PEAU-DE-BIQUE
PEAU-DE-BIQUE
C'était le 25 octobre 1793. Les Chouans de Fougères, informés qu'une centaine d'hommes devaient arriver dans cette ville le soir même pour en repartir le lendemain et aller rejoindre les troupes du général Brière, attendaient en nombre, sur la route de Vitré, le petit détachement. Avant de se disséminer en tirailleurs derrière les haies, suivant leur tactique favorite, ils étaient là, dans un champ d'ajoncs, groupés autour de leur chef qui leur donnait ses dernières instructions.
Ce chef, affublé du sobriquet de Peau-de-Bique, portait - et ses camarade aussi d'ailleurs, - l'accoutrement légendaire que Balzac a très exactement décrit dans ses "Chouans", - le sayon grossier de toile bise, la culotte de peau de chèvre, les énormes sabots en bois de hêtre, enfin le chapeau à larges bords, d'où pendaient de longues mèches de cheveux de couleur indécise qu'on eût prises volontiers pour des fusées de filasse.
Agé de cinquante ans environ, de taille moyenne, trapu, bâti en force, rien de bien particulier ne le distinguait des autres paysans. Mais, ancien soldat, ancien garde-chasse de la famille de Porhoët, sa résolution, son audace, son incroyable adresse comme tireur, le désignaient suffisamment au choix d'une bande de partisans, dans cette guerre de surprises et de buissons.
Pour l'instant, son redoutable fusil à pierre à la main, il refaisait à ses hommes attentifs la démonstration de la charge, cela dans une langue imagée et expressive, bien à la portée de ses auditeurs.
- Attention l'gâs ! ... Align'ons bé tertous à l'échalié ! ... Ca y est-i ? - Poussez l'oreille du chat. - Prenez de la graine d'oignon dans votre bissac. - Mettez de la graine d'oignon dans la petite augette. - Tirez l'oreille du chat. - Passez le bâton creusé à gauche. - Prenez de la graine d'oignon. - Mettez de la graine d'oignon dans le bâton creusé. - Boutez-y un tapon de papier. - Attention, l'gâs, pour gauler, et ne faites point comme les gâs bleus qui gaulent un fà, deux fàs, gaulez six fàs s'il faut, pour que ça pête sec ! - Mettez de la maillette dans le bâton creusé. - Boutez-y un tapon de papier. - Gaulez. - Ca y est-i ? - Attention l'gâs pour tirer, et mirez à hauteur de genâs, comme pour quer un loup !!...(1)
A ce moment, le cri de la chouette, poussé à quelques centaines de mètres en arrière, interrompit la leçon. En un clin-d'oeil, les Chouans s'égaillèrent dans les ajoncs, chacun à son poste de combat, et le champ, tout à l'heure si animé, parut désert.
Une dernière fois, la voix du chef s'éleva dans le silence, prudemment assourdie.
- Attention l'gâs, pour tirer, et mirez à hauteur de genâs ! ...
Après quelques minutes d'attente, le vieux grommela d'un air satisfait :
- Les v'là ! ...
On entendait, de plus en plus distinct, le pas cadencé de la troupe des bleus.
Ceux-ci, sous la conduite d'un capitaine et d'un lieutenant, s'avançaient sans défiance, n'imaginant pas qu'on pût leur tendre une embuscade à si peu de distance de la ville. C'étaient, pour la plupart, de vieux soldats, qui ne boudaient point au feu, et qui, arrivés depuis peu de temps en Bretagne, n'avaient point eu encore d'engagements avec les Chouans. Au reste, ils éprouvaient le plus profond dédain pour ces paysans, à l'air abruti sous leurs informes toisons.
L'arrière-garde du détachement était commandée par le lieutenant Roland, un beau et fier garçon de vingt-cinq à trente ans, bien découpé, qu'à son profil fin et distingué, à l'aisance avec laquelle il portait l'uniforme d'officier, on eût pris plus volontiers pour un aristocrate que pour un serviteur de la glorieuse République, une et indivisible. De fait, il s'appelait Roland tout court, et ce n'était point pour lui un mystère que, bien qu'il eût vu le jour dans la boutique d'une lingère de la Rochelle, du sang noble coulait dans ses veines. Mais, au lieu de s'attarder à de stériles revendications, il ne songeait qu'à profiter du nouvel ordre de choses, et à faire bravement sa carrière dans les armes.
