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La Maraîchine Normande
18 octobre 2013

LE BAGNE DE BREST

LE BAGNE DE BREST

Bagne de Brest


Le bagne de Brest fut construit en 1750, par M. Choquet-Lindu, ingénieur habile, qui sut, dit un écrivain, imprimer à cette construction un grand caractère de gravité et de convenance, et concilier, dans sa distribution, la propreté et la sûreté avec les principes de l'humanité et de l'hygiène.
L'emplacement était on ne peut mieux choisi.
Les forçats, presque au centre des bâtiments de l'Arsenal, en étaient cependant complètement isolés ; ils se trouvaient là à portée de leurs travaux et dominés par la caserne de l'infanterie de marine, qui n'avait qu'un mouvement à faire pour réprimer les séditions, s'il s'en était élevé.

Le bâtiment se compose de trois pavillons.
Celui du centre distribuait le bagne en quatre salles dans chacune desquelles on pouvait loger cinq cents hommes.
Les deux pavillons des extrémités étaient aménagés pour le logement des gardes-chiourmes.
Chaque salle avait ses dispositions particulières, consistant en latrines, fontaines, cuisines et tavernes.
Elles étaient coupées en deux par un mur de quatre pieds d'épaisseur, et qui passe par le milieu de leur largeur.
Ce mur, dans sa longueur, a, de quatorze pieds en quatorze pieds, un passage de cinq pied de largeur. C'est dans cet espace de quatorze pieds qu'étaient placés les "tollards" ou lits de camp sur lesquels couchaient les forçats.
Devant les murs de face, avait été ménagée une allée où les argousins faisaient incessamment leur ronde et qui était éclairée pendant la nuit par des fanaux accrochés aux écoiçons des fenêtres.
Un égout passait sous le mur de refend, et emportait tous les détritus du bagne, qu'il allait porter à la mer.
Au milieu de la longueur de chaque salle, s'élevait la cuisine dans un espace de dix-sept pieds de long sur quatorze de large, lequel était entouré d'une forte grille de fer.
De l'autre côté de la cuisine, se trouvait la taverne, également protégée par une grille de même métal, et divisée en deux parties.
L'une de ces parties servait à recevoir le vin que le gouvernement accordait aux forçats attachés à la grande fatigue ; l'autre était occupée par les cômes et sous-cômes qui y distribuaient, pour leur propre compte, du vin aux forçats que leurs travaux ou leurs épargnes mettaient à même de se procurer cette douceur.
Toutes les salles avaient l'appui de leurs fenêtres élevé à six ou sept pieds, de façon à ôter aux galériens toute possibilité de communiquer avec le dehors. - L'ouverture des portes ou passages des murs de refend était dans le même alignement, si bien que les fenêtres une fois ouvertes, l'air y pouvait être renouvelé en un instant.

Le pavillon du milieu, qui a deux avant-corps, était affecté au logement des officiers.
Au pied de l'escalier est une porte de neuf pieds, largeur de la rampe ; le dessus, terminé en demi-cercle, est orné d'une grille de chaînes, manilles, et chaussettes de fer rond, telles que les condamnés les portaient aux pieds.
Les marches de l'escalier sont en bois, par cette raison que si elles eussent été en pierre, les chaînes que traînaient les forçats, en auraient bien vite écorné l'arête.
Dans les chambres destinées aux officiers, des fenêtres grillées ouvraient sur les salles mêmes qu'il s'agissait de surveiller, et l'on comprendra avec quelle attention constante cette surveillance s'exerçait, quand on saura que, dans le principe, chaque côme ou sous-côme était tenu de payer une somme d'argent chaque fois qu'un forçat confié à ses soins parvenait à s'évader.

Des divers pavillons affectés aux logements des agents de la surveillance, on communiquait par des escaliers dérobés avec les greniers qui eux-mêmes avaient des communications faciles avec tous les corps-de-garde.

Derrière le bâtiment principal s'ouvrait une cour, où s'élevaient quelques cabanes de l'apparence la plus modeste.
C'est là que se tenaient, pendant le jour, les forçats ouvriers à qui on permettait de travailler de leur état ; comme ils auraient pu profiter de l'isolement dans lequel ils se trouvaient, pour se déferrer et préparer leur évasion, on avait supprimé le toit de la cabane, de sorte qu'ils travaillaient à ciel ouvert.

Le public était admis à visiter ces étranges établissements, et l'on y tolérait même l'achat et la vente des objets que l'on y fabriquait ...
Telle est, en quelques mots la description du bagne de Brest, et je crois qu'elle suffit pour donner une idée à peu près complète du célèbre établissement.

Quant à la population, c'est autre chose.

Il y avait un peu de tout à Brest, et chaque classe de la société y fournissait indistinctement son contingent.

On y rencontrait, dit M. Gleizes, que nous aurons souvent occasion de citer, et dont le témoignage peut être à bon droit invoqué comme une autorité en pareille matière, on y rencontrait des propriétaires, des négociants, des médecins, des notaires, des avocats, des fabricants, des artisans, des paysans, d'anciens militaires, des charretiers, des domestiques, etc., etc.

forcatsTous ces condamnés, soit à perpétuité, soit à temps, étaient confondus pêle-mêle dans les mêmes localités, soumis au même régime, aux mêmes punitions, aux mêmes récompenses, à la même nourriture, aux mêmes travaux, à la même surveillance.
En un mot, une inflexible égalité régnait au bagne parmi tous ces hommes que la loi avait frappés.

Ce personnel pouvait se diviser en trois grandes classes :
1° Plusieurs hommes de sang, criminels endurcis, parricides même, qui n'avaient échappé au supplice que par miracle, ou par suite de l'admission de circonstances atténuantes ;
2° Tous ces malheureux, sans éducation, ou sans principes, souvent sans famille, qui, entraînés par de funestes relations, se laissent aller à des actes coupables, vols, attentats, faux en écriture, etc., qui les amènent fatalement un jour ou l'autre devant la justice, et les fait retrancher de la grande famille.
3° Enfin, une foule de condamnés, détenus depuis un grand nombre d'années, qui ont perdu leurs parents, qui sont seuls pour toujours, et sans relations possibles avec le monde qu'ils ont oublié. Dépourvus de toutes ressources, le bagne est devenu leur unique asile.
- Nourris, habillés, accoutumés à la vie de forçat, ils ont, en quelque sorte, renoncé à l'espoir de rentrer dans la société qu'ils ne connaissent pas.

