LA TAPISSERIE MARCHOISE DES NEUF PREUX A SAINT-MAIXENT (DEUX-SEVRES)
LA TAPISSERIE MARCHOISE
DES NEUF PREUX
A SAINT-MAIXENT (DEUX-SEVRES)
La tapisserie des Preux, que j'ai découverte à Saint-Maixent (Deux-Sèvres), chez M. Reversé, se compose de six pièces et d'un fragment : deux concernent les juifs, deux et demi les païens et deux les chrétiens. Il manque donc un preux à chaque groupe : c'est Judas Machabée pour le premier, Alexandre en partie pour le second et Charlemagne pour le troisième.
1 - Josué se coiffe d'un casque dont la visière est levée. De la main gauche, il brandit une hache d'arme et son bras armé d'un bouclier. Il se projette en avant. On ne voit pas le soleil qu'il a arrêté pour combattre plus longtemps. Ce bouclier, bordé de clous, porte comme emblème un dragon rampant, tandis que s'épanouit sur la housse un soleil rayant, mais non ombré, c'est-à-dire sans face humaine. A la croupe du cheval adhère un grelot que la marche devait mettre en mouvement. Le costume se complète par une cuirasse et une culotte courte, dont la jarretière est ornée de noeuds. La bride du cheval est tenue par un soldat, la lance au poing. En perspective se dressent les murs démolis de la ville de Jéricho, que protège un château-fort avec son donjon. ...
Ce panneau est haut de 3 mètres et large de 3m70. En bordure a été ajouté un fragment de celui d'Alexandre.
2 - David a les yeux bleus : il lève son épée comme pour frapper et de la gauche saisit la bride de son cheval, qui se dirige vers la droite. Barbu, il est armé à blanc, comme on disait jadis, c'est-à-dire de la couleur de l'acier, rehaussé de dorures ; coiffé d'un casque à visière levée, il est vêtu d'une cotte de mailles, de brassards et de jambières de fer : ses souliers, passés dans l'étrier, sont aussi de fer et munis d'éperons. Sa cotte d'armes est agrémentée de mufles de lion aux épaules, son pourpoint semé de billettes : le fourreau de son glaive pend à son côté. Sur la housse bleue de son cheval ressort, en avant, une harpe d'or ; à l'arrière, l'étoffe est damassée de rinceaux. Un écuyer le précède, en culotte courte, tailladée ainsi que son pourpoint et la toque sur la tête, la main gauche appuyée sur son épée et la droite posant une arquebuse sur son épaule. Un soldat le suit, bardé de fer, l'arquebuse aussi sur l'épaule et le casque empanaché de trois hautes plumes. ...
3 - Hector galope à gauche. A son casque, qui lui laisse le visage découvert, adhère une couronne tréflée. Armée de pied en cap d'un harnais élégant, il a une jupe à plis et une bordure perlée. De la gauche, il empoigne la bride et de la droite tient son épée horizontalement. Son cheval a la tête garnie d'un curieux chanfrein, avec pointe saillante et triple aigrette. La housse bleue, à bordure gemmée, est parsemée de rais de soleil et armoriée, à l'arrière, d'un lion debout, serrant une hallebarde dans ses pattes de devant ; sur la croupe s'épanouit un large chardon d'orfèvrerie. Le soldat d'escorte, armé en guerre, porte un casue empanaché et une arquebuse. L'écuyer, qui marche devant son maître, a le costume civil, avec bouffants et crevés ; ses armes sont une épée au côté et une arquebuse sur l'épaule. La ville de Troie figure au second plan, avec ses murailles crénelées et ses tours.
Dimensions : hauteur 3 mètres ; largeur 3m35.
4 - Jules César est vieux et à barbe blanche. Son casque s'empanache de plumes. Sur son armure de fer, il porte un hoqueton dont la bordure est gemmée et les épaulières garnies de mufles de lion. Son cheval a une plume bleue au front et sur sa housse d'or moiré se déploie l'aigle de sable à deux têtes. Le valet conduisant la monture porte une chaîne en sautoir qui lui sert de baudrier, un chapeau à plumes, des vêtements bouffants et à crevés, plus une longue épée qui est enfermée dans son fourreau. Par derrière suit un hallebardier, appuyé sur son arme, la main gauche posée sur sa rapière ; il a sur la poitrine un plastron, lié avec des aiguillettes aux épaules ; sa culotte est courte et bouffante ; de son casque, attaché dans le dos, on ne voit pointer que le sommet et les longues plumes. ...
Dimensions : hauteur 3 mètres ; largeur 3m28.
5 - D'Alexandre il ne reste que deux fragments, rajustés en manière de racommodage aux panneaux de Josué et d'Hector : l'un d'eux est renversé. En les rapprochant, on voit de suite qu'ils font partie de la même composition, car ils se rejoignent exactement. L'identité du personnage n'est pas douteuse : un cartouche, qui rappelle celui de David, a conservé les lettres and, qui se rapportent évidemment à Alexandre. Du preux, on ne distingue que le visage barbu, un bras levé brandissant un glaive, la bride du cheval et sa croupe ; sur la poitrine, une casaque brune, bordée de bleu et ornementée en blanc et jaune de plusieurs rangs de fasces brétessées et contrebrétessées, c'est-à-dire une espèce de râteau, à dents dessus et dessous ; mais le plus curieux est incontestablement sa coiffure, en forme de coupole ou de melon à côtes, que surmonte un croissant et qu'entoure à la base une couronne à pointes.
