Canalblog Tous les blogs Top blogs Emploi, Enseignement & Etudes Tous les blogs Emploi, Enseignement & Etudes
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
MENU
La Maraîchine Normande
Publicité
15 juillet 2013

LES POMMES DE SAINT-FLORENT

LES POMMES DE SAINT-FLORENT

Fille à la pommeMa grand-mère avait dix ans en 93. Jusqu'après la bataille de Torfou, qui eut lieu le 19 septembre, elle n'avait éprouvé aucune des horreurs de la guerre civile, déchaînée depuis six mois dans le pays. La Gaubretière, sa paroisse, se trouvait au centre de l'insurrection et, par là même, hors de la portée des troupes républicaines, qui n'avaient point encore pu pénétrer dans la contrée, tenues en échec qu'elles étaient par les armées de Lescure, de Cathelineau, de Charette et de Royrand, qui s'étendaient comme un cordon protecteur sur toutes les lisières du Bocage. Tous les hommes valides avaient pris les armes et allaient et venaient, tantôt sur un point, tantôt sur un autre ; mais les vieillards, les femmes et les enfants vivaient parfaitement tranquilles à la Gaubretière.

Les évènements qui suivirent la bataille de Torfou vinrent bientôt changer la face des choses dans ce petit coin du Bocage. Battus le 19 septembre, les Mayençais n'avaient pas tardé à reprendre l'offensive et la Grande Armée, abandonnée par Charette, dut se replier sur Cholet. Un beau jour, à la Gaubretière, on apprit que les Bleus, déjà maîtres de Montaigu, venaient d'arriver à Tiffauges. La frayeur s'empara alors des habitants demeurés sans défense ; ce fut un sauve-qui-peut général. Les uns coururent se cacher dans les bois du Drillais et dans les champs de genêts voisins ; d'autres crurent qu'il y aurait plus de sûreté à rejoindre la Grande-Armée et s'enfuirent du côté de Cholet.

Ma grand-mère, Marie-Joséphine Forestier, fut du nombre des fugitifs qui prirent ce dernier parti. Avec sa petite soeur, qui devait épouser plus tard le docteur Dehergne, elle se dirigea donc vers Cholet, sous la garde d'une fidèle domestique, mariée depuis à un sieur Gilet, de la Verrie, et qui avait juré à mon bisaïeul de lui conserver ses deux filles. Les pauvres enfants arrivèrent à la Tremblaye juste pour assister au désastre de la Grande-Armée. Comme tous les autres fugitifs, elles furent entraînées jusqu'à Saint-Florent.

Ma grand-mère a bien souvent raconté à mon père que, jusque-là, elle avait conservé tout son sang-froid, mais qu'elle faillit s'évanouir en arrivant sur la place de Saint-Florent, à la vue d'une jeune officier vendéen blessé que l'on apportait sur un brancard, et qui avait la tête fendue de plusieurs coups de sabre. Le pauvre blessé, qui était râlant, avait été déposé, sous les yeux des deux enfants, dans une petite maison à contre-vents verts, tout près de l'église. Mon père passant à Saint-Florent bien des années après, m'a dit avoir éprouvé l'une des plus poignantes émotions de sa vie en retrouvant, à l'endroit précis indiqué par sa mère, une maison à contre-vents verts ... Etait-ce la même ?

Avec sa petite soeur et la fidèle domestique, ma grand-mère aurait certainement passé la Loire à la suite des autres fugitifs sans l'intervention providentielle de M. de Sapinaud de la Rairie. Cet officier général, qui avait été lieutenant de son parent de la Verrie, et qui devait commander plus tard l'armée du Centre, habitait le manoir du Sourdi, à la Gaubretière, à l'époque de l'insurrection. Il était le voisin et l'ami de mon bisaïeul. Au milieu de la foule qui se pressait en désordre autour des bateaux, il reconnut les deux enfants : "Retournez-vous en, pour l'amour de Dieu ! retournez-vous en bien vite ! dit-il à la brave femme qui les accompagnait ... Vous devez conserver ces deux petites filles à leur père, et c'est à une mort certaine que courent tous ceux qui vont passer la Loire !"