L'administration qui est chargée de veiller sur ce personnel dangereux était en réalité fort peu nombreuse, en raison des obligations multiples qui leur étaient imposées.
Il fallait, en effet, pourvoir à leur nourriture, à leur habillement, et régler les faibles salaires qui leur étaient accordés pour les travaux les plus pénibles, - recevoir leurs réclamations et y faire droit ; correspondre avec leurs familles ; rendre les comptes d'un service aussi minutieux que compliqué ; et d'entretenir des relations avec toutes les autorités maritimes, civiles, militaires et judiciaires du royaume.
Cette administration qui était confiée à un commissaire de la marine qui portait le titre de chef du service des chiourmes.
Un commis principal, avec le titre d'agent comptable, était chargé de l'immense comptabilité de tous ces détails.
"Au nombre de nos devoirs, dit le fonctionnaire dont nous avons déjà parlé, nous plaçons celui d'établir et de maintenir des relations entre les condamnés et leurs parents, lorsque par leur bonne conduite éprouvée, leur résignation et leur retour au bien, ils ont donné des garanties que leur rentrée dans le monde sera non-seulement sans danger, mais encore sans inconvénient.
Il y a beaucoup de ces malheureux qui avaient cessé d'avoir des communications avec leurs familles. Honteux de leur position, se croyant abandonnés pour jamais, ils avaient cessé de correspondre avec leurs pères et leurs mères, leurs femmes et leurs enfants.
Nous avons fait renaître en eux le souvenir du foyer domestique ; nous les avons engagés à écrire à ceux qu'ils avaient aimés et dont, pendant leur vie coupable, ils avaient perdu le souvenir ...
Hélas ! quelque amertume que nous en éprouvions, nous devons faire ici un aveu bien douloureux et bien pénible.
Il n'est que trop vrai que des femmes, oubliant ou voulant ignorer la misérable condition de leurs maris, se sont montrées insensibles et ont refusé de réclamer ceux qui jadis les avaient rendues mères, et, ce qui est plus déplorable encore, des enfants, en possession des biens de leurs pères, morts civilement, ont repoussé leurs supplications, lorsque ceux-ci arrivés au terme de la vie devaient leur inspirer au contraire compassion et pitié.
Cette insensibilité, lorsqu'un vieillard malheureux et repentant invoque sans succès le secours d'un fils devenu héritier sans testament avant la mort de son père, est d'autant plus révoltante que la loi ne peut contraindre un fils dénaturé à remplir un devoir sacré".

L'administration avait pour auxiliaires des agents nommés adjudants et sous-adjudants de chiourmes.
Ils étaient au nombre de quarante, répartis dans les six salles et sur les travaux du port.
Quant à la garde militaire du bagne, elle se composait de cinq compagnies d'hommes armés au nombre de quatre cents.
Divisées en escouades, commandées par des sergents-majors, des sergents et des caporaux, elles étaient suffisantes pour la garde, la direction et la surveillance des forçats.
Ces hommes armés, appelés gardes-chiourmes, conduisaient les galériens aux travaux, et les ramenaient, le soir, au bagne.
Il faut rendre justice à tous, et il convient de déclarer ici que ces hommes, auxquels on a pu souvent adresser bien des reproches mérités de brutalité, ont rendu plus d'une fois aussi des services signalés à la société.
Que de projets de meurtre, de vol, d'évasion, d'incendie n'ont pas été déconcertés par la vigilance, la présence d'esprit, le courage d'un adjudant ou d'un simple garde-chiourme.
Combien de crimes ont été découverts avant leur accomplissement.
Et il ne s'agit pas seulement de crimes contre les individus, mais surtout d'attentats contre les arsenaux, les propriétés publiques et les vaisseaux de l'Etat !

On conçoit sans peine, d'ailleurs, quels dangers incessants peuvent faire courir à leurs gardiens ces hommes que la société a violemment retranchés de son sein, et qui lui gardent une haine implacable.
Il se passe parfois des drames horribles dans l'intérieur des bagnes, et ce ne sont pas même toujours les gardes-chiourmes qui en sont les victimes.
Les assassinats qui s'y commettent ont plusieurs causes entre lesquelles il faut mettre au premier rang une espèce de vendetta, imitée de la Corse, et qui s'est profondément naturalisée parmi les forçats.
Cette vendetta est inexorable envers les délateurs, et s'exerce d'une manière si sévère et si prompte, qu'on ne peut la prévenir ni l'éviter.
Dès qu'un forçat est soupçonné d'avoir fait des confidences à l'autorité contre ses camarades, ou, ce qui est pis, d'avoir joué le rôle d'agent provocateur, un conciliabule s'assemble et s'érige en tribunal.
L'homme de la cause commune, - comme le défenseur de la société dans les tribunaux, - expose le délit : jurés et juges tout ensemble, les membres du tribunal déclarent le fait constant, et prononcent l'arrêt, qui est toujours et ne peut être qu'un arrêt de mort. Tout cela se passe en plein jour, pendant un moment de distraction du garde de la chiourme qui se promène à quelque distance.
On tire au sort, avec des dés, le choix de l'exécuteur de l'arrêt, qui ne refuse jamais une si bonne occasion de se recommander aux siens en travaillant pour la cause commune menacée par les lâches pratiques d'un traître.
Quelquefois, il se présente un vengeur de bonne volonté, un sacrificateur plein de zèle. C'est ainsi que le célèbre forçat Mourieu courut immoler un misérable, et revint avec joie dire à ses camarades : "Je me suis défait de cet homme ; il ne méritait pas de vivre parmi nous ; j'ai rendu service aux condamnés comme aux chefs."
Quelquefois le ressentiment d'une grande offense, ou d'un accès de rigueur et d'injustice, dirige les coups du forçats contre quelqu'un des gardiens qui abusent de leur autorité dans le bagne.
Les moyens de ce tribunal au bagne, pour se défaire du traître que l'on regarde comme une peste publique, sont très-variés.
Tantôt une pile de bois s'écroule par malheur sur un forçat en travail ; tantôt le coupable, qu'un camarade a poussé par mégarde, tombe dans la mer et disparaît sans qu'il reste de lui un seul vestige.
Tout le monde, dans le bagne, excepté les chefs, sait comment et à quelle heure il est mort.
Tel autre s'est vu entouré de quelques forçats qui ne paraissaient avoir aucun mauvais dessein mauvais, et tout à coup il a cessé de vivre ; on ignore comment, car son corps ne présente aucune trace de couteau, aucune marque de violences ; il y a un homme de moins et un cadavre de plus, voilà tout.

Mais le désir insatiable de recouvrer la liberté produit le plus grand nombre des attentats contre les personnes dans les bagnes.

forçats3

Pendant des années entières, le forçat médite sur les moyens d'échapper à la surveillance qui l'environne de toutes parts. Vingt fois surpris dans ses tentatives d'évasion, il recommence, sans se lasser, les travaux qui doivent le conduire à franchir les murs de son horrible prison. La passion unique, ardente et continuelle dont il est possédé lui inspire sans cesse de nouvelles ruses, de nouvelles combinaisons, et enfin les entreprises les plus hardies. - Il ne réussit pas toujours, et dans ce cas, le désespoir pénétrant dans son âme, bien qu'enchaîné, il devient la terreur de la société. Il n'a pas la force de se débarrasser de la vie en se frappant du couteau qu'il a plongé tant de fois, sans frémir et sans balancer, dans le coeur des autres. Il appelle la mort, il s'efforce de l'obtenir, et ne se la donne pas.

Aux crimes particuliers, viennent se joindre ou révoltes imprévues et soudaines, ou des complots longtemps médités, qui menacent la vie des chefs du bagne et même la tranquillité de la ville qui le renferme.
A Brest, un commissaire de la chiourme ayant, par mesure de prudence, supprimé les matelas d'étoupe que l'usage accordait aux condamnés, une révolte éclata la nuit même dans une salle, et ne fut apaisée que par l'intervention de deux compagnies d'artillerie qui auraient pu payer de leur sang l'imprudence de s'être aventurées au milieu d'une population qui fait frémir quand elle est en fureur. Qu'on juge, en effet, de tout ce qu'on peut attendre d'une troupe de bandits accoutumés à verser le sang avec une joie féroce, et exaltés par l'esprit du pillage, par la soif de la vengeance et de l'indomptable passion de la liberté. Quels ravages, si le torrent de crimes contenus par les remparts du bagne venait à renverser ses digues et à déborder !