Comme on arrivait à mi-chemin de la côte au haut de laquelle les Chouans attendaient :
- Ah ! ça ! dit-il au sous-officier qui marchait auprès de lui, la Convention se moque de nous en nous envoyant user nos semelles dans ce pays perdu ! Où sont donc ces fameuses bandes qui devaient si bien nous exterminer ? Pour ma part, je n'ai vu jusqu'ici que de pauvres brutes de paysans qui ressemblent moins à des créatures humaines qu'à des bêtes sauvages.
Le sous-officier hocha la tête.
- Faut pas s'y fier, mon lieutenant ! nous ne sommes pas encore tirés de leurs pattes, m'est avis ; je n'ai point, jusqu'à cette heure, senti l'odeur de leur poudre positivement, mais j'ai ouï dire aux camarades qui avaient eu affaire à ces chenapans, que ça n'est point des gaillards à mépriser ...
- Oh ! oh ! s'interrompit-il tout à coup, en entendant monter de derrière un buisson, à gauche, une sorte de cri bizarrement modulé. - est-ce que ... ?
Une décharge terrible faucha la route, semant la mort dans les rangs des Républicains.
- Halte ! cria le capitaine, - dix hommes pour fouiller les haies ! formez le carré !
Les Bleus, à la hâte, obéirent aux ordres de leur chef.
Le lieutenant et le sous-officier s'étaient mis chacun à la tête d'un peloton, et escaladaient les haies qui bordaient la route.
Alors une voix forte, - la voix de Peau-de-Bique. - commanda.
- Attention, l'gâs pour tirer, et mirez à hauteur de genâs ! ...
Immédiatement, une seconde décharge retentit, et les dix hommes roulèrent dans le fossé.
Les soldats ripostèrent par un feu nourri, mais leurs balles allèrent se perdre dans l'épaisse futaie, à l'abri de laquelle l'ennemi les canardait à coup sûr.
Le capitaine rongeait sa moustache, indécis, furieux : son détachement allait-il ainsi tomber en détail, décimé sournoisement ?
- Ah ! les lâches ! rugit-il, ah ! les brigands ! Allons, enfants, à la baïonnette ! et en avant !
Lui-même, prêchant d'exemple, s'élança à l'assaut du talus de gauche, suivi par tous ses braves, en dépit d'une troisième décharge qui les accueillit à bout portant.
Au sommet du talus, les Chouans, - qui trouvaient sans doute les Bleus suffisamment affaiblis, - les attendaient de pied ferme. Ce fut une mêlée horrible, sans merci où les Républicains avaient affaire à une troupe quatre fois plus forte que la leur, et connaissant parfaitement les moindres accidents du terrain ; mais, exaspérés par la perte de leurs camarades, aimant mieux mourir jusqu'au dernier que de céder devant ces paysans qu'ils méprisaient, ils se multipliaient, et se battaient comme des démons.
Après une demi-heure d'une lutte acharnée, ils eurent la satisfaction de voir les Chouans plier : puis, subitement, à un signal convenu, ceux-ci, s'égaillant à travers les ajoncs et les genêts, semblèrent s'évanouir, ainsi que des fantômes malfaisants.
Bandits ! grogna le capitaine, qui avait reçu une volée de clous dans le gras de la cuisse, - ç'a été chaud ! Enfin, ils nous ont montré leurs talens, et ça suffit pour le moment ... Mais voilà la nuit arrivée, il ne s'agit pas de moisir ici. Qu'on ramasse les blessés, et vivement ... A propos, et Roland ?
- Mort ! répondit un des soldats,
- Où est-il ?
- Dans un fossé : - je l'ai couvert de feuilles, pour que les faillis chiens ne le trouvent pas.
- Pauvre garçon ! ... Et trente hommes tués ou blessés ! Ah ! les brigands me le paieront ! Allons, les enfants, formez les rangs et ouvrez l'oeil ... et le bon ! ...
Moins d'un quart d'heure après, on n'entendait plus que comme un lointain écho le pas rythmé des soldats républicains ; puis il se fit de nouveau un grand silence. - silence de mort, cette fois. - que troubla seul, à de longs intervalles, le frémissement des feuilles desséchées frissonnant au souffle mélancolique du vent d'automne ...
