MASSACRE DE MM. CUREAU ET DE MONTESSON A BALLON (72), LE 23 JUILLET 1789
MASSACRE DE MM. CUREAU ET DE MONTESSON
A BALLON, le 23 juillet 1789
Dans la soirée du mercredi 22 juillet 1789, alors qu'à la suite des nouvelles de la prise de la Bastille la province entière est en proie aux plus vives inquiétudes, de mystérieux courriers se répandent tout à coup dans les campagnes, annonçant, sur tous les points à la fois, l'arrivée prochaine d'une armée de brigands qui dévastent les moissons, incendient les châteaux et les fermes, pillent les villages, mettent le pays à feu et à sang. A entendre ces messagers de malheur, Nogent-le-Rotrou et la Ferté-Bernard sont déjà saccagés. Les brigands ont été vus dans la forêt de Bonnétable. Ils avancent avec la rapidité de l'éclair. Dans quelques heures, ils seront aux portes de Mamers, de Ballon, de Fresnay, de Beaumont et du Mans !
Violemment surexcitées depuis quelques jours, les populations ne raisonnent plus. Pendant la nuit, une terreur folle, une panique effroyable s'empare de tous les esprits : "Le tumulte devient affreux ... Partout on croit voir les brigands et on perd la tête. On sonne le tocsin. Des femmes s'enfuient dans les bois, emportant leurs enfants et leur argent ; d'autres remplissent les églises et demandent à se confesser. Les hommes s'assemblent à la hâte, s'arment de ce qui se présente à leur main et courent sans savoir ni où sont les prétendus ennemis, ni s'ils sont en état de les combattre".
Plus que les autres parties du Maine, peut-être, la ville de Ballon et ses environs sont profondément ébranlés, dans la soirée du 22 juillet, par cette indescriptible panique. Dès neuf heures, on sonne le tocsin en quelques endroits et des familles entières prennent la fuite, sur la nouvelle, répandue par un sieur Juchereau de Mamers, que les brigands sont aux portes de cette ville. A minuit, deux hommes, dont l'un se dit domestique du curé de Nouans, arrivent en poste chez le curé de Lucé-sous-Ballon. Ils frappent à coups redoublés au portail du presbytère en criant : "Monsieur, nous sommes écrasés ; faites battre la cloche promptement. Voilà une troupe de brigands composée de quatre à cinq mille hommes qui entrent à Mamers. Ils mettent tout à feu et à sang". Puis ils repartent en toute hâte pour avertir Ballon et les autres paroisses, après avoir fait promettre au curé de Lucé de donner l'alarme s'il aperçoit l'ennemi le premier. A quatre heures du matin, le pays tout entier est sur pied. Le tocsin sonne à tous les clochers, et à Ballon la terreur est à son comble.
Dès la pointe du jour, le jeudi 23 juillet, plus de vingt paroisses en armes se concentrent sous les murs du vieux château. Les unes sont amenées par des curés et des vicaires ; les autres par des notaires ou des huissiers. Les habitants de Saint-Mars arrivent sous la conduite d'un gentilhomme aimé et respecté de tous, M. de Guibert. On lui décerne aussitôt le commandement général et il se trouve à la tête d'un rassemblement de cinq à six mille hommes. Des postes avancés sont établis sur la route de Mamers. On barricade le pont, on creuse des tranchées.
Mais, cette mise en scène n'est qu'un prétexte. Les brigands ne paraissent pas et d'infâmes meneurs profitent de la surexcitation des paysans pour accomplir un épouvantable projet.
A cinq quarts de lieues de Ballon, à l'entrée du bourg de Nouans, s'élève un vaste château entouré de larges douves avec pont-levis et dont les hautes tours dominent le plat pays. Depuis deux jours, le lieutenant de maire de la ville du Mans, Charles Cureau, fabricant d'étamines devenu écuyer et secrétaire du roi, est venu s'y réfugier avec sa femme. Il se croit d'autant plus en sûreté au château de Nouans qu'il est l'oncle du propriétaire et chargé en son absence d'administrer le domaine.