bagne le cachotA Toulon, une dépêche ministérielle ordonna de transporter à Brest 210 condamnés.
Ces hommes, que l'expérience n'a que trop éclairés sur toutes les souffrances d'un pareil voyage, éprouvent une profonde indignation de cet ordre qu'on leur communique le soir, à la rentrée des travaux, et qu'ils maudissent comme l'acte d'une insupportable tyrannie.
Les condamnés étaient étendus sur leur lit de camp. Le sifflet qui commande le repos se fait entendre, aussitôt des murmures menaçants viennent frapper les oreilles des gardes-chiourmes.
Un forçat, plus hardi que les autres, excite ses camarades à la révolte ouverte. On le saisit, on l'entraîne, on le plonge dans un cachot. Cette punition soufferte dans un lâche silence par les autres forçats, au lieu d'intimider le bonnet vert Bourgeois, augmente son audace ; il appelle ses compagnons aux armes, mais il tombe frappé d'un coup mortel. Besson le remplace, et reçoit le même salaire de son crime. Enfin, une double décharge jette à terre un grand nombre de condamnés qui arrosent le bagne de leur sang.

le garde-chiourme3En général le garde-chiourme est peu estimé dans les ports de mer, en raison vraisemblablement de l'antipathie naturelle qu'inspire l'abus de la force ou l'injustice.
Mais il est peu sensible à cette réprobation dont il semble être l'objet.
Il vit seul ou avec les siens, et s'écarte rarement des environs du bagne.
Quand il franchit le pont-levis, il porte d'habitude dans ses pérégrinations une petite baguette ; c'est un objet de luxe, un jouet, un symbole de puissance déchue, car, à ce moment, la brutalité accorde une trêve.
Dans le séjour de quelques mois que j'ai fait à Brest, dit Maurice Athoy, je dois à la vérité de dire que je n'ai pas vu frapper illégalement, c'est-à-dire sans permission ou arrêt, un seul condamné ; très-loin de là, à Brest un forçat malade ayant laissé tomber son bonnet, un garde le lui releva ; à Toulon, deux mains, celle d'un forçat et celle d'un gardien, se sont plongées, moi présent, dans la même tabatière.
Ce sont là des faits si inaccoutumés, si hors des habitudes locales, qu'ils peuvent être remarqués et considérés comme un symptôme d'amélioration dans les relations entre gardiens et condamnés.

LA VIE DU BAGNE

LE DÉPART DE LA CHAÎNE

Quand la justice a prononcé son arrêt, que la condamnation est irrévocable, le condamné est virtuellement retranché de la société ; il cesse de faire partie du monde dont il a méconnu les lois, et dès lors il appartient au bagne pour un temps plus ou moins long.
La veille encore, il avait une famille, des parents, des amis.
Le lendemain, il ne reste plus rien ...
C'est ce qu'on appelait autrefois la mort civile !
Dès ce moment une autre vie commence pour lui ... C'est dans un autre monde qu'il va entrer, ce sont des sensations toutes différentes qui l'attendent ...

La vie du bagne avait son point de départ à Bicêtre ...
Tout condamné aux travaux forcés était enfermé dans ce sombre établissement, et il attendait, là, le départ de la première CHAINE pour Brest, Toulon ou Rochefort.

bagne-toulon-1Aucun spectacle ne saurait être assimilé à celui qu'offrait Bicêtre au moment du départ d'une chaîne.
C'était quelque chose de hideux et de poignant à la fois ...
La veille du départ, il se produisait tout à coup dans la prison un mouvement étrange.
Bien que les détenus fussent encore enfermés et gardés à vu dans les cabanons, les portes s'ouvraient et se refermaient à chaque instant avec force et fracas ; les guichetiers allaient et venaient d'un air affairé ; dans la grande cour, on déchargeait des fers dont le bruit sinistre arrivait jusqu'aux oreilles des prisonniers, en leur disant assez que c'est d'eux que l'on s'occupait.

En effet, à onze heures du matin, deux hommes vêtus d'un uniforme bleu pénètrent dans les cellules ; c'est le capitaine de la chaîne et son lieutenant qui viennent faire connaissance avec leur marchandise et s'assurer si parmi ces malheureux bannis de la société il ne se trouve pas d'anciennes connaissances, autrement dit des chevaux de retours ou forçats évadés.
Après cette première inspection, on fait descendre les condamnés dans la cour dite : des fers, le médecin de la prison passe une visite, afin de vérifier si tout le monde est à peu près en état de supporter les fatigues de la route.
Cette visite ne constituait, d'ailleurs, qu'une formalité, car généralement tous étaient déclarés bons, bien que parfois plusieurs d'entre eux se trouvassent dans un état déplorable.
Chaque condamné quittait alors la livrée de la maison pour revêtir ses propres habits, c'est-à-dire ceux qu'il portait au moment du crime, et jusqu'au jour de sa condamnation.
Ceux qui n'avaient point de vêtements recevaient un sarrau et un pantalon de toile grisâtre, bien insuffisants pour se défendre des froids et de l'humidité.
Les chapeaux, les habits un peu propres laissés aux condamnés étaient lacérés sans pitié et mis en lambeaux. Mais cette précaution qui devait, croyait-on, rendre les évasions difficiles, n'atteignait que rarement son but, et les forçats, une fois leur chaîne rompue, savaient fort bien se passer de rebords à leur chapeau et de collets à leur habit ...
Le condamné ne pouvait, en outre, conserver plus de six francs ; s'il possédait une masse supérieure à cette somme, l'excédant en était remis au capitaine, qui lui en tenait compte en route, au fur et à mesure de ses besoins. Mais à quelles ruses n'avaient point recours ces réprouvés, pour se soustraire à une obligation qui pouvait les gêner ; bon nombre d'entre eux savaient éluder la mesure, en plaçant des pièces d'or dans des gros sous dont ils avaient préalablement creusé l'intérieur.

Ces préliminaire achevés, on conduisait les prisonniers dans une grande cour où se trouvaient réunis les gardes de la chaîne, plus connus sous le nom d'argousins ; c'était pour la plupart, des Auvergnats, porteurs d'eau, commissionnaires ou charbonniers, qui exerçaient leurs professions dans l'intervalle de ces voyages.
Au milieu d'eux se trouvait une grande caisse en bois, contenant les fers qui servaient successivement à toutes les expéditions du même genre. On faisait approcher les condamnés placés par rang de taille, et on les accouplait au moyen d'une chaîne de six pieds, réunie aussitôt au cordon qui enveloppait un groupe de vingt-six prisonniers ; chacun de ces vingt-six forçat tenait à cette chaîne par ce que l'on appelait la cravate, espèce de triangle de fer, qui s'ouvrant d'un côté par un boulon-charnière, se fermait de l'autre avec un clou rivé à froid.