Alors il se passa une scène étrange.
Sous la pâle clarté de la lune, une tête émergea au ras de terre : un des hommes couchés là sortait de son linceul provisoire de branches et de gazon.
Cet homme, c'était le lieutenant Roland, qu'une blessure grave avait plongé dans un profond évanouissement, et que ranimait le froid de la nuit.
Il se souleva péniblement, et alla s'accoter à un pommier ; son bras gauche pendait inerte le long de son corps, - il avait eu l'épaule fracassée, lors de la seconde charge des Chouans, comme il venait de franchir le talus.
Après un long repos, il réussit à passer deux coins de son mouchoir à une des boutonnières de son uniforme, et à glisser son bras malade dans cette écharpe improvisée ; après quoi, il chercha à s'orienter.
A la lueur fugitive de la lune, qui apparaissait de temps à autre à travers les déchirures des nuages, il put, avec mille précautions, descendre sur la route.
- Fougères doit se trouver par là, murmura-t-il, peut-être réussirai-je à m'y traîner.
Sa blessure le faisait atrocement souffrir, mais c'était un garçon courageux, que le lieutenant Roland, et à quelques kilomètres de là se trouvait pour lui le salut.
A peine avait-il fait cinq cents mètres, qu'il lui sembla percevoir, à quelque distance devant lui, un bruit de sabots ; - nul doute, une troupe de Chouans arrivait de son côté ; ils se rendaient à la curée, et cette nuit, suivant leur habitude, ils allaient dépouiller les morts.
Sachant le sort qui l'attendait, s'il avait le malheur d'être rencontré par eux, Roland se jeta sur la gauche sans hésiter, en plein champ, au petit bonheur.
La crainte de tomber aux mains de ses ennemis lui fit, pour un peu de temps oublier sa blessure, mais bientôt il fut contraint de s'arrêter, se sentant vraiment à bout de forces. Après s'être accordé une demi-heure de repos, au prix d'incroyables efforts, il reprit sa course aveugle, bronchant et butant presque à chaque pas. Déjà la fièvre l'envahissait, le sang bourdonnait à ses tempes, le délire étreignait son cerveau ; déjà il s'avouait vaincu ; il allait se laisser tomber sur la terre glacée ... Tout à coup il vit se dresser devant lui une masse sombre. - une ferme sans doute ? - Hospitalière ou non, là du moins, qu'on l'achevât d'un coup de fourche ou qu'on lui accordât une botte de paille dans un coin de l'étable, il trouverait la fin de ses misères, peut-être un repos et un abri.
Faisant appel à toute son énergie, dans une suprême tension de sa volonté il traversa l'espace qui le séparait de la ferme : il touchait la porte, il était sauvé ! - Un vertige le prit, et il s'abattit sur le seuil, comme une masse, en poussant un gémissement ...
Quant le lieutenant Roland revint à lui, il commença par constater qu'il reposait dans un lit chaud et que sa blessure avait dû être pansée, et bien pansée, car c'est à peine si son épaule le faisait souffrir. Rassuré, il ouvrit les yeux et voici le tableau qui s'offrit à lui.
A la lueur d'une chandelle de suif plantée dans un bégaud, - sorte de haute tige en fer forgé supportée par un trépied et curieusement ouvragée. - une jeune fille lisait. Rien de gracieux, rien de chaste comme cette figure de vierge ; Roland put se demander sérieusement s'il ne dormait pas encore, s'il n'était pas le jouet d'un rêve délicieux. Immobile, retenant son haleine de peur d'effaroucher l'idéale apparition, il la contemplait avidement.
- Oui, oui, pensa-t-il, je dois rêver. Tout à l'heure, bien sûr, je vais me retrouver couché en plein champ, à la belle étoile, moulu et glacé ; n'importe, jouissons toujours du rêve sans nous préoccuper du réveil ..., mais, sapristi, quelle jolie personne !
Comme il monologuait ainsi, la jeune fille se leva, ferma son livre, et lui, à travers ses paupières sournoisement baissées, il la vit se diriger de son côté. Elle vint jusqu'à son lit, arrangea sa couverture, un moment même elle se pencha sur lui, et il sentit sa douce haleine lui caresser le front.
