HENRI DE CATHELINEAU - 1882 - "LA VRAIE LIBERTÉ"
MES BONS AMIS,
Vous me demandez comment sortir des embarras inextricables que vous crée, je ne dirai pas le gouvernement, il n'y en a pas, mais les exigences de partis qui, comme des troupes de brigands, se sont organisés dans notre malheureux pays pour le ravager et le perdre sous le nom de sauveurs de la Patrie.
Et moi, je vous demanderai comment il se peut faire que le premier peuple du monde, le plus fier et le plus indépendant, soit tombé dans un tel état de décadence, de torpeur et d'engourdissement, qu'il ressemble à un vieillard décrépit et sans intelligence et sans force, ou plutôt à ce pauvre enfant qui n'a conscience d'aucun danger, qui ne peut que bégayer des mots incompris, et ne sait encore trop distinguer ses protecteurs de ses ennemis.
O France ! toi, ma mère, si brillante sous ton riche diadème, si féconde en héros, si prodigue en génies, que sont devenus tes nobles enfants ? où sont-ils ? Tes champs sont ravagés, tes ennemis les ont foulés ; ils en ont gardé, et tu ne parles pas ! ...
Tes yeux, étincelants de gloire, semblent éteints, et tu ne les ouvres pas pour les montrer menaçants de colère, de rage et d'une sainte jalousie à tes rivaux devenus puissants dans ta faiblesse et courant à des conquêtes que ton honneur devait arrêter et que ton sommeil autorise.
O France ! réponds-moi ; d'où vient ta léthargie ? Je t'écoute, et je t'entends, et tes plaintes sont bien amères :
"Que sont devenus mes protecteurs et mes guides, les descendants des Charlemagne, des saint Louis et des Henri IV ? Louis XVI m'a noyée dans son sang ; j'étais éteinte, et n'espérais plus revoir un Bourbon, j'allais mourir ; le Dieu de Clovis, tant adoré, la croix, ce signe de vie, d'honneur et de gloire avaient disparu ; tout semblait perdu pour moi, et pourtant des enfants dévoués voulaient me sauver, ils faisaient des prodiges ! ...
Mais, hélas ! leur sang coulait à flots, je frémissais, et pourtant je me sentais ressusciter. Pleine de crainte, je regardais timidement, lorsque je vis l'aurore percer le ciel noir. Quelle aurore ! et quel beau jour ! Comme une nouvelle fiancée, je retrouvai mon diadème et le Dieu d'Israël, qui vint me consacrer de nouveau : j'étais redevenue la femme forte ; grandie par des siècles de puissance et de gloire, je pouvais donner la paix, et mes armes, redevenues invincibles, brillaient de tout leur éclat devant mes rivaux jaloux et étonnés.
Un prince, un nouvel Henri IV, fils de mon époux et de mon Roi ! me donnait tant d'espérance et de fierté, que je me croyais immortelle.
Mais, hélas ! son sang me couvrit encore et m'atterra ! ...
Lorsque, levant les yeux au ciel, j'aperçus l'archange saint Michel, descendu pour me protéger et me consoler.
Une femme, une héroïne, mettait au monde un enfant naissant au milieu des serpents. Je criai au miracle, et je me crus sauvée.
O désespoir ! cet enfant, tout mon amour, toute ma fierté, m'est ravi ! et me voilà plus malheureuse que jamais, dévorée de douleur, gémissant sans cesse, et pourtant pleine d'espérance !
Je l'appelle toujours, ce Dieudonné, je le demande au ciel, je le veux ; je ne puis apaiser les désirs qui me dévorent, je sais qu'il est ma vie ; sans lui, je vais mourir ! ...
Et, jusqu'ici, victime de mes plaintes amères, je n'ai pas trouvé de fils assez généreux pour les écouter et les venger.
Ma voix est trop faible ! Français ! vous ne reconnaissez plus votre mère, vous n'avez plus mon sang !
Mais le ciel va me venger ! dissipateurs, vous avez détruit mes trésors de sagesse et de puissance ; mais arrêtez-vous ! ...
On veut prendre votre sang, on veut bouleverser votre famille, on veut plus encore, on veut souiller vos âmes, ravir et perdre celles de vos enfants.
Seriez-vous plus insensibles que le tigre, l'ours et le lion, qui protègent et défendent leurs petits au péril de leur vie ?
N'auriez-vous plus de raison que ces nobles animaux que pour devenir plus insouciants et plus lâches ? N'auriez-vous plus d'intelligence et plus d'amour que pour devenir plus cruels ?
Non, je vous offense ; mais excusez le coeur d'une mère irritée, écoutez la nature et le Dieu qui vous parle.
La nature ne reconnaît aucun droit contre celui des pères et mères. Dieu les défend, ces droits, et il donne à ceux qui les possèdent l'ordre, la force et l'énergie de les faire triompher.
A l'oeuvre donc, mes amis, et sans peur et sans reproche, écoutons la France, notre mère, écoutons notre Dieu, et redisons sans cesse : "Melius est mori quam foedari".
Telle est l'analyse des quelques lignes que je livre à votre appréciation. Fasse le ciel qu'elles encouragent les timorés et qu'elles mettent d'accord et réunissent les plus ardents.
CATHELINEAU
Avant-propos du livre : La vraie Liberté
1882
Henri de Cathelineau (1813-1891)