Forge du bagne

C'était là la partie périlleuse de l'opération : les hommes les plus mutins ou les plus violents n'avaient garde de bouger, et restaient immobiles ; car, au moindre mouvement, au lieu de porter sur l'enclûme, les coups de marteau leur eussent brisé le crâne.
Cette opération, dite du ferrement, durait ordinairement jusqu'à cinq heures : à ce moment les argousins se retiraient, et il ne restait plus dans la cour que les condamnés qui alors seulement étaient autorisés à recevoir la visite de leurs parents. Pour quelques-uns, c'était un moment redoutable ...
Une sorte d'épreuve suprême dans laquelle sombrait bien souvent ce qui restait de sentiments humains au coeur de ces misérables.
Le monde les avait rejetés de son sein, l'enfer dans lequel ils allaient rouler à jamais était là, béant sous leurs pieds, et peut-être à cette heure redoutable certains d'entre eux appelaient-ils ardemment la visite d'un être aimé ...
Pour celui-là, c'est une mère ... pour cet autre, une femme ... pour ce dernier, un enfant ...
Affections saintes, que l'on n'arrache pas facilement du coeur, si violentes que puissent être les passions qui le secouent et l'ébranlent ... et au moment de partir pour le pays inconnu de l'infamie, le regard de ces malheureux se reportait avec une dernière et suprême tendresse, vers ces souvenirs sacrés de la famille qu'ils n'avaient jamais tant regrettés. ...

forçats

Les prisonniers, livrés à eux-mêmes, loin de se désespérer, s'abandonnaient à tous les écarts d'une gaieté licencieuse.
Les uns vociféraient d'horribles plaisanteries, répétées de toutes parts avec les intonations les plus répugnantes ; les autres s'exerçaient à provoquer par des gestes abominables le rire stupide et bestial de leurs compagnons. Ni les oreilles, ni la pudeur ne sont épargnées, tout ce que l'on peut voir ou entendre est immoral ou ineuphonique.
Il est vrai, dit un moraliste, qu'une fois chargés de fers, le condamné se croira obligé de fouler aux pieds tout ce que respecte la société qui le repousse ; il n'y a plus de frein pour lui que les obstacles matériels ; sa charte désormais est la longueur de sa chaîne, et il ne connaît plus pour loi que le bâton auquel ses bourreaux l'ont accoutumé.
Confondu avec des êtres dégradés, il se garde bien de montrer cette grave résignation qui annonce le repentir ; car alors il serait en butte à mille railleries, et ses gardiens eux-mêmes, inquiets de le trouver si sérieux, l'accuseraient de méditer quelque complot. Mieux vaut, s'il aspire à les tranquilliser sur ses intentions, paraître sans souci à toute heure. On ne se défie pas du prisonnier qui joue avec sa honte et raille son geôlier.
Aussi, dès que la nuit tombait, c'est par des chants - et quels chants ! - qu'ils préludaient au voyage qu'ils allaient entreprendre. C'est un cheval de retour qui commence, et cent voix reprennent en choeur le refrain des galériens.
Car le bagne a ses poètes, et l'on peut juger de leur imagination par l'échantillon suivant, que nous avons entendu répéter bien des fois à Brest.

chant du bagne

Pendant toute la soirée, les échos de Bicêtre redisaient ainsi les refrains de cette ignoble et sauvage poésie.
La plupart de ces forcenés étaient ivres. A la veille de s'éloigner de Paris, ils n'avaient d'autre idée que de jeter à ce monde un dernier défi en signe d'adieu.
Mais ces efforts finissaient cependant par épuiser leur audace même, et après cette orgie de chants, de cris et de rires, le silence se faisait peu à peu, et chacun cherchait, dans un repos factice, la force et le courage qu'il lui faudrait le lendemain, pour commencer ce voyage, dont le terme, marqué d'avance, était un lieu d'opprobre et d'infamie.

LA CHAINE EN MARCHE

Le voyage de toute chaîne offre généralement les mêmes péripéties ; et l'on y rencontre les mêmes tentatives de révolte ou d'évasions, soit que la chaîne se dirige sur Brest, soit qu'elle prenne la route de Toulon ou de Rochefort.
Ce que nous avons de mieux à faire, c'est de laisser la parole à un forçat même, au trop célèbre Poulmann.
Le récit qui suit est extrait d'une lettre écrite par Poulmann à sa mère, et donne les détails les plus complets que le lecteur puisse désirer sur ce sujet.
"A six heures du matin, une voix se fit entendre : - Allons les partants pour Toulon, en diligence. C'était le lieutenant de la chaîne qui nous annonçait ainsi l'heure du départ.
Nous nous entassâmes tant bien que mal sur les prétendues diligences au nombre de dix-sept, et nous partîmes.
Au dehors, stationnaient cinq ou six mille personnes qui avaient laissé leurs affaires ou quitté leur lit pour venir assister à notre triste départ. - Tu en sais quelque chose, bonne mère, puisque mes yeux rencontrèrent les tiens, parmi cette foule avide d'émotion.
Pour eux, il y avait un spectacle curieux à voir, moins curieux cependant que celui d'un homme que l'on marque avec un fer chaud sur la place du Palais, ou à qui on coupe le cou à la barrière Saint-Jacques.
Mais pour les récidivistes, pour les chevaux de retour, cette foule agglomérée était une agréable diversion, et ils se faisaient un plaisir de la stupéfier par leur forfanterie et par leur cynisme odieux.
C'est ainsi, bonne mère, que nous quittâmes Bicêtre, mes compagnons saluant par des chants et des rires les milliers de badauds qui se pressaient sur notre passage !
Je ne te raconterai pas tous les incidents de ce douloureux voyage, qui n'a pas duré moins de trente-huit jours. Je vais me borner à te raconter les faits les plus saillants, laissant à mes amis à qui tu communiqueras ma lettre d'en tirer la conclusion qu'ils voudront.
Le premier jour, nous nous arrêtâmes vers midi, non loin d'un petit village qui se cachait au milieu de grands arbres, et dont je n'ai pu savoir le nom. On nous fit descendre dans un champ labouré, à quelques pas de la route, et là on nous ordonna de nous dépouiller de nos vêtements ; puis nos conducteurs se livrèrent aux perquisitions les plus minutieuses ; pendant que les uns exploraient nos effets, les autres faisaient des recherches sur nos corps, regardant sous la plante des pieds, fouillant dans les cheveux, dans les oreilles, dans la bouche, partout, ne respectant enfin aucune partie de notre corps.
Ces investigations, ainsi que tu le comprendras, avaient pour but de s'assurer qu'aucun de nous ne cachait ni livres, ni ressorts de montres propres à scier les fers. Et en raison de cette minutieuse inspection, tu te figures, sans doute, qu'aucun objet suspect n'échappa aux recherches de nos gardiens. - Détrompes-toi. - Deux ou trois de nos compagnons étaient parvenus à si bien cacher des ressorts de montre (je ne te dirai pas comment), qu'ils demeurèrent inaperçus et tu verras bientôt qu'ils ne tardèrent pas à s'en servir.
A Chalon, on nous embarqua sur la Saône.
Nous naviguions depuis environ trois quarts d'heure lorsque je m'aperçus qu'un nommé Lamy, condamné à vingt ans de travaux forcés, se faisait scier son collier par un de ses camarades ; puis craignant avec raison une nouvelle investigation, il déguisa l'entaille avec un mastic imitant le fer à s'y méprendre, décidé à terminer plus tard une opération si heureusement commencée.
Je savais bien comment cet homme avait soustrait le ressort de montre à la vigilance du gardien. Mais ce mastic, d'où le tenait-il ? Par quel miracle était-il en sa possession ?
La nouvelle perquisition prévue par Lamy eut lieu à Lyon, non point dans une prison, non point au milieu d'un champ, mais sur une promenade publique, en plein jour et en présence de plus de six mille personnes accourues de la ville et des faubourgs pour se repaître de ce spectacle.
Quelques heures après, on nous embarqua de nouveau, et, pendant la nuit, Lamy, ayant achevé de faire scier son collier, se jeta ou plutôt se laissa glisser dans le Rhône.
Je n'ai jamais su s'il s'était noyé dans le fleuve ou s'il était parvenu à se sauver.
Cette évasion, dont on ne s'aperçut que le lendemain aux premières lueurs du jour, fit entrer le chef de la chaîne, qu'on appelait le capitaine, dans un véritable état de fureur. Il parlait de massacrer lui-même à coups de sabre le premier d'entre nous qui ferait le moindre mouvement. On comprend la colère de cet homme quand on saura qu'il était responsable des condamnés qu'on lui avait donnés à conduire, et que chaque prisonnier évadé lui coûtait une amende de 300 fr., plus les frais de poursuite qui étaient à sa charge.
A Tarascon, on nous accorda deux jours de repos. Avant de nous remettre en route, le capitaine, voulant sans doute économiser les frais de transport, fit un appel aux hommes de bonne volonté pour organiser un cordon marchant.
Je refusai d'en faire partie, mais je ne tardai pas à reconnaître que j'avais commis une faute.
Les hommes du cordon marchant avaient une ration supplémentaire, plus une ration d'eau-de-vie le matin et, à la halte du midi, un demi-litre de vin, tandis que les voyageurs de la diligence devaient se contenter de deux livres de pain, deux onces de fromage et un demi-litre de vin pour toute la journée. Aussi le cordon marchant fut presque entièrement composé d'anciens forçats qui, en leur qualité de chevaux de retour, s'étaient hâtés d'accepter une situation dont ils connaissaient les avantages.
Enfin, chère mère, nous arrivâmes, vers une heure de l'après-midi, à un charmant petit village que la route royale coupait en deux et dont le nom ne revient pas à ma mémoire.
C'était  notre dernière station avant d'arriver au bagne.
Aussitôt arrivés, nous fûmes entourés, pressés, harcelés, par des centaines de pauvres petits industriels, hommes, femmes et enfants, qui, au courant de ces usages, vinrent nous offrir des gâteaux, des saucissons, des fruits, des viandes froides, du vin, de l'eau-de-vie, du tabac, et jusqu'à des cigares.
Ceux qui n'avaient pas d'argent ou qui voulaient le garder, payaient avec un paletot n'ayant qu'une basque, ou avec un chapeau sans ailes.
La moindre loque avait sa valeur, et aucun objet n'était dédaigné.
Pour une paire de souliers à moitié usés, on avait un poulet rôti et deux litres de vin ; les chemises en bon état (car on pouvait vendre aussi sa chemise) étaient très-recherchées ; on en donnait jusqu'à trois livres de veau et une bouteille d'eau-de-vie. Les chapeaux, à cause de la mutilation qu'ils avaient subie, ne valaient guère que deux ou trois pommes ; mais les gilets ayant leurs boutons s'écoulaient à des conditions très-avantageuses, et les chaussettes sans trous représentaient un copieux repas.
Il faut avoir assisté à ce singulier marché pour se faire une idée du désordre, de la confusion et du tapage qui y régnaient. C'étaient des cris, des hurras, des jurons, des apostrophes à rendre l'ouïe à un sourd. Je n'ai jamais rien vu de plus original ni de plus pittoresque.
Tu devineras sans peine dans quel accoutrement nous sortîmes de là ... La plupart d'entre nous n'avaient conservé que le pantalon et la chemise.
A quoi bon des vêtements ! puisque dans un moment on allait nous les enlever pour nous donner en échange la livrée de l'infamie !"