L'arrivée de M. Cureau, cependant, a produit mauvaise impression. La populace du Mans ne l'aime pas. C'est un anobli et "le plus riche bourgeois de la ville" ; il a fait fortune trop rapidement, il a excité l'envie et la jalousie. Déjà, elle a menacé de saccager son hôtel de la place des Halles et répandu sur son compte des propos perfides. On dit que M. Cureau fait le commerce des grains, qu'il les accapare pour les expédier hors du royaume, qu'il est venu dans le pays acheter les blés sur pied et "affamer le peuple". Ces accusations sont entièrement fausses, mais elles suffisent pour le rendre odieux et soulever les colères populaires.
Vers sept heures du matin, pendant que les honnêtes gens montent la garde dans les rues de Ballon, une bande d'une cinquantaine de forcenés vient l'arracher violemment de son château, déclarant "qu'il leur faut le sieur Cureau mort ou vif". Ce n'est qu'à force de prières et sur les instances des domestiques qu'ils consentent à le laisser monter à cheval.
Au haut du tertre de Nouans, à quelques pas du château, la bande rencontre le cabriolet du comte Balthazar-Michel de Montesson, seigneur de Douillet, ancien officier au régiment du roi et gendre de M. Cureau, qui vient rejoindre son beau-père avec sa femme et ses deux enfants. Elle se jette sur la voiture et l'arrête en criant : "En voilà encore un qui va venir avec nous. Il ne sera pas de trop ; il nous commandera". Très effrayé de voir son beau-père en si mauvaise compagnie et dans l'espoir de lui être utile, M. de Montesson s'empresse d'accepter l'invitation. Il dételle un de ses chevaux, monte dessus sans même prendre le temps de le faire seller et se joint à la bande. Mme de Montesson, restée seule avec ses enfants, rentre au château où elle trouve sa mère dans une profonde inquiétude, et le vicaire de Nouans qui s'efforce charitablement de la rassurer.
Pendant ce temps, les têtes s'étaient échauffées à Ballon. Des propos perfides avaient été semés dans la foule, et quelques-uns des défenseurs de la ville commençaient, eux aussi, à réclamer M. Cureau. Deux travailleurs avaient même quitté la tranchée en disant qu'ils allaient à Nouans lui brûler la cervelle.
A huit heures et demie environ, MM. Cureau et de Montesson arrivent au pont de Ballon, entourés de leur escorte qui s'est grossie en chemin de quelques exaltés, encore plus furieux.
Le pont de Ballon, nous l'avons dit, avait été barricadé. La sentinelle, cependant, les laisse passer. A peine dans la ville, MM. Cureau et de Montesson sont assaillis de propos sinistres. On reproche à leur escorte "de n'avoir pas apporté leurs têtes" ; on dit que ceux qui l'auraient fait auraient eu une récompense. Déjà, des forcenés prennent la bride de leurs chevaux et crient qu'il faut les tuer.
Arrivée à l'auberge du Plat d'Etain, la bande force ses prisonniers à descendre de cheval, et sur leur demande, elle les conduit a pied au château pour les présenter à M. de Guibert. Une foule immense couvre l'esplanade et remplit la cour intérieure. Dès qu'elle aperçoit M. Cureau, elle l'accueille par des huées furieuses et des menaces terribles : "Voilà les affameurs du peuple !" crie-t-on de tous côtés. "Il faut les tuer. A mort ! A mort !" M. Cureau demande à se justifier.
On le fait alors monter, avec MM. de Montesson et de Guibert, dans une salle haute du château où les plus furieux les suivent avec de nouveaux cris de mort. A ce moment, un sieur Hardouin, boucher à Ballon, que le hasard a placé aux côtés de M. de Montesson, lui dit à l'oreille en le frappant sur l'épaule : "Ne craignez point, Monsieur, ils ne vous tueront pas" ; puis il élève la voix pour demander grâce en faisant remarquer à la foule qu'elle ne peut tuer des gens qu'elle ne connaît pas. Cette généreuse tentative est aussitôt appuyée par quelques braves gens, et surtout par un autre boucher, Marin Saillant, de Souligné, qui vient d'entrer dans la chambre par la fenêtre et est parvenu, au prix des plus grands efforts, à pénétrer jusqu'à M. Cureau.