Elle allait s'éloigner : il se décida à donner signe de vie.
- Mademoiselle ? - murmura-t-il en ouvrant les yeux tout grands, cette fois.
Elle se retourna vivement, et demanda d'un ton de joyeuse surprise
- Vous désirez quelque chose ?
Alors lui, épouvanté de son audace, balbutia.
- Non ... Mademoiselle ... citoyenne, ... rien, je vous remercie.
Puis, s'enhardissant.
- Mademoiselle, voudriez-vous me rendre le service de me dire si je rêve, si j'ai le délire, ou si je suis éveillé ?
Elle se mit à rire.
- Comment donc ? quelle singulière question ! Mais certainement, citoyen officier, vous êtes éveillé, vous avez toute votre connaissance.
Il poussa un soupir de satisfaction et s'écria naïvement.
- Ah tant mieux !
- Vous avez mis le temps, par exemple.
- Et comment se fait-il que je me trouve ici ? où suis-je ? qui m'a recueilli ?
- Voilà bien des questions à la fois ! Comment vous vous trouvez ici, je n'en sais rien, ou plutôt je suppose que vous deviez faire partie du détachement récemment attaqué par nos ... par les paysans.
- Oui, de fameuses canailles, entre parenthèse !
Elle répondit presque sèchement, d'un air qui imposa au lieutenant.
- Cela dépend des appréciations.
- Citoyenne, pardonnez-moi de vous avoir fâchée.
- Fâchée ? et en quoi donc, citoyen, m'auriez-vous fâchée ?
Il sourit.
- En parlant de vos amis avec le ressentiment de ma blessure.
- De mes amis ?
- Ne feignez donc pas l'étonnement, Mademoiselle, me prenez-vous pour un pourvoyeur de guillotine ? Quand il sortira de cette maison, le lieutenant Roland ne se souviendra que de l'hospitalité qu'il y a reçue, et peu lui importera d'y avoir été soigné par une paysanne ou par une ci-devant ; votre humanité à l'égard d'un ennemi ne prouve qu'une chose, c'est qu'il y a des braves gens dans tous les partis, et je vous prie de me faire l'honneur de me considérer comme étant de ceux-là, moi aussi. Que diable ! un soldat n'est pas un sans-culotte !
Dans la chaleur de sa déclaration il s'était dressé sur son séant. Le mouvement qu'il fit déplaça son bandage, et la douleur lui arracha un cri. Mlle Marguerite de Porhoët, - c'était le nom de la jeune fille - se mit en devoir de lui arranger son appareil, non sans le gronder de son imprudence.
Au milieu de cette occupation, la porte s'ouvrit, et un paysan entra. Ce paysan n'était autre que Peau-de-Bique, suivi de son fils Pierre, garçon d'une trentaine d'années.
- Quin ! gronda celui-ci l'oeil mauvais, en voyant Mlle de Porhoët penchée sur le blessé.
- Là v'là'core avec le cun de gà bieu !
Le père lui jeta un regard sévère.
- Tais-toi, puisque c'est la volonté de la demoiselle !
La volonté de la demoiselle ! - Pour ce vieux serviteur, habitué dès son enfance à l'obéissance passive, tout ordre de ses maîtres devenait un devoir impérieux, qu'il ne lui serait pas venu à l'esprit de discuter. L'autre soir, en revenant de la curée, il avait trouvé la demoiselle occupée à panser le blessé ; elle lui avait commandé de l'aider, et ce "gà bieu" qu'il ne serait fait aucun scrupule d'achever et de dépouiller, il l'avait docilement porté sur son propre lit, et il le considérait comme sacré, au besoin même il le défendrait, même au péril de sa vie, contre tous les Chouans de la contrée, parce que c'était "la volonté de la demoiselle".
Marguerite de Porhoët était orpheline. Veuf de bonne heure, le comte son père, après une vie de dissipation et de folie, l'avait laissée seule sur la terre quelque dix ans auparavant, sans un sou, sans un parent, sans un ami.