Quand une chaîne arrivait à destination, avant de pénétrer dans l'enceinte du bagne, on lui faisait subir certaines formalités.
A cet effet, on la conduisait dans un lieu que dans leur langage énergique et pittoresque les forçats avaient surnommé l'antichambre du Palais.
C'était un endroit attenant à l'Arsenal, et presque côte à côte avec le bagne. C'est là qu'avait lieu la véritable toilette du forçat.
La chaîne était reçue par le commissaire du bagne qui s'était transporté à sa rencontre ; un commissaire de marine, les adjoints et une foule d'employés supérieurs l'accompagnaient.
On procédait d'abord à l'appel nominal des prisonniers ; après quoi des argousins les débarrassaient de leurs cravates, et tout aussitôt, des forçats, à qui leur bonne conduite avait valu cet emploi, rivaient un anneau provisoire à la jambe du condamné ; cela fait, on les dépouillait des vestiges d'habillements qui leur restaient, et on leur faisait prendre un bain dans la mer pendant que leurs hardes brûlaient au milieu d'un ardent brasier.
Ces ablutions terminées, on se rendait sur le bord de la mer où un nouvel appel était fait. Chacun des condamnés appelé allait prendre place dans une embarcation, et le chargement effectué, on les dirigeait sur le bagne.

C'est alors que commençait, en présence du commissaire, la vérification des signalements : les difformités, blessures, marques, tatouages, flétrissures, enfin tous les signes distinctifs qui pouvaient exister sur les différentes parties du corps, étaient relevés avec le plus grand soin et décrits avec exactitude.

habillement forçat

Ces préliminaires accomplis, on délivrait à chaque forçat le costume de la division à laquelle il allait appartenir.
Ces divisions étaient au nombre de trois :
1ère division, salles d'épreuves ;
2° - salles ordinaires ;
3° - salles des récidivistes et des indociles.
Chaque forçat était classé selon sa peine et les notes qui l'accompagnaient, c'est-à-dire, selon son dossier, à moins que certaines recommandations particulières, ou les renseignements fournis sur sa conduite antérieure ne commandassent à son sujet des mesures spéciales d'étroite surveillance.

Il y avait au bagne de Brest différents modes de coupes de cheveux et plusieurs variétés de costumes auxquels le forçat était astreint, selon la catégorie dans laquelle il devait entrer.

bagne le barbierLe forçat de la première division avait les cheveux coupés en brosse ; il recevait une casaque en moui rouge garance, surmontée d'un petit collet de même couleur ; un pantalon jaune, une paire de souliers et deux chemises.
Pour celui de la deuxième division, les cheveux étaient coupés en échelons, et la casaque, de même couleur que celle de la première, n'avait ni collet ni doublure.
Celui qui appartenait à la troisième division portait les cheveux coupés courts. La casaque était la même, attendu que dans cette division se trouvaient deux sortes de forçats, les récidivistes et les indociles, les premiers avaient une manche en moui jaune et les seconds, deux. Ils avaient cependant cela de commun, qu'ils ressemblaient par la veste à certains cochers de nos gentlemen riders. Quant au pantalon il était absolument semblable au premier, et il en était de même pour les souliers et les chemises.
Le bonnet était ou rouge ou vert, suivant que le forçat subissait la peine des travaux forcés à temps ou à perpétuité.
Lorsque les forçats en récidive passaient d'une division à une autre, ils recevaient la casaque de leur nouvelle classe ; seulement cette casaque était garnie à la naissance de l'encolure d'une rotonde de moui jaune.
Après que le forçat avait subi l'ignominie de sa nouvelle toilette, après qu'il avait endossé la casaque rouge et le pantalon jaune, dégradation à laquelle l'avait condamné la cour d'assises, il devait encore recevoir, de la main du bourreau, une manille et une chaîne !