Mais bientôt "un nombre considérables de faux, de fourches et de brocs" se lèvent sur la tête de celui-ci et sur les têtes de ses défenseurs. Le tumulte devient épouvantable. On entraîne M. Cureau dans l'escalier en le tenant au collet. Les honnêtes gens, terrifiés et impuissants, s'échappent au plus vite. M. de Montesson reste seul dans la chambre sous la garde d'une partie de la bande. Il est alors dix heures du matin.
Dès que M. Cureau paraît dans la cour, après avoir été renversé et foulé aux pieds dans l'escalier, d'effroyables clameurs éclatent de tous côtés. Les uns lui reprochent d'être "un mangeur du peuple" et d'avoir dit "qu'il fallait faire paistre le Tiers-Etat". Les autres proposent "de lui couper les jambes et de le faire souffrir longtemps, parce qu'il a ruiné beaucoup de marchands". Un journalier de Saint-Mars lui met la pointe de sa fourche sur le visage. Un garçon boucher lui arrache "le peu de cheveux qui lui restent", s'empare de sa perruque et la jette par dessus le mur. Près de la barrière du château, il reçoit à la tête un premier coup de faux qui lui coupe une oreille et le couvre de sang. Presque aussitôt une poussée se produit et le culbute dans les douves avec les gens dont il est entouré. Au premier rang, on remarque un ancien soldat du régiment de Boulonnais, "vêtu d'un uniforme blanc à parements verts" ; c'est un nommé Lefebvre, dit Francoeur, âgé de 28 à 30 ans, depuis un an tailleur de pierre chez un entrepreneur de Souligné. Plus féroce que tous les autres, ce misérable s'acharne contre la victime qui demande "miséricorde", en criant "Vive le Tiers-Etat !" et en offrant deux cent mille livres pour sauver sa vie. Avec l'aide de François Barbier, bordager au lieu de l'Enfer, à Souligné, lui aussi ancien soldat au régiment de Guyenne, grand homme maigre de 59 ans, à la barbe noire, aux yeux enfoncés, aux joues creuses, il maintient M. Cureau sur le dos, au fond du fossé, et excite à frapper.
Cependant, à la vue de cet horrible spectacle, un mouvement de pitié s'est produit dans la foule. Deux femmes surtout se sont émues et déclarent "qu'on ne peut ainsi laisser périr du monde sans le secourir". A leur appel, un courageux jeune homme, le sieur Armand Prévot, contrôleur de la régie à Ballon, s'élance au milieu des furieux, son fusil à la main, en criant : "Grâce, grâce, mes amis, ce sont nos semblables !" Il arrive au bord du fossé. M. Cureau l'aperçoit et lui tend les bras. Les bourreaux s'imaginent que c'est M. de Montesson qui veut sauver son beau-père. Ils se jettent sur lui et le renversent dans la douve. Barbier lui appuie le canon de son fusil contre la poitrine "en proférant les plus exécrables jurements." Il le prend au collet et lui dit : "Nous allons t'en faire autant ; il faut que je te tue, tu ne sortiras pas de la place où tu es." Francoeur lui lance un coup de sabre qu'un voisin peut heureusement détourner. A grand peine, Prévot parvient à s'échapper, en marchant sur les mains, blessé à l'épaule, les vêtements en lambeaux.
Dès lors, M. Cureau est perdu sans espoir. Les assassins n'ont plus rien à craindre. Ils le retirent du fossé et l'entraînent dans la direction du grenier à sel. A quinze pas environ de la barrière de la grande cour, ils se jettent de nouveau sur lui et le frappent de vingt-cinq ou trente coups de faux : un jeune homme inconnu lui tire dans le dos un coup de pistolet : cette fois, c'en est fait : la victime tombe pour ne plus se relever. François Pasquier, domestique de ferme à Nouans, lui donne un coup sur le cou "parce qu'il tire encore la langue". Julien Couasnon, journalier à Lucé et l'un des plus actifs propagateurs de la panique, l'achève d'un coup de faux qui détache à moitié la tête. La première partie du drame est accomplie.