Sans un ami, je me trompe ; Peau-de-Bique, qui avait suivi d'un oeil chagrin la déconfiture de son maître, le vieux Peau-de-Bique était là. De père en fils on avait travaillé dur et économisé, dans cette famille ; Peau-de-Bique, dont la ménagère était morte à la peine, possédait un petit bien, une ferme et quelques hectares de bonne terre ; tout cela, dans son idée à lui, appartenait à la fille de son maître. Il emmena donc la petite, et s'appliqua à ne la laisser manquer de rien. L'enfant fut élevée dans un couvent de Rennes, où elle devait rester jusqu'à sa majorité ; après quoi, le dévoué serviteur ne désespérait pas de la marier. La Révolution éclata. Peau-de-Bique alla chercher la demoiselle, l'installa chez lui, dans une pièce meublée aussi luxueusement que ses moyens le permettaient, en attendant que la tourmente fût passée. C'était un homme de devoir que ce Chouan sauvage et cruel.
Il n'en était pas de même de son fils. Rapace et sournois, âme vile dans un corps de rustre, le "gars Pierre" avait vu d'un oeil jaloux la demoiselle prendre sa place à lui dans la maison paternelle, et la ferme, et les vaches au poil roux ? Une rancune tenace, implacable, était entrée dans son coeur de paysan, il la haïssait, cette étrangère qui venait lui voler son bien. Mais le vieux était là, le terrible Peau-de-Bique, aux ordres de qui l'on ne résistait point : une ou deux fois, ayant laissé échapper de mauvaises paroles à l'adresse de la demoiselle, il avait été mis à la raison de si belle façon, qu'il avait pris le parti de se taire, d'autant plus redoutable maintenant qu'il cachait mieux son jeu.
Oh ! son plan était bien simple ! La Révolution égalisait toutes les castes, nivelait toutes les conditions. Au courant des idées nouvelles et à force de vivre côte à côte, dans une intimité de toutes les heures, avec Mlle de Porhoët habillée comme les filles de pays, il en était venu à ne plus s'apercevoir de la distance qui les séparait, lui, le rustre, d'elle, la descendante des nobles comtes ; or, puisqu'elle devait "un jour à venir", posséder le bien du vieux, le gars Pierre s'était mis en tête, tout bonnement de l'épouser ! Un peu chétive, à la vérité, et guère montée en couleur, enfin il ne répugnait point trop à l'idée de la voir devenir sa ménagère.
Il va sans dire que le gars Pierre cachait soigneusement à son père ses petits projets, flairant vaguement une raclée ; mais, que l'occasion se présentât, et certes il ne la laisserait point échapper.
L'arrivée de l'officier le contraria. Pourquoi ? Il ne s'en rendait pas un compte bien exact, mais son flair de sauvage intrigant lui fit entrevoir de ce côté des complications possibles ; il se promit donc de surveiller son homme, quitte, s'il devenait gênant, à le dépêcher d'une balle dans la tête au paradis des Bleus.
Cependant les évènements se précipitaient : "Le 4 novembre, l'armée vendéenne, après avoir battu le général Brière qui avait voulu l'arrêter dans sa marche, s'était emparée de Fougères. Trois cents Vendéens y étaient détenus dans les prisons, et attendaient avec résignation l'exécution du jugement qui les condamnait à la peine de mort. Le premier soin des généraux Talmont et Leforestier, à leur entrée dans la ville, fut de les rendre à la liberté. Exaspérés par les souffrances qu'ils avaient endurées pendant la captivité, et ne respirant que vengeance, ils se précipitèrent comme des furieux dans toutes les maisons, en arrachèrent avec violence tous les soldats qui, après la déroute de l'armée, étaient allés y chercher une retraite, et massacrèrent impitoyablement tout ce qui se présenta sous l'habit militaire." (Maupillé, Histoire de Fougères).
Le 6, Roland et Mlle de Porhoët contemplaient, de l'unique petite fenêtre de la ferme, le morne paysage d'hiver qui se déroulait devant eux, et dont la silhouette de Fougères formait l'horizon ; le vieux Peau-de-Bique fumait paisiblement dans l'âtre sa courte pipe de terre noircie. Tout à coup ils entendirent comme un bruit de tonnerre lointain qui se rapprochait rapidement. Bientôt le bruit devint distinct : c'était un roulement de sabots résonnant sur le sol durci par la gelée. Une troupe de Chouans approchait. Le vieux, à la première minute, avait dressé l'oreille ; sans mot dire, il se leva, éteignit sa pipe, alla faire un tour dans la ferme dont il barricada toutes les issues, décrocha son fusil au-dessus de la cheminée, et s'approcha lui aussi de la fenêtre, où les deux jeunes gens se serraient l'un contre l'autre, devinant un danger.