La manille, c'était, à vrai dire, peu de chose ... mais la chaîne, c'était fort différent, car il devait en partager le poids avec un autre galérien !
Et quel galérien !
Peut-être une brute ou un scélérat consommé.
C'était un supplice ajouté à un supplice que cette obligation dans laquelle se trouvait le condamné, de vivre côte à côte de celui dont souvent la plus violente antipathie l'écartait, - cette fraternité de chaîne a quelque chose qui répugne. - Il est douloureux de penser à l'influence que pouvait avoir sur un camarade faible, le mauvais traitement d'un accouplé plus fort, plus cruel ou plus pervers.
"Que de fois, dit Maurice Alhoy, ai-je été témoin de ces actes de despotisme d'une part et de basse soumission de l'autre ! Combien ai-je vu de ces luttes de chaîne où la volonté de l'un entraînait l'autre vers un point où son désir ne le portait point ! Que de tourments, que d'humiliations, que de tracasseries, exercés sans que l'oeil du gardien puisse les surprendre ! L'inspiration du crime et l'invitation aux plus honteuses passions, sont la leçon morale qu'on retire du système d'accouplement ! Mais le forçat réclamerait en vain, la loi du bagne lui impose ce sinistre compagnon, et bientôt le bourreau s'approche du patient avec son épouvantable attirail de souche, d'enclumes et de marteaux."
Si le forçat était condamné à la marque et qu'il ne l'eût point subie, il passait en sortant du bain entre les mains d'un groupe où un forçat armé du fer rouge lui imprimait sur l'épaule le stigmate ineffaçable de sa peine. Ce moment était à peine saisi par le criminel, et il n'en éprouvait pas la douleur probable ; du reste, il en est toujours ainsi des tortures physiques quand le moral souffre ou qu'il est épuisé. Le fer rouge touchait à peine la peau, qu'une lourde tape sur l'épaule saine, secondée d'un coup de pied, donné par un bas surveillant, faisait faire deux ou trois pas en avant au flétri et il n'en était plus question. Il succédait à cette brûlure une eschare qui durait longtemps, et sous laquelle la cicatrice reproduisait en traits profonds : T.F. (travaux forcés).

On procédait ensuite au ferrement, et voici sur ce sujet une note que nous avons relevée sur les lieux mêmes.
"Les salles, dit cette note, sont pourvues d'une pièce de bois carrée, longue d'environ trois mètres, que l'on nomme souche, sur laquelle sont fixées deux enclumes. Le condamné se couche à plat ventre, et pliant les genoux, porte son pied en l'air de manière que la jambe, à partir de la poitrine, occupe une position parfaitement d'aplomb. Un camarade du patient la maintient ainsi, pendant que le sbire qui est chargé du ferrage met la manille et la rive.
Cette opération demande beaucoup d'assurance dans les coups de marteau qui sont appliqués, car le sbire, frappant de toutes ses forces, s'il manquait son coup ; aussi l'administration conserve-t-elle le plus possible les hommes habitués à ce difficile et terrible emploi."
Dès que le ferrement était terminé, on passait entre la manille et la peau du condamné, une certaine quantité de linge, nommée patarasse, afin de prévenir la mâchure qui s'en serait suivie nécessairement. Malgré cette précaution cependant, très-peu échappaient à l'épreuve, sans ressentir plus ou moins de mal, provoqué par le poids de la manille et par celui de la chaîne, qui pesaient ensemble deux kilogrammes deux cent cinquante grammes.

Chaque condamné était de plus pourvu d'une ceinture en cuir à laquelle s'adaptait un crochet en fer. - Ce crochet supportait, à la moitié, sa chaîne qui se trouvait ainsi relevée le long de la jambe, depuis la manille jusqu'à la hanche.
L'accouplement de deux forçats se faisait à l'aide d'un anneau de jonction qui mariait la chaîne de l'un avec celle de son camarade.
Préalablement, on avait eu grand soin de tremper les manilles, de manière que la lime d'acier fondu ne pût avoir aucune prise sur elles.

Après ces formalités, les galériens nouvellement débarqués et définitivement pensionnaires du bagne, étaient répartis dans les diverses salles ou divisions que nous avons décrites et où ils demeuraient trois jours, afin de s'y reposer des fatigues du long voyage qu'ils venaient d'accomplir.
Au bout de ces trois jours, ils étaient conduits au travail dit de "la grande fatigue".

Le quatrième jour donc et cela sans miséricorde, à moins que le nouvel arrivant n'eût été reconnu invalide ou malade, le canon de diane le réveillait à cinq heures du matin, en été, et à six heures en hiver. C'était le moment des travaux ; il y marchait avec son compagnon et devant l'escouade à laquelle on l'avait attaché. Il fallait le voir alors dans toute la nouveauté de sa chaîne qui lui pesait, le gênait et l'embarrassait dans tous ses mouvements.

bagne la bastonnade

Voici un tableau saisissant des réflexions amères qui vinrent assaillir le forçat Poulmann, lors de son premier jour de travail au bagne :
"Immédiatement après le réveil, dit-il, le commissaire de marine, M. Renaud, nous classa dans différents chantiers, à son gré, selon son caprice, sans consulter nos aptitudes, et encore moins nos goûts. Pour moi, je fus mis parmi les scieurs de long, un métier qui exigeait une grande dépense de forces, et où il n'y avait aucun de ces petits avantages que l'on trouvait dans d'autres chantiers. Mais j'étais destiné à en voir bien d'autres !
On rencontre des personnes qui se figurent connaître les bagnes, parce qu'elles y sont allées deux ou trois fois, munies d'un permis, et qu'un adjudant en uniforme leur a montré les chantiers, les ateliers et les dortoirs. C'est comme si un spectateur, sortant d'une représentation à l'Opéra, prétendait connaître le mécanisme de la mise en scène et les moeurs des coulisses.
Il faut avoir vécu et souffert au milieu des galériens, avoir été galérien comme eux, avoir conspiré comme eux, avoir écouté leurs conversations, avoir été témoin de leur désespoir, avoir vu couler leurs larmes et saigner leurs chairs sous le bâton, pour pouvoir se faire une idée de ce monde de damnés, monde horrible, épouvantable, le plus épouvantable et le plus horrible qui puisse exister sur la terre, et dont le tableau fidèle et complet ferait frémir d'horreur.
Certes, j'étais déjà bien endurci, et mon séjour à la Force et à Bicêtre avait donné à mon tempérament une trempe peu commune ; néanmoins, le bagne de Toulon m'occasionna durant les premiers jours de mon arrivée, une véritable épouvante.
Tous ces malheureux couverts de fer et remuant de lourds fardeaux ; cette armée d'argousins, toujours la menace à la bouche ; ce mouvement dans les chantiers ; cette sévérité dans la discipline ; ce bruit perpétuel des chaînes s'entre-choquant entre elles ; le cri des factionnaires, la vue des canons braqués sur nous ; les cris et les chansons se mêlant aux pleurs et aux soupirs, tout cela composait un ensemble effrayant, dont je ne m'étais pas fait d'idée, et qui d'abord me glaça d'effroi.
Il me semblait que j'étais le jouet d'un rêve et que tout ce que je voyais était l'effet d'une hallucination.
Et j'étais là pour dix ans ! Dix ans au milieu de cet enfer ! Dix ans sans être soulagé et rafraîchi une seule fois par les baisers de ma mère ! Dix ans sans voir ni un parent, ni un ami, sans entendre une parole de consolation, sans qu'une main sympathique vint serrer la vôtre, sans qu'une voix vint jamais murmurer à votre oreille : courage et espoir ! Ah ! cela est horrible, n'est-ce pas ?
Et aux douleurs morales - dont aucun criminel n'est complètement à l'abri - allaient s'ajouter pour moi les souffrances physiques de toutes sortes : excès de travail, manque de nourriture, corrections corporelles, que sais-je ? J'étais destiné à passer par toutes les épreuves, à subir toutes les punitions, à souffrir tous les maux. C'est vrai que ma nature indomptable et mon esprit toujours porté à la révolte furent les causes de la plupart de mes souffrances.
J'aurais pu les éviter en me pliant, humble et docile, sous le joug qui m'écrasait ; mais je fus presque toujours en état de rébellion ; je ne voulais jamais m'humilier devant mes chefs, ni consentir à demander grâce pour une faute. Je bravai le cachot et la bastonnade, - le cachot qui épuise, la bastonnade qui tue parfois ; - et aujourd'hui en songeant à tout ce que j'ai souffert, je me demande comment je ne suis pas mort cent fois !"