6 - Artur est un vieillard à barbe blanche. Son costume, moitié civil et moitié militaire, comporte un casque à plumes ; il lève son épée de la main gauche. Son cheval, empanaché de plumes blanches, est couvert d'une riche housse bleue, à bordure gemmée, que rehaussent les trois couronnes empruntées à son blason : elles sont posées deux et une et au-dessus de leur bandeau les trèfles alternent avec les perles. Son estafier tient la bride de son cheval de la main gauche, la droite étant occupée à l'épée abaissée que retient une chaîne en bandoulière ; sa toque d'or est emplumée. Comme à la pièce de Jules César, le suivant s'appuie sur sa hallebarde, il porte l'épée au côté et son casque à plumes dans le dos ; sa tête est coiffée d'une toque. Au second plan, un paysage accuse l'Irlande et l'Ecosse par deux îles vertes au milieu de la mer, bâties de châteaux-forts ; il se tient sur la troisième île, qui est l'Angleterre. ...
Dimensions : hauteur 3 mètres ; largeur 3m40.
7 - Godefroy de Bouillon se dirige vers la gauche. Des combattants il est le plus animé : la protection céleste est rendue visible par un groupe de nuages, non pas au naturel, mais stylisés. Son casque est surmonté d'une croix et entouré d'une couronne d'épines. Son bras gauche tendu brandit une lance, un bouclier à ombilic protège le bras droit. Son tabard, semé de rais de soleil, flotte au vent et son épée repose dans son fourreau. Le cheval, à tête emplumée jaune et vert, galope : sa housse rouge moirée porte, en deux endroits, les armes de Jérusalem un peu dénaturées, car la croix d'or, cantonnée de quatre croisettes de même, est pleine et non potencée et alézée. Dans l'ardeur de la lutte, son valet a laissé tomber son casque, ses yeux sont enflammés et ses cheveux dressés : il se précipite sur un ennemi invisible, qu'il va pourfendre et que le suivant cherche aussi à frapper de sa masse d'armes ; l'un et l'autre sont garantis par une cuirasse de fer, mais leurs cuisses ne sont garnies que d'une culotte à crevés et les jambes restent à découvert. La scène se passe sous les murs fortifiés de Jérusalem qui va délivrer le héros. ...
Dimensions : hauteur 3m06 ; largeur 3m16. ...
(Judas Maccabée)
Quel est approximativement l'atelier de fabrication de la tenture de Saint-Maixent ? M. Gerspach m'écrivait, de la manufacture des Gobelins, le 4 avril 1891 : "Monseigneur, je me permets d'avoir de nouveau recours à votre compétence. J'ai vu ces jours derniers, les tapisseries de M. Reversé, à Saint-Maixent. Le propriétaire m'a dit que vous avez examiné ces intéressants ouvrages. Me permettez-vous de vous demander de vouloir bien me communiquer votre opinion sur cette tenture ? J'avoue qu'elle me désoriente un peu. Je n'y retrouve la technique ni des Flandres, ni de nos plus anciennes tapisseries françaises. Les tapisseries de M. Reversé sont étranges et méritent de sortir du lieu où elles sont reléguées."
Étranges est certainement le mot vrai. A leur rudesse, on les croirait allemandes, mais texte et costumes nous ramènent forcément en France. Or si elles appartiennent à notre industrie nationale, ce qui me paraît contestable, je ne sache pas qu'un autre atelier que celui de la Marche puisse les revendiquer. C'est du Felletin ou de l'Aubusson primitif ; cette manière a persisté ultérieurement, sans s'améliorer notablement. La Marche avait, au XVIe siècle, deux ateliers, constatés authentiquement et se faisant concurrence. Reste la difficulté de lui rattacher scientifiquement les oeuvres existantes. Il n'y a là qu'une présomption de ma part, mais du moins se recommande-t-elle par sa vraisemblance. Que ma thèse soit démontrée, tôt ou tard, et alors la tenture de Saint-Maixent devient, pour l'histoire de la tapisserie, un document d'une haute valeur archéologique.
Toute cette dissertation appelle une conclusion, à savoir quelle place occupe la tenture de Saint-Maixent parmi ses similaires. Je n'hésite pas à l'affirmer, cette place, en outre de la raison intrinsèque de fabrication qui demeure pour le moment sans solution, ne peut être qu'exceptionnelle et prépondérante. Les tentures connues se réduisent à quatre : celle du Nivernais n'a gardé qu'un seul preux, celle du Forez n'en plus que deux, Berne n'en montre plus que trois, tandis que Saint-Maixent en exhibe jusqu'à six. Sous ce rapport, elle est donc la plus complète. Moins ancienne que le dosseret suisse, elle l'emporte sur lui par ses dimensions et aussi par son style tout français. Le parallèle ne doit s'établir que sur les tapisseries signalées en France et il est tout à l'avantage de la tenture Poitevine, quoique son iconographie la rapproche des deux autres dont elle n'est cependant pas la copie. Elle a donc un intérêt propre, tout ensemble archéologique et local.
X. BARBIER DE MONTAULT
1894