- Qu'y a-t-il, mon ami, lui demanda Mlle de Porhoët.
Lui était grave, soucieux.
- Retirez-vous de là, demoiselle, n'est point asteur vot'place ici. V'là les gars de Fougères qui veniont queri cet officier.
Elle se dressa frémissante, et comme protégeant celui-ci de ses deux mains étendues sur lui.
- Je suppose que vous n'allez pas le leur livrer ?
Le vieux fronça les sourcils.
- Ca n'est point votre avis, demoiselle ? Y ne l'auront point !
- Mademoiselle, intervint Roland, je n'entends pas vous exposer à subir un siège dont les conséquences pourraient être graves pour vous, je vous prie donc de me laisser sortir.
- Non, ils vous tueraient.
- Eh ! bien ! que voulez-vous ! ... Voyons, je vous en prie de nouveau, laissez-moi passer.
Il s'était levé, elle le retint par le bras : mais il l'écarta doucement, et il allait réaliser son projet insensé, lorsque, sur un signe de Mlle de Porhoët, Peau-de-Bique, d'une poussée vigoureuse, le rejeta jusqu'au milieu de la pièce.
A ce moment on frappa rudement à la porte, tandis que dans la cour éclatait un vacarme infernal. Ils étaient là une centaine d'hommes, armés de fusils, de fourches ou de faulx, furieux, à moitié ivres, poussant des cris de mort.
Le vieux visita le bassinet de son fusil, puis ouvrit la fenêtre.
- Qui qu'y a ? demanda-t-il tranquillement.
Aussitôt ce fut un concert formidable de hurlements.
- L'officier ! ... à mort le failli cun ! ... à mort ! à mort !
- Il est chez mé, et il y restera.
- Ouvre, ou ben on défonce la porte.
- Faudra voir. Le premier qui l'y touche, j'y tire dessus.
En même temps il allongeait vers l'ouverture le canon de sa redoutable canardière.
Les braillards se consultèrent, puis un d'eux, un gars haut de six pieds, avança.
- Allons, Peau-de-Bique, ouvre-nous, ou bé t'airas à t'en repentir.
Le vieux ne répondit rien ; la foule prit ce silence pour un acquiescement et se rua sur la maison, précédée de celui qui avait parlé. Immédiatement un coup de feu retentit, le gars s'abattit foudroyé.
Il y eut un moment de stupeur, dont Peau-de-Bique, profita pour recharger son arme.
Le répit fut court. Presque aussitôt les Chouans se précipitèrent sur la porte, et celle-ci, sous leur élan, céda, arrachée de ses gonds.
Mais, encore une fois, ils s'arrêtèrent au seuil, tenus en respect par le vieux qui, adossé à la cheminée, les couchait en joue, prêt à tirer.
Tous savaient qu'au premier mouvement offensif c'était la mort, la mort assurée pour l'un d'eux.
Néanmoins, l'hésitation dura peu, une poussée se fit, un homme tomba.
Alors, sans laisser aux autres le temps de se reconnaître, avec une agilité incroyable, le vieux bondit au dehors, saisit un lourd essieu de charrette qui se trouvait là, et se jeta dans la mêlée en exécutant un si terrible moulinet, que, pris d'une panique insensée, les assaillants s'enfuirent et s'éparpillèrent en un clin d'oeil comme une volée de moineaux, laissant le sol jonché de cadavres et de blessés ...
Peau-de-Bique avait déposé contre le mur son essieu tout ruisselant de sang ; Roland vint à lui et voulut le remercier, le Chouan lui tourna le dos.
- Laissez-mé, grogna-t-il brutalement, ce que j'ai fait, ça n'est point pour l'amour de vous !
Et il se mit en devoir de relever et de panser les pauvres diables qu'il avait, l'instant d'avant, si joliment accomodés. ...
"L'armée vendéenne resta à Fougères pendant trois jours, qui se passèrent en conseils et en délibérations sur le plan de campagne à suivre. Enfin, elle en partit le 8 novembre et prit la route de Dol.
