chambre, ni M. Belgodere de Bagnaja, membres du Comité, l'un et l'autre, ils ont préféré paroître en cette dernière qualité, s'honorant plus (d'après l'avis ouvert en plein Comité par M. Belgodere de Bagnaja) du simple titre de Citoyen, que du rang de Magistrat, dans une circonstance où le bonheur de la Corse intéresse si particulièrement tous les Citoyens.
Avant de commencer l'auguste cérémonie M. de Varese Président du Comité a présenté à l'Hôtel une jeune fille dotée par lui pour recevoir la bénédiction nuptiale avec le jeune homme qui l'épousa, ce mariage emblème de l'union indissoluble de la Corse à l'Empire Français, ne pouvoit être contracté sous de plus heureux auspices, puissent les Citoyens qui en naîtront, goûter dans leur maturité les fruits de la félicité que la Corse voit naître.
Les nouveaux époux reconduits à leur place, M. l'Evêque de Bastia s'est levé, et a prononcé un discours éloquent et pathétique sur l'objet qui réunissoit tous les habitans de la Capitale, il a béni l'Eternel, le Maître de l'ordre et des temps, d'avoir amené l'heureuse journée dans laquelle un Peuple généreux et libre a adopté pour jamais une Nation brave et guerrière, qui dans tous les temps s'étoit montrée l'ennemie du Despotisme altier, et avoit exposé ses biens et sa vie pour recouvrer la liberté, qu'elle venoit enfin d'obtenir. "Il n'en est point, s'est écrié le digne Prélat, de plus beau nom que celui de Français, il désigne des hommes libres soumis volontairement, et inviolablement attachés au Souverain qu'ils se sont donnés. Les Corses font actuellement partie de cette Nation puissante, c'est l'héritage d'Abraham et d'Isaac qui leur est assuré. Que le Ciel en reçoive nos plus vives actions de grâce, et terminant ce discours, dont on regrette de ne pouvoir rapporter tous les traits touchants, le Prélat avec un saint enthousiasme a entonné le Te Deum Laudamus.
A cet instant toutes les cloches de la Ville, les canons des Remparts, les salves de la Troupe Nationale, le bruit des boîtes se sont fait entendre, les Bâtimens du Port ont déployé leurs Pavillons, celui de France l'étoit sur la Citadelle, l'éclatant signal des foudres guerrières a été répété trois fois.
Une musique nombreuse a chanté le Te Deum, et le Psaume Exaudiat, après lequel M. l'Evêque de Bastia a donné la bénédiction du St. Sacrement.
En sortant de l'Eglise, le corps de la Ville et le Comité précédé de la musique militaire, et entouré de tous les Officiers de la garde Nationale, dans le même ordre qu'ils étoient entrés dans la Cathédrale, se sont rendus sur la place où l'on avoit préparé un feu de joie surmonté d'un Drapeau aux armes de France, unies à celles de la Corse et de la Ville de Bastia. M. Caraffa, Maire de la Ville, et M. de Varese Président du Comité tenant chacun une torche de cire blanche, ont mis le feu au bûcher, au bruit répété de vive la Nation, la Loi et le Roi, et la Liberté.
Pour terminer ce jour mémorable, les Citoyens ont volontairement illuminé la façade de leurs maisons. Toute distinction de Nation a cessé dans cet heureux jour consacré à la joie publique.
Il a vu naître un nouvel ordre de choses, il a vu le bonheur de la Corse attaché au bonheur de la France, pour n'en être plus séparé.
Que l'Univers l'approuve et y applaudisse, et que les races futurs en contemplent l'étendue, et louent l'Etre suprême d'avoir couronné la longue patience des Corses, par une série de jours heureux, qui leur fassent oublier tant de siècles de malheurs."
Corse historique, archéologique, littéraire, scientifique
1962/01 (A2, N5) - 1962/06 (A2, N6)