Les travaux des forçats se divisent en "grande" et "petite fatigue".
On réserve autant que possible les travaux les moins rudes aux forçats de la première division, que le chef de service des chiourmes peut désigner pour être employés, soit comme infirmiers ou servants dans les hôpitaux ; soit pour être affectés au service intérieur du bagne, ou utilisés dans les directions du port.
Les indociles, et, en cas d'insuffisance, les récidivistes sont principalement destinés aux travaux dits de "grande fatigue".
Les forçats, autres que ceux de la première division, ne sont employés à ces travaux que lorsque l'impérieuse nécessité demande leur concours.
A l'heure fixée par l'administration maritime, le son d'une cloche appelle au travail la population ouvrière et libre de l'arsenal ; à la même heure s'ouvrent aussi les portes des bagnes, d'où s'écoulent vers les divers chantiers de nombreuses escouades de condamnés ; chaque bande a son poste assigné dans les directions.

la grande fatigue

La grande fatigue embrasse les travaux les plus grossiers.
De ce nombre sont le transport sur l'épaule de grandes pièces de bois, l'attelage aux chariots et diables, la rame en couples dans les énormes chaloupes du port, l'exercice des roues des machines à curer, le cabestan, etc., etc.
Hâtons-nous de dire toutefois que ces travaux, si durs qu'ils soient, n'excèdent jamais la force d'un homme, et qu'en somme un matelot à bord d'un navire en armement exécute des corvées tout aussi pénibles que celles qui sont imposées aux forçats.
"Ce qui constitue le danger et les désagréments attachés à ce qu'on a improprement nommé grande fatigue, c'est la maladresse et la possibilité de tomber et de se tuer sous le fardeau ; c'est l'ordre impératif du garde qui ordonne la prompte exécution de la besogne et la nécessité d'accommoder ses faits et gestes à ceux de son compagnon de chaîne."
Tout forçat qui arrive au bagne doit subir un temps de grande fatigue.
Ce n'est que par les preuves multipliées d'une bonne conduite, et après avoir passé la moitié de son temps sans avoir obtenu de punitions graves, qu'il obtient la faveur de passer à la petite fatigue. Alors, suivant l'intérêt qu'il inspire au commissaire, ce dernier peut le soustraire à l'accouplement et le conserver à la demi-chaîne.

Les travaux de petite fatigue s'exécutent dans les ateliers, les magasins, les chantiers, les bâtiments en armement ou en désarmement.
Ces travaux sont bien moins fatiguants, et ils ont encore un avantage apprécié par les hôtes du bagne.
Les forçats employés de la grande fatigue n'ont droit à aucun salaire. Les autres, au contraire, peuvent gagner depuis cinq jusqu'à cinquante centimes par jour. Sur ce gain on exerce une retenue qui s'appelle pécule et qui sert au condamné lorsque, sa libération sonnant, on lui donne son fourniment d'homme libre ; de plus et pour prévenir les inconvénients ou accidents qui peuvent surgir dans les premiers jours de sa liberté, on extrait de cette somme une partie qui est envoyée au maire de sa future résidence, et qui doit lui servir pour ses premiers besoins.

les travailleurs de cocoC'est dans les derniers jours de sa captivité que le forçat redouble de courage, car l'intérêt, ce grand mobile, l'anime au travail aussi bien que l'homme libre.
Tous n'ont dès lors qu'un but : améliorer leur position, et leur intelligence se porte exclusivement sur les moyens de gagner de l'argent.
Celui-ci travaille dans un chantier ; celui-là, se livrant à l'industrie qui lui est particulière, fabrique mille petits objets de fantaisie ; cet autre s'établit l'écrivain de ses compagnons de captivité, d'autres pratiquent un métier dans l'intérieur du bagne : ils sont cuisiniers, blanchisseurs, ravaudeurs, perruquiers, tailleurs, etc., etc.
Leurs petits bénéfices, épargnés avec soin, sont déposés entre les mains de l'agent comptable qui en délivre une reconnaissance au condamné, et ce dernier se ménage ainsi des ressources pour plus tard.

Lorsque des lettres arrivent à l'adresse d'un forçat, l'administration en prend lecture et les lui remet ; si elles contiennent des valeurs, l'agent comptable perçoit la somme, la verse dans la caisse établie à cet effet, et en crédite le condamné ; quant à sa solde provenant de ses travaux, elle est intégralement donnée chaque mois. Cependant si le galérien est à terme, on lui fait une retenue, ainsi que nous le disions plus haut, afin qu'au moment de sa libération, il parte pourvu d'une certaine somme qui lui assure des moyens d'existence jusqu'à ce qu'il ait pu se procurer du travail.

forçat libéréNous avons connu dans une petite commune des environs de Montauban, un forçat libéré qui, en 1847, en quittant le bagne de Brest, avait une masse de 7.847 fr. Cette somme relativement importante était le fruit de ses travaux exécutés en dehors de ceux auxquels est astreint journellement le condamné. Ajoutons aussi qu'en raison de sa bonne conduite il avait été autorisé, par une faveur spéciale, à tenir un "cabinet de lecture" à l'usage de ses compagnons de chaîne. Les volumes qui le composaient étaient achetés avec ses propres économies. Cette industrie fut, pendant son séjour au bagne, le seul noyau de sa petite fortune, qui lui a permis de se retirer dans son pays natal, et d'y achever ses jours si honorablement, que lorsqu'il mourut il était adjoint du maire ! ...

L'heure de la cessation des travaux pour les ouvriers libres est aussi celle de la rentrée des forçats. Chaque catégorie gagne son local au bruit étourdissant des chaînes qui frappent le pavé.
En hiver, les travaux finissent à quatre heures ; en été, à cinq et demie.
Une fois rentrés, les condamnés ne sortent plus de leurs salles respectives jusqu'au lendemain matin.
Le signal du coucher est donné par un coup de sifflet vers les huit heures. La soirée, en attendant, est occupée d'ordinaire par des conversations sans but et sans intérêt.

Les moins dangereux parmi les condamnés sont ceux qui, pourvus d'une industrie, d'un métier, se livrent à quelques petits ouvrages, qu'ils vendent ensuite aux visiteurs. Le forçat qui remplit sa soirée par un travail quelconque, finit toujours par arriver à une meilleure fin que le paresseux ; il gagne quelque argent et de plus une bonne note. Les produits des arts au bagne se bornent à des cocos, à des tabatières gravées, à des objets tissés en fil d'archal. Il est de fait que les salles où l'on compte le plus de graveurs, de tourneurs, de copistes de musique, d'écrivains publics, d'ouvriers en paille, etc., etc., sont celles qui fournissent le plus de sujets à la salle des éprouvés et aux tableaux des grâces.

Il existe au bagne un grand nombre de sujets qui, avant leur condamnation, exerçaient une profession utile. Ceux-là ont été requis de tout temps pour être employés dans les ateliers de leurs ressorts. Un métier a toujours été un motif d'exemption de la grande fatigue.