Pendant cette affreuse scène, M. de Montesson était resté, gardé à vue, dans la salle haute du château. Dès que M. Cureau a rendu le dernier soupir, la fureur des assassins se tourne contre son gendre. "Il faut en faire autant à l'autre gueux, crie la foule ivre de sang et de colère ; allons le chercher !" "François Barbier se charge de la mission. Il monte dans l'appartement où se trouve M. de Montesson. En vain, un brave tisserand de Saint-Mars, Charles Cabaret, lui représente "que M. de Montesson est un bon homme n'ayant jamais fait de mal à personne et qu'il y aurait péché de le faire mourir". Barbier le fait sortir brutalement en lui disant : "Sors vite, c'est à moi que tu vas avoir à faire : je ne vas pas te faire languir, je t'aurai bientôt brûlé la cervelle" ; puis il amène le pauvre comte dans la grande cour, précédé du tambour de ville de Ballon, qu'il contraint de battre la caisse.
Francoeur a jadis servi, paraît-il, sous les ordres de M. de Montesson ; il vient à leur rencontre et saisit au collet son ancien capitaine. "Que me voulez-vous ? lui dit celui-ci se croyant inconnu du misérable. Vous ne me connaissez pas, je n'ai jamais fait de mal à personne ; accordez-moi la vie. - Non, reprend Francoeur, tu périras". Un marchand de Lucé, François Lacroix, témoin de ce dialogue, demande au soldat pourquoi il veut tuer ce Monsieur ? "On dit qu'il a donné plus de 18.000 livres aux pauvres ; il mérite bien de vivre !" - De quoi te mêles-tu, répond Francoeur. Je le connais mieux que toi : il m'a fait souffrir lorsque je servais sous ses ordres." M. de Montesson lui objecte alors doucement "que s'il l'a puni, c'est qu'il l'avait mérité et que, s'il ne l'eût pas fait, il aurait été puni lui-même". On arrive au fossé. "Fais amende honorable, sinon je te décolle," crie Francoeur en levant son sabre. M. de Montesson se sent irrévocablement perdu ; il demande comme grâce suprême de ne pas être massacré à coups de faux comme son beau-père, mais d'être fusillé en soldat. Francoeur y consent.
Au milieu de la grande cour, une voix se fait entendre : "Un soldat meurt à genoux", hurle d'un ton aviné François Barbier. M. de Montesson se met à genoux et croise les bras. Au même instant, il reçoit dans le bas-ventre un coup de fusil "qui lui fait grincer des dents". Il se relève à moitié, porte la main à son front et adresse un dernier reproche à ses bourreaux : "Vous m'aviez promis de ne pas me faire souffrir si longtemps. Achevez votre ouvrage !" Francoeur, alors, se rappelle sa promesse. Il dispose en cercle tous les hommes armés de fusils et commande le feu. M. de Montesson tombe frappé de quarante balles. Comme il remue encore, un misérable l'achève "de cinq ou six coups de broc", puis il ramasse en guise de trophée la poignée de son épée, que les bandits ont eu soin de briser avant l'exécution.
Sur l'ordre des principaux meneurs, un jeune ouvrier des forges d'Antoigné coupe avec les têtes des deux cadavres. On met l'une au bout d'une fourche, l'autre au bout d'un broc, et on les promène en grande pompe dans les rues de la ville, précédées d'un tambour, escortées de quarante à cinquante hommes en armes. Une des têtes tombe dans le ruisseau ... le porteur la ramasse avec la pointe de sa fourche ...
Tel fut, dans toute son horreur, l'épouvantable drame du "Jeudi fou" 23 juillet 1789, à Ballon. C'est un exemple singulièrement suggestif de la folie qui, sous les excitations de quelques misérables, atteint parfois les foules, même des populations jusqu'alors connues, comme celles de Ballon, pour la douceur de leurs moeurs, et qui resteront dans la suite absolument paisibles.
Revue historique et archéologique du Maine
1922