M. de Sapinaud parlait avec tant d'assurance, que la fidèle domestique crut à sa parole et n'hésita pas un seul instant ; entraînant avec elle les deux enfants, qu'elle avait déjà réussi à faire entrer dans l'un des bateaux, elle se dégagea de la foule comme elle put, traversa Saint-Florent et reprit le chemin de la Gaubretière.

A quelque distance de la ville, elle s'arrêta sur le bord de la route pour se reposer. Elle et ses deux petites maîtresses étaient à bout de forces ; il y avait vingt-quatre heures qu'elles n'avaient rien mangé !
Ma grand-mère et sa petite soeur pleuraient en demandant du pain, et le coeur saignait à la pauvre femme, qui n'avait pas même une croûte de pain noir à leur donner !

Or, droit au-dessus de la tête des fugitives, un énorme pommier, planté sur le fossé, étendait ses branches, chargées de magnifiques pommes reinettes ... Mais, hélas ! les branches étaient bien trop élevées pour qu'on pût les atteindre avec la main, et la vue de ces beaux fruits, si appétissants, ne faisait qu'augmenter le supplice des pauvres enfants ! ...

Tandis qu'elles pleuraient et se lamentaient, arrive tout à coup, du côté opposé à Saint-Florent, un jeune officier de cavalerie de l'armée vendéenne. Il allait aussi vite que le chemin raboteux pouvait le lui permettre.
- Ah ! mon bon Monsieur, lui cria la domestique au moment où il passait, pour l'amour de Jésus-Christ, ayez pitié de ces pauvres enfants qui ont faim, et arrêtez-vous un instant pour leur cueillir quelques pommes !
- Je n'ai pas le temps de descendre de cheval, répondit le jeune cavalier ; car il faut que je rejoigne l'armée. Mais tenez, voilà des pommes ! ...
Et se dressant sur ses étriers, il abattit avec son sabre deux ou trois branches chargées de fruits ...
Ma grand-mère et sa petite soeur se précipitèrent sur les pommes ... Jamais elles n'en avaient mangé, jamais, depuis, elles n'en mangèrent d'un aussi bon appétit !

Seize ans plus tard, au mois d'août 1809, ma grand-mère se maria.
La veille du mariage, parents et amis des futurs époux se trouvaient réunis à la Gaubretière, pour le dîner de contrat, dans la vieille salle à manger de la Garenne. Outre mon bisaïeul et mon grand-père, il y avait là le général de Sapinaud, le commandant Sauvageot et plusieurs de leurs anciens compagnons d'armes. Tout naturellement, chacun des convives se mit à raconter un épisode du temps de la Grande-Guerre.

Lorsque ce fut le tour de ma grand-mère, elle rappela l'aventure des pommes de Saint-Florent. "Depuis, dit-elle en terminant, j'ai bien souvent prié le bon Dieu pour le brave jeune homme qui nous avait ainsi empêchée de mourir de faim, ma soeur et moi, et j'aurais bien voulu le connaître ! Hélas ! il aura probablement trouvé la mort, comme tant d'autres, de l'autre côté de la Loire ! ..."

A ces mots, mon grand-père, dont les larmes n'avaient cessé de couler depuis le début du récit, s'écria : "Ce jeune homme, c'était moi ! ... Et je trouve aujourd'hui ma récompense ! ..."

On peut se figurer quelle fut l'émotion de ma grand-mère et de tous les convives ! ...

Bien des fois, depuis, mon grand-père et ma grand-mère ont raconté cet épisode ; jamais ils ne purent le faire sans pleurer !

H.B.
La Vendée Historique
1900

Publicité
Commentaires
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Archives
Publicité
Derniers commentaires
Publicité
Publicité