Un intendant de marine, M. de la Reintry, fut un moment à Toulon le restaurateur de la dignité de l'homme aux galères. Il improvisa, parmi les forçats de tout âge et de tout caractère, des maçons, des tailleurs de pierre, des serruriers, des carriers, des charpentiers, etc., etc. et c'est par eux que, sous la direction de maîtres habiles et d'ingénieurs distingués, l'arsenal de la marine a été doté du nouveau magasin bâti sur les fondements de celui que les Anglais, entrés comme amis dans Toulon, en 1793, incendièrent à leur départ, avec plusieurs autres édifices.
Tels sont les principaux actes de la vie du bagne ... Mais il est une institution dont nous n'avons pas encore parlé, et dont le fonctionnement a, de tout temps, inspiré aux forçats, dès leur arrivée, une terreur pour ainsi dire superstitieuse.
Nous voulons parler de la Cour martiale ... et de son couronnement, le bourreau !
La cour martiale existe encore ... C'est elle qui condamne à mort.
On n'y connaît que les procédures expéditives ...
Quand un crime ou un délit grave a été commis au bagne, le coupable est jeté au cachot ... L'instruction commence, et en moins de vingt-quatre heures la cour se réunit !
Il n'y a place dans le procès qui s'ouvre ni pour les circonstances atténuantes ... ni pour les recours en grâce.
C'est un arrêt implacable - la peine de mort - et l'exécution doit suivre de quelques heures seulement le prononcé de la sentence.
Le télégraphe électrique ne va pas plus vite qu'une nouvelle à travers le bagne ... quelques minutes après la condamnation, toute la chiourme est instruite.
Le repos de midi est lugubre ce jour-là.

l'échafaud

Il y a au bagne cent condamnés qui ont évité l'échafaud et n'ont dû leur salut qu'à un hasard providentiel.
Il y en a cent autres qui, dans leurs projets d'évasion, ont calculé l'assassinat d'un gardien ou d'un portier-consigne.
Il n'en est aucun qui ne frissonne, lorsqu'on vient annoncer que la guillotine va se dresser.
La guillotine du bagne est généralement l'oeuvre des galériens eux-mêmes.
Le bourreau et ses aides sont également des forçats ... Ce sont eux qui donnent la bastonnade aux indisciplinés. Mais ceux qui acceptent ces fonctions sont l'objet d'une réprobation qui semble naturelle.
Le forçat qui a demandé d'être bourreau pour quelques centilitres supplémentaires de vin et une prime de quelques centimes, celui-là s'est condamné, par là même, à vivre hors la loi de ses semblables.
Il n'a pas l'estime de ses compagnons d'infamie.
Quelquefois aussi le bourreau est un ancien exécuteur des hautes oeuvres que ses vices ont conduit au bagne.
Dans ce cas, la proscription cesse ; l'ostracisme perd sa rigueur ; le forçat est logique ; il admet qu'un homme continue sa profession.
Mais hors ce cas, le bourreau est un paria.
Si le code qui régit la chiourme lui accorde la ration de vivres du patient, les règlements ne permettent point de résigner de pareilles fonctions. ...

Le bourreau du bagne, nous ne saurions trop le répéter, est un être à part qui vit seul, entouré du mépris de tous, et que menace incessamment, à toute heure de jour ou de nuit, la haine de ceux qu'il a frappés, ou qu'il peut être appelé à châtier !
Mais Lebuteux était un être d'exception, lui aussi, et il n'avait jamais éprouvé le besoin d'éveiller une sympathie quelconque autour de lui ; il lui suffisait, en tout temps, d'inspirer la crainte ... et cette besogne qu'on lui confiait répondait trop bien, pour qu'il la refusât, aux appétits et aux instincts de sa nature.
Jusqu'alors, il avait pour ainsi dire étouffé au milieu de cette atmosphère épaisse et lourde des salles du bagne ; sa poitrine n'y respirait plus àl'aise ... Il était devenu sombre, taciturne, et une sorte de mélancolie sauvage s'était emparée de lui.
Mais, au premier patient qu'on lui remit, dès qu'il sentit entre ses mains énormes la corde goudronnée et noueuse qui servait d'instrument de supplice ; quand surtout il eut commencé à appliquer sur le corps nu de la victime les premiers coups de garcette, alors, ses poumons parurent se dilater, son oeil perdit soudain son atonie, et une heureuse satisfaction se répandit sur ses traits.
Lebuteux était là dans son élément ; il venait de deviner sa vocation ...
Cet homme était né bourreau !
En temps ordinaire, les fonctions de bourreau sont particulièrement importantes. - Elles deviennent terribles quand une exécution doit avoir lieu au bagne ! ...

La nuit qui précède une exécution, vers trois heures du matin, le sifflet des argousins se fait entendre dans l'une des salles du bagne, désignée la veille par le commissaire, et dans laquelle se trouve l'escouade désignée pour dresser la lugubre machine.
Comme des démons endormis, réveillés tout à coup par le feu du ciel, les forçats se lèvent silencieux et mornes.
Pas un ne murmure ; aucun ne témoigne par un signe son dégoût pour le sinistre travail qu'il va accomplir.
Aux jours de suprême expiation, le bagne tremble tout entier.
Ces hommes qui ont passé par toutes les dégradations et par tous les châtiments n'en redoutent plus qu'un seul, - l'échafaud.
Les nocturnes travailleurs sortent en silence et la tête inclinée, et une demi-heure après la cour du bagne voit s'élever à la lueur des torches les bois de justice, que l'on ajuste lentement.
Les argousins seuls parlent pour activer le zèle des travailleurs.
Mais ceux-ci n'ont point de zèle, et ce n'est qu'à coups de garcette que l'on parvient à faire avancer la besogne.
A quelques pas, un homme suit des yeux les sinistres préparatifs.
C'est le bourreau !

Quand le tréteau rouge est prêt, le terrible fonctionnaire de la mort va chercher le couteau fatal, qui a été aiguisé par lui et ses aides pendant une partie de la nuit. On ajuste le couperet, puis on apporte une botte de paille et on essaye la machine.
C'est-à-dire que le bourreau presse un ressort et que le couteau en tombant coupe la botte de paille en deux.
Le jour commence à paraître, les torches s'éteignent et les valets de l'extérieur sont ramenés dans leurs salles.
Seul le bourreau demeure sur le tréteau, achevant de consolider la guillotine, et donnant à chaque chose ce que, par une épouvantable ironie, on pourrait appeler le coup d'oeil du maître.

Les exécutions n'ont lieu ordinairement qu'à midi ; mais si l'échafaud se dresse avant le jour dans l'enceinte du bagne, c'est pour que l'exemple soit terrible.
Car lorsque, au coup de canon de Diane, l'heure de la fatigue arrive, les forçats, en sortant de leurs salles respectives, sont contraints de passer devant l'instrument de mort, et le plus souvent, ils se croisent avec l'aumônier du bagne qui va porter au condamné ses suprêmes consolations.
Mais est-il bien sûr que ce dernier soit disposer à les écouter, et que, par un dernier mouvement d'orgueil criminel, il ne le repousse avec violence, et qu'il n'outrage ce digne représentant de Dieu jusqu'au pied même de l'échafaud.
Si nous avons parlé longuement de la cour martiale, c'est que ce redoutable tribunal est une de ces institutions dont l'effet est profond sur l'esprit de tout nouveau forçat, et que, au moment où il pénètre dans le bagne, on ne lui laisse ignorer aucune des menaces que cette justice sommaire suspend sur sa tête.

Pour les condamnés à perpétuité, il n'y a en effet que deux issues à la vie du bagne : l'évasion - ou - l'échafaud.

bagne la messe

Extrait :
Histoire des bagnes, depuis leur création jusqu'à nos jours :
Brest, Toulon, Rochefort, Lorient, Cayenne, Nouvelle-Calédonie
par Pierre Zaccone
1800

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La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
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