Les Républicains, maîtres de la ville, usèrent de terribles représailles : Des soldats indisciplinés, écrivait le médecin Gainou à son ami Robespierre, se sont portés dans les hôpitaux, y ont égorgé les blessés des brigands dans leurs lits ; plusieurs femmes des brigands y étaient malades, ils les ont violées et les ont égorgées après !" (Maupillé, Histoire de Fougères)."
Dès qu'il apprit le retour des siens, Roland, le bras encore en écharpe, se rendit à la ville, où il se fit reconnaître. La formalité n'était pas inutile, son capitaine l'ayant porté mort à la suite de l'engagement avec les Chouans. Il sut qu'on allait arrêter Peau-de-Bique, dont on connaissait la participation à cette affaire. Il courut l'avertir, heureux de pouvoir payer ainsi à son hôte sa dette de reconnaissance ; le vieux ne se le fit pas dire deux fois, prit la campagne, et Mlle de Porhoët resta seule dans la ferme avec le gars Pierre.
Celui-ci, croyant venue l'occasion qu'il attendait depuis si longtemps, osa, le soir même, - non sans avoir préalablement puisé du courage du fond d'un pot d'eau-de-vie de cidre, - osa faire ses ouvertures à la demoiselle. Elle se contenta d'abord de le railler agréablement, puis comme le garçon, sous l'influence de l'alcool, devenait grossier, elle dut le remettre à sa place si durement, que l'autre, dans un accès de rage folle, courut au comité la dénoncer.
Le lendemain matin, Roland se trouvait sur la place du Brûlis ; il vit un rassemblement se former en face de la prison : il demanda ce qu'il y avait ; on lui répondit qu'on venait d'arrêter une brigande. Mû par un étrange pressentiment, il descendit la rue Pinterie, et arriva à la prison juste à temps pour y voir entrer, sous bonne escorte, Mlle de Porhoët.
Elle était très pâle, mais avait un air hautain qu'il ne lui connaissait pas ; elle l'aperçut et lui sourit tristement ; il voulut se précipiter vers elle, mais ne put parvenir à percer la foule, et il dut s'en retourner, la mort dans le coeur.
Il l'aimait, sans avoir jamais osé le lui avouer : elle était si dévouée, si bonne, et si belle ! près d'elle il avait passé de si douces heures dans l'intimité ! et elle lui avait sauvé deux fois la vie.
Oui, ce fut pour lui un coup affreux, et il se reprocha comme un crime de n'avoir pas assez veillé sur elle, après la fuite de son fidèle garde-du-corps. Il connaissait la procédure sommaire de l'époque : elle ne sortirait du tribunal révolutionnaire que pour se rendre à l'échafaud ... L'échafaud ! Eh ! quoi, cette charmante tête tomberait sous le couteau infâme, souillée par le contact immonde du bourreau ? ... Toute la nuit il vagua, imaginant les équipées les plus insensées pour délivrer Marguerite. Ah ! s'il avait su où trouver Peau-de-Bique et ses Chouans ! A eux tous ils auraient pu tenter un coup de main sur la prison ... Mais, où se cachait maintenant le fidèle serviteur ?
Dès l'aube, il courut aux informations ; il apprit, vers le soir seulement, que Mlle de Porhoët devait comparaître le surlendemain à la barre du tribunal révolutionnaire.
L'heure du jugement venue, Roland n'avait pas encore trouvé le plan sauveur. A tout hasard il se fit indiquer la maison, - elle existe encore -, dans le bas Fougères, où se tenaient les redoutables assises. Arrivé des premiers, grâce à son uniforme il peut entrer dans le prétoire, salle étroite autour de laquelle, à la hauteur d'un demi-étage, courait une galerie de bois réservée au public, et où l'on accédait par un curieux escalier tournant à rampe ouvragée. Pas de fenêtres, - le jour, jour douteux, misérable, jour de cave, tombait d'une lucarne, à travers un amoncellement de toiles d'araignées.
Quand, droite et fière entre ses gardes, Mlle de Porhoët pénétra dans ce bouge, vraie antichambre de la mort, le lieutenant Roland eut besoin de faire appel à toute son énergie, pour adresser à la pauvre enfant un geste où il mettait comme une vague promesse d'espoir. ...
... C'était la nuit, nuit d'hiver, claire et froide. Au loin, dans toutes les directions, la forêt étendait ses branches dépouillées, qui, semblables à des bras de squelettes et couvertes d'un vernis de givre, craquaient lugubrement en s'entrechoquant sous la bise glaciale. Dans une petite clairière au centre de laquelle, ainsi que d'énormes pierres tombales, gisaient les débris d'un dolmen, une vingtaine de Chouans se tenaient groupés autour de leur chef.
Une douleur indicible contractait le visage du vieux, et de grosses larmes roulaient sur ses joues flétries. Longtemps il demeura silencieux. Ses compagnons respectaient son désespoir, et à voir ainsi ces hommes, muets et immobiles sous le ciel implacable, entourant l'antique autel druidique qui émergeait d'une jonchée de feuilles mortes, on eût dit assister à quelque mystérieux conciliabule de fantômes.
Enfin, le vieux s'essuya les yeux d'un revers de main, et, l'air sombre :
- La demoiselle est enfermée dans la prison de Fougères ; ce tantôt on l'a condamnée à mort comme notre complice, et on doit la guillotiner demain. S'il y avait eu moyen de la sauver, asteur elle serait ici. Mais les Bleus font bonne garde, y a pas moyen. J'ai fait demander à l'officier s'il consentirait à la prendre en mariage, pour que les Bleus la remettent en liberté, il a dit que oui ... des fois ça réussit ... nous le saurons demain pour la demoiselle ... Si ça ne réussit pas ...
Il compléta sa phrase d'un geste énergique et continua.
- Maintenant, je vous ai dit de venir ici, parce que Jean-Marie Poquet prétend que c'est mon fî, le gà Pierre, qui l'a dénoncée aux Républicains ... Approche plus près, Jean-Marie, c'est-y vrai que t'as vu le gà Pierre entrer au comité mardi au soir ?
- C'est la vérité, et Joseph-Marie Romillé l'a vu comme moi.
- C'est-y vrai, Joseph-Marie ?
- C'est vrai.
- Jurez sur le chapelet.
Les deux hommes jurèrent.
Alors Peau-de-Bique se courba sur une masse noire gisant à ses pieds.
- T'entends, Pierre : c'est-y vrai ce qu'y disent, Jean-Marie et Joseph-Marie ?
- Non, - gronda le gars.
- Jure que non, sur le chapelet.
Pas de réponse.
Le vieux attendit une minute qui, à tous les assistants, parut durer un siècle, puis, accablé, il murmura.
- Est donc bé toi, Pierre, qu'avas dénoncé la demoiselle !
Après une nouvelle pause, il reprit d'une voix sourde.
- Tu sais notre foi, mon fî ... tu as trahi, ... recommande ton âme à la miséricorde de notre Seigneur Dieu.
S'étant agenouillé, d'un geste brusque il attira à lui son enfant, le baisa au front, puis se releva, et sans ajouter un mot, s'enfonça rapidement dans la forêt.
... Une demi-heure après, dix coups de feu éclataient dans le grand silence de la nuit.
Justice était faite.
Le dolmen auprès duquel venait de tomber le traître porte encore le nom de "Pierre du Chouan". ...
Le lendemain matin, le lieutenant Roland se présentait devant le comité révolutionnaire, et obtenait la grâce de la ci-devant demoiselle de Porhoët, sous condition de l'épouser séance tenante, - ce qui fut fait.
Mais le brave officier ne prétendait pas imposer à la noble fille les conséquences de ce mariage forcé. Le soir, rentrés à la ferme, lorsqu'ils se retrouvèrent seuls pour la première fois, il s'inclina respectueusement devant celle qui était devenue, dans la journée, sa compagne de par la loi, et lui exposa ses scrupules. Pour toute réponse, elle se jeta dans ses bras.
Le 26 novembre, l'armée vendéenne repassait à Fougères, ayant abandonné le siège de Granville ; quelques jours après. Peau-de-Bique, le vieux Chouan héroïque, se faisait tuer à la tête des siens dans un engagement terrible avec les Bleus.
Ainsi m'a été contée, un soir, la légende de Peau-de-Bique.
MAXIME AUDOUIN
Revue illustrée des provinces de l'Ouest
1891